Feux croisés sur l’artiste-producteur [1/3]

Feux croisés sur l’artiste-producteur [1/3]
Le cas du musicien-travailleur, sur la ligne de crête d’une double tutelle idéologique et matérielle
« Nous sommes sans espoir et remplis de désir ». Dante, La divine Comédie, chant IV.

Ce dossier se propose de dévoiler les déterminations structurelles, idéologiques et psychologiques qui forcent l’artiste-auteur à « aller dans la cale chercher ce qui va lui permettre de survivre : du fromage, du jambon… des choses très concrètes » (Macron, 6 mai 2020, s’adressant à la Culture). Nous le ferons par l’étude d’un cas précis : le musicien, notamment celui qui n’a pas de parcours académique et de diplôme légitimant. Comme tous les artistes-auteurs, il va chercher son pain au travers de modes de rétribution privilégiés, dont certains sont combattus et d’autres promus par l’idéologie et les usages dominants : la rente ou l’auto-entreprenariat plutôt que le salaire ou la subvention. Nous introduirons une réflexion sur le travail, l’œuvre d’art et l’importance de se pencher sur l’organisation des métiers puisqu’ils déterminent la conception qu’on se fait de l’humain : de son être social. Nous tenterons aussi de donner des orientations dessinant une perspective commune aux métiers de la Culture pour se garder des faux amis qui nous font réaliser l’inverse de ce que nous voulons, au fond, toutes et tous : devenir son propre artiste. Car pour devenir son propre artiste, il faut que chacun puisse le devenir.

Ce musicien nous le nommerons trivialement artiste auteur-interprète afin d’insister sur le fait que le musicien peut être auteur et/ou interprète. Ce qui a l’avantage de renvoyer à une réalité légale (celle de la Sacem), ayant cependant du mal à retranscrire le réel du processus de création, toujours collectif, même seul dans sa chambre. Dans un cas comme dans l’autre (auteur-interprète ou interprète), l’artiste n’en demeure pas moins travailleur de l’art. Cette dénomination est aussi employée pour affirmer le statut partagé avec d’autres types d’artistes (plasticiens, écrivains, etc.). Les points communs sont en effet nombreux et c’est pourquoi il est possible de se fédérer à l’échelle interprofessionnelle pour dépasser nos clivages.

Toutefois, nous bifurquerons toujours vers les modalités d’existence et de création propres aux musiciens (notamment en-dehors du conservatoire) au travers des cas abordés. Cela dans le but de donner des perspectives à un pan de la Culture particulièrement attaché à sa part du gâteau avarié.

Contexte du dossier

La situation du début d’année 2022 a évidemment joué à plein sur le destin de ce dossier qui devait n’être au départ qu’un simple billet d’humeur (mais les humeurs ne suffisent pas).

Pour rafraîchir notre mémoire collective mise à mal par le rythme de l’idéologie dominante : les concerts à jauge avec l’interdiction d’être debout ont débuté le 3 janvier 2022. Prévue jusqu’au 24 janvier, cette mesure a finalement couru jusqu’au 2 février pour les jauges et le 16 février pour la verticalité des corps. Ce qui a entraîné la fermeture de la plupart des salles et le report des concerts et tournées. Encore une fois, la détermination de classe a été surdéterminante. Car c’est celles et ceux qui avaient besoin d’aller au devant du public, dépourvus des grands réseaux de diffusion ou du confort d’infrastructures de répétition et d’enregistrement, pour vendre, fidéliser et éprouver leur musique, qui ont subi le plus grand préjudice. Les études, ainsi que l’expérience commanditées par la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, prouvaient pourtant que cette mesure était inopérante, voire contre-indiquée1. Les salles de concerts étaient moins un problème que les centres commerciaux.

Il y aurait donc eu volonté politique d’instrumentaliser un secteur si visible mais si faible. Nous pensons effectivement que le degré d’atomisation des consciences et des corps travaille contre les artistes auteurs-interprètes. Au lieu de nous réjouir naïvement « que le Gouvernement ait enfin entendu le besoin de visibilité nécessaire à l’organisation de concerts » (communiqué SMA – Syndicat des Musiques Actuelles du 21 janvier 2022), puisque ça ne sera jamais le cas, nous préférons analyser et comprendre comment s’est resserré le nœud gordien de la condition artistique, pour mieux le trancher.

Ce que l’œuvre d’art dit de notre être social : le travailleur et son produit

La partie ardue. Deux définitions que nous livrons synthétiquement dans ce préambule et qui soutiennent la ligne directrice de ce dossier. À savoir comprendre l’articulation entre le mode de production dans lequel l’œuvre d’art prend racine et le rapport idéologique à la création artistique par lequel l’artiste se définit.

L’artiste, un travailleur de l’art

Nous définissons l’artiste, quoi qu’il en dise par voix-e morale ou esthétique, en travailleur. Dans la grande division du travail, il a pour fonction de produire un objet spécifique : l’œuvre d’art. Seule la façon dont il se conçoit, découlant de la manière dont est socialement validée sa production, le différencie d’un autre travailleur. En vérité, il est, comme toute la classe laborieuse, soumis au régime de la propriété privée et contribue, comme tout autre prolétaire, à la production de valeur économique. Exploité, il l’est, la plus-value lui étant tout autant extorquée par la classe possédante2, celle détentrice des moyens de production et des marchandises produites. Le souci étant que son travail n’est validé que lorsqu’il valorise un capital étranger à lui : celui d’une bourgeoisie souveraine qui impose donc le cadre (les tâches, le rythme, les moyens et les finalités) et dont nous allons ancrer les visages propres au secteur culturel.

Le travailleur est constamment menacé d’anéantissement économique en cas de non validation de son activité, soumis qu’il est aux aléas du marché et à l’arbitraire de la subordination patronale.

Nous sommes le plus souvent étrangers à notre travail. Et quand ce n’est pas son contenu que nous ne maîtrisons pas, c’est sa forme qui nous échappe : ses modalités d’application. De fait, le travailleur est constamment menacé d’anéantissement économique en cas de non validation de son activité, soumis qu’il est aux aléas du marché et à l’arbitraire de la subordination patronale. Un arbitraire bien pensé qui permet à une minorité extérieure de décider de la valeur des productions, sans médiation collective, aucune. Cette situation fonde la précarité de nos conditions matérielles d’existence. Pour préciser ce processus de dépossession, il faut comprendre qu’avec la détention par la classe rentière des moyens de production et de diffusion, le travail prend un sens singulier. Il est dès lors arrimé à la valeur capitaliste qui n’intègre pas la valeur d’usage (ce qui est socialement utile) puisque, dans ce cadre, le travail n’est mobilisé que pour créer de la survaleur. Le travail capitaliste n’est qu’une simple substance créatrice de valeur pour la valeur. Cela peut se résumer simplement par « valoriser la propriété d’autrui pour que celui-ci en retire une marge de profit toujours plus conséquente aux dépens du travailleur ». L’indifférence au travailleur et à l’utilité sociale de la production est totale : la norme est celle de la rentabilité exponentielle.

Tout l’enjeu politique est donc de savoir à quelle valeur contribuer, sur quels critères, comment, pour qui et pour quoi ? Et cela pour sous-tendre une nécessité pratique et stratégique : que faire pour améliorer nos conditions ? Comment résoudre la contradiction artiste-rentier / artiste-travailleur ?

James Ensor, The skeleton painter, 1895

Ces problématiques appartiennent plus généralement au mouvement social. Celui-ci a toujours cherché à les résoudre en instituant les nouvelles formes de propriété déjà inscrites dans le cadre même qui nous tourmente. C’est un processus continu visant le progrès. Une recherche constante de subversion par l’actualisation des potentialités du présent. De là – contre la propriété privée lucrative – ont été bâties les institutions du travail (régime de la Sécurité sociale, assurance-chômage, retraites, statuts particuliers, statut de fonctionnaire, intermittence, etc.) posant en germe une représentation locale et nationale des citoyens-travailleurs : un pouvoir critique du mode de production actuel tout autant qu’un pouvoir de proposition partant de l’expérience, mise en commun, des différents secteurs.

Le rôle de ces constructions est double, même si elles ont été dévoyées par les contre-réformes successives. D’une part, sortir le travail de sa finalité de valorisation du capital pour le dédier à la valeur d’usage. Autrement dit, sortir de la logique de l’accumulation des richesses, ce règne de la quantité ne prenant pas en compte la qualité de ce qui est produit. D’autre part, que le travail soit décidé par les producteurs organisés eux-mêmes. C’est l’affirmation de la primauté du travail vivant (nous) sur le travail mort (le capital figé)3, ainsi que la redéfinition de la valeur (ce qui vaut) par un processus de délibération collective statuant sur l’utilité sociale de ce qui est produit.

Par conséquent, détachons nous de l’emprise de mots comme « activité », « vocation », « passion » ou « génie ». En naturalisant les capacités des individus et en justifiant la précarité des statuts, ils masquent les rapports sociaux au sein de la Culture en général. Ces verrous idéologiques ne profitent qu’à une poignée, généralement les surplus de classe de la bourgeoisie mondaine. Au-delà, il y a le réel de notre appartenance au monde du travail. Celui-ci se vérifie par plusieurs indices : la tendance au traitement à la tâche (les cachets, les commandes ou les prestations), l’existence d’employeurs (le diffuseur, le mécène, le marchand, le promoteur, etc.), l’héritage des tentatives pour instituer une sécurité sociale de la Culture par l’intermittence (sorte d’embryon d’un salaire détaché de l’emploi), ou encore l’affiliation des artistes-auteurs au régime général de la Sécurité sociale depuis 19754. Sans nier la spécificité de l’art – nécessitant une mobilisation d’usages particuliers, il s’agit bien d’un travail en tant qu’il y a technique, savoir-faire, corps de métiers, droits salariaux et production de valeur.

Rejoindre le principe de réalité implique donc de dépasser « la projection idéologique et esthétisante » de l’artiste-génie planant au-dessus du monde social.

Rejoindre le principe de réalité implique donc de dépasser « la projection idéologique et esthétisante » de l’artiste-génie planant au-dessus du monde social. Ce rapport hiérarchique, usurpation d’ordre symbolique et sélective (il faut une sorte de conversion morale), ne dit rien de la nature de la création artistique. Il se maintient par une gestuelle, une sémiologie, une morphologie acquise, qui fondent la morale de l’artiste (codes du langage, codes vestimentaires, rythme de vie particulier, etc.). Cette morale masque le rapport de production liant l’artiste aux techniciens, tout autant que la nature du contenu et de la forme de son œuvre. Le principe de réalité est bafoué et cette tromperie reconduite par un narcissisme de classe qui éloigne l’artiste de la compréhension des rapports de production sans laquelle il ne peut agir. Il est symboliquement réduit à s’envisager comme un mondain, malgré des conditions matérielles souvent diamétralement opposées. C’est-à-dire qu’il en est réduit à une figure qui ne jouit pas de l’objet artistique comme un producteur possédant ce qu’il a fait (par la connaissance de ce qu’il en coûte en terme d’application et d’effort nécessaire pour le produire), mais par l’usage qu’il en fait : un objet sélectif qui incarne la morale de l’artiste et que celui-ci fait fructifier par la rente. Un objet qui ne vaut que par sa capacité à marquer la distance avec l’univers du travail et de la subsistance. Qui le toise et qui s’en moque.

L’oeuvre d’art comme produit de l’Histoire

La seconde définition est celle de l’œuvre d’art : de son sens d’un point de vue anthropologique (relatif à ce qui définit l’Homme) et du contenu que lui donne l’artiste-travailleur à travers l’Histoire. Nous sommes habitués à des réflexions abstraites du type « l’art, ça sert à interroger, émouvoir, remettre en question, secouer, interpeller. ». Ou « c’est un lieu d’évasion » pour les définitions les plus évanescentes. Mais ces interprétations subjectives ne disent rien de ce que l’art reflète et synthétise en lui-même. Du fondement historique qui le fait.

Pour étayer le rapport entre la nécessaire mobilisation de la « profession des artistes » et le contenu du travail artistique, il faut observer que, dans les œuvres, de vrais problèmes sociaux s’expriment. Et nous ne parlons pas des œuvres revendiquées engagées : toute création humaine est de toute évidence engagée et rien ne peut l’extraire de son substrat, à savoir les rapports sociaux et le jeu des idéologies. Nous parlons ici de l’art « en général », c’est-à-dire des objets reconnus par la société, selon ses normes établies, comme appartenant à cette catégorie spécifique de la production humaine. Ses qualités fluctuent en fonction de l’époque, de la culture et du contexte politique dans lesquels il prend racine.

Préparant le terrain de la Commune et des grandes luttes du XXe s. Pour la reconnaissance d’un statut d’artiste en vue de son indépendance réelle (la garantie matérielle de sa libre expression), Châteaubriant affirmait, en 1831 : « Tout prend aujourd’hui la forme de l’histoire ». Sous-entendu : le beau est historique et par conséquent relatif. Il est le produit des goûts et des aspirations d’une époque, le reflet d’une époque. La fatalité des Anciens (les Grecs portés en modèle par l’Académisme royal) est balayée par cette sentence libérant le beau de sa définition restreinte. La critique de l’objectivité du jugement esthétique s’attaque à ceux qui décident et corsètent la souveraineté de l’expression artistique.

James Ensor, L’intrigue, 1890

« Le beau est toujours bizarre. C’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition et tâchez de concevoir un beau banal » (Baudelaire, Le peintre de la vie moderne). La recherche du contraste est désormais privilégiée : « le beau n’a qu’un type, la laideur mille » (V. Hugo dans sa préface à Cromwell), ce qui en fait un point de départ foisonnant pour les artistes dont l’effort va, dès le début du XIXe s, consister à exprimer les mutations et les aspirations modernes par le renouvellement des thèmes et des formes. Pour cela, dans une France post-révolutionnaire dynamique, il s’agira d’élargir les influences. Réhabiliter le merveilleux chrétien, les cultures populaires et les folklores nationaux, sera le moyen de se détacher du carcan des canons antiques (G. de Nerval et ses « Vieilles ballades » de 1842, ou « Le Génie du christianisme » en 1802 par Chateaubriand). Les sujets sont nouveaux, actuels et puisés dans l’imagination d’une créativité populaire variée dépassant les frontières.

L’autonomie du jugement du goût se donne pour perspective l’autonomie de l’individu face aux institutions qui promulguent l’illégitime.

La messe est dite, le point de non retour franchi. Ce qui se joue est la remise en cause radicale d’une conception du beau éternel et immuable, comme de la vision d’un ordre social naturel et indépassable. L’autonomie du jugement du goût se donne pour perspective l’autonomie de l’individu face aux institutions qui promulguent l’illégitime. Cette histoire-progrès, où l’individu peut exprimer son intériorité au nom de « l’indépendance de l’art et de la morale » (T. Gauthier, Mademoiselle de Maupin, préface), a été pris en charge par le sujet post-révolutionnaire. Par les arts, celui-ci s’incarne d’abord dans un romantisme contestant la normativité de tout jugement de beauté. Avec lui le beau ne peut plus être « unique et absolu » (Baudelaire, Peintre de la vie moderne). Ce mouvement ayant ébranlé, sur le terrain esthétique, le principe d’autorité représenté par l’Académie et les classiques, a véritablement importé la révolution dans les arts et les lettres5. La Commune, dans sa continuité, le fera sur le terrain institutionnel. Car, au fond, ce que le romantisme dénonce c’est la prétention d’un petit groupe, un monopole, à imposer le bon goût, et par là même à enterrer une part du réel, du vécu des contemporains. Victor Hugo dira qu’ « une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui » (Cromwell, préface). Hegel, accompagnant ce mouvement artistique tout en pointant ses limites, observera que « nous sommes arrivés ici au terme de l’art romantique, à ce point de vue moderne dont le caractère consiste en ce que la subjectivité de l’artiste se met au-dessus de l’œuvre et de son contenu » (Esthétique, Livre I). Puisque la source de la beauté ne se situe plus dans la nature et les modèles à imiter, mais en nous, l’artiste peut s’émanciper de la tutelle de l’œuvre et des institutions royales. L’œuvre ne reproduit plus le réel visible, mais donne à voir l’univers intérieur de l’être social.

Pour autant, cet avènement d’une critique subjectiviste et émancipatrice s’opposant aux critères normatifs de l’Ancien Régime, ne se fonde pas sur un « tout se vaut ». Baudelaire (« À quoi bon la critique » dans Salon de 1846) apportait une orientation nouvelle à la base du jugement esthétique que la Commune tentera de faire entrer dans le réel : « Pour être juste, c’est-à-dire avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ».

Aujourd’hui que le principe d’autonomie du sujet a été détourné par la raison instrumentale et gestionnaire du règne de la quantité, on aura beau dire « à chacun ses goût et ses couleurs » dans le relativisme le plus total6, l’esthétique est politique et a besoin du politique pour exister. Nous avons besoin du politique pour conserver l’esthétique et l’esthétique vient créer la synthèse des problématiques politiques. Malgré nous. Sans que nous en ayons forcément conscience.

James Ensor, The man & the mask, 1891

Hegel, dans son Esthétique, affirme que les problèmes de la servitude, de la liberté, de l’homme et de la femme et de la répartition des tâches, sont toujours posés dans l’œuvre d’art, par une pratique humaine (pouvant valoir pour elle-même selon la définition précédente) qui relève du sacré. En ce sens que créer une œuvre c’est s’inclure dans un processus de libération face à la nature ; c’est gagner en humanité en faisant civilisation. Concrètement, on peut se sentir proche d’un artiste se situant idéologiquement loin de nous ou de ce que nous jugeons être le mauvais bord politique. Car il est possible de se reconnaître à travers son œuvre lorsque celle-ci le dépasse, touchant à l’universel et nous permettant de nous y retrouver. Ainsi, la culture, lorsqu’elle n’est pas monopolisée par les intérêts d’une classe qui aliène à son compte le réel7, est le point partagé de la communauté politique. Ses symboles nous font comprendre la vie des autres, nous font se sentir appartenir à un monde, à un corps d’expériences, à des altérités, à une classe, à une culture. Et cette création ne peut se passer de l’outil sans lequel l’Esprit humain n’aurait pu naître. Ni l’Histoire. Les œuvres traduisent donc, par et avec l’Esprit, les rapports de force, les tensions, les contradictions qui font l’histoire humaine. Elles sont soumises, comme d’autres types de productions, aux révolutions scientifiques et technologiques. Autrement dit, elles expriment des réalités quotidiennes, des rapports de production aux rapports familiaux. Ce n’est pas pour rien que l’histoire de l’art est une porte d’entrée vers les civilisations passées : leur organisation sociale, leur rapport au sacré, à la religion ou à la nature, à la féminité ou au corps.

L’art suit une progression historique dont la loi est « la quantité fait la qualité ». À savoir qu’à force d’expérimentations et de tentatives, naissent des chefs-d’œuvre qui accompagnent des moments historiques (de la chapelle Sixtine, apothéose de la Renaissance, aux Beatles, transfigurant la bande son de la culture pop). Ce sont ces synthèses universelles. Leur esthétique exprime les vérités d’une période aux traits non reproductibles : des exceptions ou des singularités. En même temps, les œuvres dévoilent la vérité d’un processus humain tendant vers le progrès technique et politique dépendant toujours de l’action des Hommes, et sont faites de traits partagés : des invariants traversant les moments et les peuples, à l’instar de la place de la femme dans la cité. Peu importe la volonté du commanditaire ou de l’artiste : l’œuvre se sert des intentions individuelles pour déployer la liberté (comme processus d’actualisation des potentiels) qui fait le sens de l’histoire.

Les œuvres dévoilent la vérité d’un processus humain tendant vers le progrès technique et politique dépendant toujours de l’action des Hommes, et sont faites de traits partagés.

Cette base conceptuelle et historique nous permet de placer la création artistique au sein de la production humaine en général. Pour en revenir au premier point, notre raisonnement nous amène à dire que l’artiste n’est pas autonome ou en surplomb des groupes sociaux. Qu’il ne forme pas une classe à part entière, mais qu’il est bien le résultat d’un processus historique dont il est partie prenante. De là, que les conditions matérielles dans lesquelles il s’inscrit, et qui conditionnent nécessairement ses œuvres, ont de tout temps été le reflet d’un rapport de force entre marchands et artistes.

Les signes du temps

Être attentif à ces signes aux formes banales, parfois aimables, voilà le meilleur moyen de dévoiler les contradictions, les résistances et les potentialités de notre temps. Dans le flux d’information permanent qui nous submerge, il est facile de passer à côté de ce qui serait, autrement, de l’ordre de l’évidence. Il nous faut faire aujourd’hui l’effort de nouvelles mises en relation pour comprendre notre environnement social. Le geste d’espérance – celui consistant à agir sur le présent pour en libérer les figures les plus contrariées, est laborieux. Nous le sentons. Lorsque nous tentons de cheminer vers le réel, l’effort demande un prérequis : exhumer des faits voilés par l’opacité d’une réalité prétendue éternelle. Une réalité que nous acceptons au quotidien en serrant les dents parce qu’elle se présente sous la forme du « c’est ainsi ».

Le « c’est ainsi » de ce système. Cette vérité englobante à la mécanique implacable, inassignable et omniprésente, lointaine et diffuse, s’imposant en fait naturel. Aussi vrai qu’un larsen est une boucle de son amplifié à l’infini et qui s’achève, à la limite de la capacité du matériel, en sifflement strident. Possiblement des plus beaux lorsqu’il est souhaité, maîtrisé et intégré avec sens dans une œuvre. La réalité dont nous parlons est celle de la globalisation des monopoles marchands, abreuvés de capital fictif, aux effets particulièrement destructeurs sur les conditions de création et d’existence d’un pan entier de la Culture : ces artistes, auteurs et interprètes, seuls ou en bande, largement dépossédés des enjeux de leur collectivité, peu au fait de leurs droits et au statut précaire.

L’exercice est ici le suivant : s’emparer d’une de ces phrases cristallisant la conscience réfléchie d’intérêts dépassant l’individu. L’une de ces phrases trop souvent récusées sur le mode de l’indignation ou, pire, du cynisme. Et trop régulièrement perçues comme dérapages d’odieux personnages ou provocations, calculées ou non, de puissants hommes d’affaires véreux. Bref, qu’il y aurait là l’expression d’une mauvaise conscience, au sens d’une transgression morale volontaire procurant une certaine jouissance à des sadiques en surplomb.

Rappelons nous la mémorable Annonciation du patron de Spotify8, Daniel Ek, dans une interview donnée en juillet 2020 à Music Ally, vitrine médiatique de l’industrie musicale hégémonique :

« Certains artistes qui réussissaient dans le passé pourraient bien ne plus réussir dans le futur. On ne peut pas enregistrer de la musique tous les trois ou quatre ans et penser que cela va suffire ».

Cet intermédiaire, cette phrase révélatrice, est le signe le plus parlant de ce capitalisme de plate-forme. Bien qu’encore marginal dans le total des secteurs de la société, celui-ci tend à s’affirmer. Son fonctionnement corsète une scène musicale devenue largement dépendante des grands diffuseurs du numérique pour se projeter. L’injonction est là : faire offrande de sa production pour valoriser le Capital des monopoles et ainsi faire grossir leur part des profits.

La réalité dont nous parlons est celle de la globalisation des monopoles marchands, abreuvés de capital fictif, aux effets particulièrement destructeurs sur les conditions de création et d’existence d’un pan entier de la Culture.

La non-compréhension des rouages de ce business nous confine souvent à l’impuissance du constat des effets délétères, voire à la célébration, dans d’autres occasions, de la réussite voulue par de nouveaux modes de mise en valeur des œuvres. Cela passe notamment par une adhésion inconsidérée au numérique qui a pourtant pour effet de noyer le contenu dans un magma indifférencié où le nombre de vues, monétisable, conditionne le succès. Le plus souvent, notre intuition s’avère juste : il y a entourloupe, tromperie, confiscation, exploitation. On se fait voler. Et sans savoir pourquoi ni comment de telles injonctions peuvent apparaître alors même qu’elles outrepassent le sens du geste artistique (que les artistes déploient sur un socle très moral), on sort tantôt amusé, tantôt sidéré face à ce genre de ratonnade. Il faut dire que nous sommes largement acclimatés à la culture du clash permanent.

Ce patronat nouveau genre réussit à euphémiser la centralité de sa position dans l’industrie musicale. Daniel Ek est l’un des visages de la fuite en avant technologique rendue désirable par des produits culturels variés (séries, romans, success story médiatique, etc.). Il participe au chant des sirènes de l’élitisme technologique. Celui qui véhicule la promesse d’abondance (refusée à la majorité) malgré les chocs que notre civilisation capitaliste subit sous les coups d’une organisation anarchique de l’économie. Ces intermédiaires, à l’instar des distributeurs dans l’alimentaire, sont en position de force. Ils ont su se rendre indispensables aux musiciens auteurs-interprètes pour accéder au complément de revenu, et incontournables au public pour jouir d’un accès infini à un contenu en réalité prisonnier de la course effrénée à la production de valeur. Tout repose donc sur une fiction légitimant leur rôle.

James Ensor, The despair of Pierrot, 1909

Et puisque la fiction donne à penser par son pouvoir de synthèse et le recul qu’elle incite à prendre, on peut observer que le marchand du temple n’a pas de principes : il travaille contre ses concurrents, et c’est tout. Il est pourtant le premier à nous donner la leçon. Puis la fessée.

« L’homme d’affaires a bien souvent un cœur rétréci, car son imagination, enfermée dans le cercle borné de sa profession, ne peut pas se dilater jusqu’à comprendre des conceptions qui lui sont étrangères » (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller, 1795).

Les ressorts de l’impuissance

Des dizaines d’artistes ont évidemment répondu, dans une inefficacité des plus totales mais avec l’assentiment du bon sens commun. Celui qui nous place du côté de la vigilance, nous faisant vigile de l’ordre, et non de la transformation, car on ne modifie rien en changeant les mots. Donc oui : la musique, l’art en général, ne devrait pas être affaire de gros sous. [On pourrait d’ailleurs en dire autant de l’Éducation, de l’Énergie, du Logement, de l’Alimentation…]. Seulement, c’est un secteur qui rapporte. En France, la culture c’est 100 milliards (709 milliards en Europe), tandis que l’écoute en streaming a augmentée de 19 % en 2020 (85 milliards d’écoutes)9.

Si les artistes auteurs-interprètes sont des variables d’ajustement ce n’est pas parce qu’ils ne rapportent rien. C’est parce que le manque d’organisation du secteur permet d’en faire des variables. C’est-à-dire des orphelins d’une proposition commune coordonnant les travailleurs de la culture face à ce qui nous fait obstacle : la rapine d’une classe d’accumulateur. D’une certaine manière nous avons de quoi être rassurés puisque c’est le cas un peu partout. Un peu partout, seulement plus là où se trouvent les artistes qu’ailleurs. Comme le remarque Aurélien Catin10, pris entre solidarité morale (se mettre au service des autres luttes), implication individuelle détachée de sa qualité d’artiste (pour témoigner, tirer un bilan) et « artivisme » (créer des œuvres politiques en elles-mêmes, selon l’expression consacrée de Piotr Pavlenski), on en aurait oublié la militance politique. Celle qui permet d’agir sur les structures déterminant notre activité pour en revendiquer la souveraineté, à la manière des autres travailleurs. Heureusement, il semble que le plus souvent, « quand on commence à être en colère, on commence à voir tous les autres motifs d’être en colère ». Pour peu que l’on quitte la posture donnée par « l’arrogance de l’intelligence »11: la prétention d’initier les autres.

Cela s’explique. L’artiste, comme agent social isolé, doit être solvable sur le marché de l’art (dans son acceptation large, à savoir du spectacle à la galerie) pour pouvoir espérer vivre de ses productions, de la prestation à la rente. Il doit attirer l’attention auprès des structures exploitantes. Courtiser, s’adapter, au moins dans l’esthétique de « l’univers porteur », aux canons en vigueur des diffuseurs. Il doit donc savoir développer un business plan efficace pour prouver qu’il est possible de miser sur lui. Découle de ce fonctionnement la popularisation du terme d’artiste-autoentrepreneur, largement promu par les associations (leurs ateliers d’accompagnement), l’État et les boîtes de conseil (indifféremment puisque l’idéologie dominante est partout). Ou la multiplication de services dérivés comme les agences de communication, indispensables pour jouir d’un réseau vendu comme « privilégié », et pouvoir « percer » sur la toile (entendre avoir un minimum de visibilité).

Les piliers structurant la vie musicale

En musique12, il y a d’abord les réseaux permettant de se produire et qui se cristallisent autour de figures pivots dont la valeur est proportionnelle au sérieux de leur carnet d’adresse : les labels, les diffuseurs, les distributeurs, les managers, les tourneurs, les plateformes associatives soutenues par les villes et l’État.

L’artiste, comme agent social isolé, doit être solvable sur le marché de l’art (dans son acceptation large, à savoir du spectacle à la galerie) pour pouvoir espérer vivre de ses productions, de la prestation à la rente.

Ils sont porteurs de la viabilité économique et donc enjeux de pouvoir. Face à cet agencement des structures, tout le monde n’est pas égal. La loterie culturelle – à savoir la sélection par le haut des normes du marché édictées par des figures réelles : patrons et vedettes – joue à plein régime. Tri justifié idéologiquement par la mythologie non-raisonnée de la « sucess-story-rock » dont le modèle est le « vieux rockeur increvable et milliardaire qui continue, si flapi et ridé qu’il puisse être, à brailler dans son micro en contorsionnant sa vieille carcasse »13 : l’image de l’effort récompensé pour la pugnacité de l’individu, ce battant qui ne lâche rien, et la rencontre providentielle, et méritée, avec l’homme qui saura comprendre et s’investir pour le projet jusqu’au succès, encore mérité. Paradoxalement, tourner et vendre des prestations (ateliers pédagogiques, conférences, médiation, etc.) pour accumuler des cachets (un cachet équivaut à neuf heures), c’est la possibilité d’atteindre, si ce n’est le succès rémunérateur par lui-même du marché privé, le statut d’intermittent. Ce droit au salaire continué détachant le salaire de l’emploi capitaliste et subvertissant la logique du cadre imposé. L’intermittence est bien le premier possible émancipateur.

À condition de s’en emparer.

James Ensor, Entrée du Christ à Bruxelles (zoom) 1889

C’est ensuite par la propriété (le droit d’auteur) que les artistes peuvent espérer compléter leurs revenus, aujourd’hui largement captés par l’industrie de contenu (entreprises de presses, société de gestion des droits d’auteur) et les géants du numérique nous intimant l’ordre de produire plus pour valoriser leur capital. Ces mêmes acteurs qui ont tant à cœur de défendre le droit d’auteur au parlement. Ils travestissent en fait leur croisade mercantile en croisade humaniste. La défense acharnée de la propriété privée est avant tout le meilleur moyen de consolider leurs marges de profit. Ces ensorceleurs, marchands et réactionnaires-démocrates14. On peut donc considérer qu’enferrer le musicien auteur-interprète, et plus largement l’artiste-auteur, dans la posture fantasmée du rentier15, est une impasse si l’objectif est de garantir les conditions de vie de la profession, entendus comme conditions indispensables à la garantie d’existence de chacun.

Enfin, pour entretenir la dynamique de création et compléter le premier moyen de revenu cité, à savoir les réseaux pour se produire et engranger les cachets, il y a le système bicéphale bourse-subvention. D’un côté, la bourse au mérite passant, par exemple, par des tremplins (concours de type The Voice issus d’un partenariat public-privé). De l’autre, la subvention sur projet qui a fait la gloire du cinéma français et qui fonctionne grâce à la part du salaire socialisé (mis en commun) : les cotisations sociales fondant les institutions sociales, y compris l’intermittence. La subvention est donc le deuxième possible émancipateur à dégager des griffes de la bourgeoisie affairiste (Cf. Présidentielles 2022 : tout sera mini dans notre vie).

Refonder un imaginaire conscient de lui-même

Mais cette manne est actuellement sous le joug d’un État acquis depuis quarante-ans ans aux intérêts de la violence des monopoles, de la finance, du libre échange. Autant dire que le système de promotion porté par la subvention est le plus faible et le plus vite amputé de ses fonds en cas de crise. Or, notre monde, structuré autour de la nécessité d’accumuler toujours plus, est en crise. Crise des profits et crise de circulation donnant une crise plus générale : la crise de la cité, soit de la communauté humaine qui fait de l’Homme un animal politique défini par sa culture (un ensemble de coutumes héritées et prolongées). Nous sommes donc désormais face à une crise planétaire de la culture dont le danger se situe dans une coupure de plus en plus radicale entre vie intellectuelle et vie sensible, entre le sujet et la science. Cette crise de la modernité, liée à une perte de repères et de sens, les Romantiques l’avaient déjà identifiée. Mais fort de leur volonté d’action héritée de la Révolution et de leurs préoccupations tournées vers la transformation du sujet, ils ont su résister un temps au fatalisme de la conscience malheureuse16. Celle qui fuit, dans le pur songe, le désenchantement du monde industriel naissant et de sa contradiction fondamentale : un progrès scientifico-technique réel qui charrie en même temps exploitation et uniformisation de la production humaine menaçant d’anéantir culture et nature17. Pour le poète allemand Hölderlin (1770-1843) « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve ».

Ils ont ainsi redéfini la mission du poète et de l’art : prendre acte de cette crise pour faire qu’elle accouche du meilleur et d’une humanité réconciliée. Dès lors, le ressort de la tragédie ne peut plus être la passion ou le caractère mais « l’action de la société sur les passions ou les caractères » (Benjamin Constant dans Mélanges de politique et de littérature). Ou encore « le caractère du drame est le réel » (V. Hugo dans sa préface à Cromwell). Nous pourrions, nous aussi, faire œuvre de ce qui reste et refonder ce qui demeure à partir des piliers identifiés. Ce qui veut dire se réapproprier notre héritage historique (à la manière des Romantiques cherchant à actualiser les thèmes par les cultures populaires) pour ressourcer un imaginaire prenant en compte notre passé et qui nous permette de restaurer un ordre symbolique nous détachant du régime passionnel du marché.

Nous pourrions faire nôtre le cœur du programme Romantique et l’actualiser : « Transformer ce qui n’est historiquement qu’une tendance en une intention consciente d’elle-même », écrivait le linguiste et traducteur Antoine Berman (1942-1991). Au-delà du jugement esthétique, car il n’est pas question de reproduire une esthétique (on l’aura compris, nous récusons l’art de l’imitation, du pastiche)18, ces grands principes peuvent nous être utiles dans la perspective de libérer tous les aspects de l’art.

James Ensor, Le rire de la tête de mort, 1897

À l’inverse de la conception classique des beaux-arts excluant l’artisanat, ou de ce que l’on connaît aujourd’hui avec l’indifférenciation entre art et divertissement, la valeur de l’œuvre19 pourrait ne pas être l’enjeu. Ce qui pourrait compter c’est le faire-œuvre, le fait de concevoir et de fabriquer, en intégrant tout ce qui détient une dimension esthétique dans la définition de l’art et de son produit. La distinction entre arts libéraux et artisanat serait ainsi rompue et, avec, la division bourgeoise du travail manuel et intellectuel entamée ; cette division arbitraire du sensible et du réflexif reposant sur la division de la tête qui conçoit l’objet à produire et des mains qui le réalisent. Les artistes entreraient dans le monde du travail et les artisans dans celui de l’art, unissant toute cette variété d’approches par leur seule pratique. Un faire ensemble se dessinerait pour renouer avec l’œuvre contre l’uniformité croissante des produits culturels20.

Ce qui pourrait compter c’est le faire-œuvre, le fait de concevoir et de fabriquer, en intégrant tout ce qui détient une dimension esthétique dans la définition de l’art et de son produit.

Cela a déjà été expérimenté par la Commune qui a permis d’instituer une nouvelle définition de l’art par l’action politique : « La réunion du 13 avril 1871 va tacitement clarifier cette indécision : sont qualifiés pour entrer dans la fédération des artistes les peintres, les sculpteurs etc., mais aussi les ornementistes ou les artistes industriels. La distinction entre arts libéraux et artisanat devient plus floue, même si l’on ne trouve pas de propos explicites à ce sujet dans le texte. Il semble pourtant que ce soit la direction qu’ait prise la Fédération des artistes car elle écrit que sont considérés comme artistes « les citoyens et citoyennes qui justifient la qualité d’artiste, soit par la notoriété de leurs travaux, soit par une carte d’exposant, soit par une attestation écrite de deux parrains artistes » »21.

Ceci pour illustrer le fait que la définition de l’art et de son produit dépend des actions du citoyen organisé et de sa vision du monde social.

Faut-il laisser l’art être investi par le monde social pour mieux le capter et aiguiser les sensibilités, développer la conscience du réel, ou faut-il en faire une pratique corporatiste et individuelle, isolée et contemplative, aux codes sélectifs ? Les deux options configurent évidemment deux ordres sociaux différents.

Alors, que faire de ces possibles ?

Alaoui O.

  • 1 Entre autres : https://www.radiofrance.fr/franceinter/concert-test-d-indochine-a-paris-il-n-y-a-pas-eu-de-sur-risque-d-infection-d-apres-l-etude-scientifique-9245866
  • 2 Par exemple, quand il faut au capitaliste « acheter 1000e de matières premières, 5000e d’outils et payer 2000e de salaires pour produire une voiture qui sera vendue 10.000e, il empoche une plus-value de 2000e » (cf. Antoine Vatan, la situation de la classe laborieuse en France, 2022, p. 10). La plus-value est donc la partie non rémunérée par le capitaliste au salarié. C’est la base de son profit qui fait l’accumulation du capital. Notre salaire, lui, correspond à ce qu’il faut pour reproduire sa force de travail, y compris symboliquement dans la société de consommation.
  • 3 Le travail vivant c’est l’ensemble des producteurs, à savoir la force de travail produisant et générant une survaleur que l’on peut soit privatiser soit socialiser (les cotisations sont le moyen de socialiser la valeur en France). La travail mort c’est l’investissement dans les matières premières et les machines ne pouvant s’animer que par les mains du travail vivant. Elles produisent toujours plus de richesses (en quantité) mais on ne peut pas en retirer une survaleur, leur coût d’entretien et de revient étant fixe. Le recours à la machine, dans ce système de valeur capitaliste, enferme la production dans une course sans limite pour l’augmentation des richesses, jusqu’à la surproduction : ce moment où on ne peut plus écouler les stocks car les circuits sont saturés. Ce qui pousse à licencier, à détruire le travail vivant et donc à aggraver la crise.
  • 4 Loi qui harmonise le dispositif de 1956 et 1964 et confère les mêmes droits que les salariés. Ce qui confirme leur production de valeur économique. Une partie des revenus des artistes-auteurs est ancrée dans le champ du salaire.
  • 5 Se référer à la bataille d’Hernani (1830) cristallisant l’affrontement entre une jeunesse intellectuelle prenant enfin en charge les idéaux de la Révolution et une génération conservatrice en matière d’art et de politique. Si cette nouvelle génération exaltait d’abord la primauté royale, un glissement s’est opéré entre 1825 et 1830 environ lorsque les artistes subissent les affres de la censure et de la répression de Charles X.
  • 6 D’un certain point de vue, on peut dire que le romantisme portait en lui ce relativisme. Du moins, un certain romantisme ayant perdu sa volonté transformatrice (tendance lourde en Angleterre et en Allemagne) a pu instituer le rêve comme échappatoire au réel de l’enfer industriel ou du travail des enfants. Cf. Dickens ou Zola.
  • 7 La mainmise bourgeoise sur les productions culturelles, médiatiques, intellectuelles est criante : regardons l’état du cinéma français monopolisé par des réalisateurs et des acteurs issus des rangs de la bourgeoisie. Des clans bourgeois, et majoritairement parisiens puisque Paris concentre les pouvoirs. Ce qui domine, ce sont les comédies mettant en scène des bourgeois, des problèmes bourgeois, une esthétique bourgeoise, avec une dose d’humanité idéologique. Il y a une addition de minorités (mais toutes ces minorités ne font-elles pas une majorité exploitée ?) parce qu’on aime collectionner les objets : des femmes, des noirs, des asiatiques, des ploucs, des homosexuels, des trans, et des banlieues en toile de fond ; de gentils flics, de bons patrons, idiots mais pas méchants, des histoires d’amour de privilégiés (quand on est riche on a aussi des problèmes). Autant de signes interchangeables, de profils substituables (après la crise on préférera les professions du social pour flatter), de catégories qui se valent et se neutralisent pour mieux désarmer la critique. Et rien n’est grave, et rien d’autre n’est dit que la volonté de pacifier pour que rien ne change. Avec l’argent du contribuable évidemment, et pour des films même pas rentables. Voir : https://www.frustrationmagazine.fr/cinema-bourgeois/
  • 8 Rappelons aussi que Spotify c’est 48 milliards de capitalisation sur les marchés boursiers et 8 milliards de chiffre d’affaires en 2020, pour 345 millions d’utilisateurs réguliers et 155 millions d’abonnés payants. Un véritable empire.
  • 9 Petite percée dans l’industrie par ici : https://www.franceculture.fr/musique/en-souffrance-lindustrie-musicale-francaise-sadapte-a-la-crise-sanitaire#:~:text=La%20situation%20financi%C3%A8re%20globale%20de,soit%2019%25%20de%20plus%20qu
  • 10 Aurélien Catin, Notre Condition, essai sur le salaire au travail artistique, Riot Edition, 2020, introduction.
  • 11 Bernard Friot et Frédéric Lordon, En travail. Conversations sur le communisme, La Dispute, 2021, p. 226.
  • 12 Nous parlons ici de ce qui se passe hors cadre académique des conservatoires, bien que les milieux soient perméables.
  • 13 Alain Badiou, « L’emblème de la démocratie », dans Démocratie, dans quel état ?, 2009, p. 21.
  • 14 « Ensorceleurs, ces marchands […] qui se battent héroïquement loin du front dans des tranchées tranquilles et puis disent nous quand ils parlent des vrais soldats », 13 octobre 1917, Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, 2012 (réédition), p. 92), n’ont de cesse de légitimer politiquement leur droit à posséder et à accumuler(Cette bataille pour le droit de la propriété intellectuelle fait écho au renforcement de la tendance des droits de succession : « la fortune héritée représente 60 % du patrimoine en France, contre 30 % dans les années 1970 ». Donnée extraite d’une note du Conseil d’analysant économique, entité conseillant le gouvernement, et qui s’inquiète d’un retour à la société d’héritier dominant le XIXe s. Les échos, Impôts : la réforme des droits de succession revient dans le débat, 21 décembre 2021 : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/impots-la-reforme-des-droits-de-succession-revient-dans-le-debat-1374043
  • 15 Il s’agit d’une illusion parce qu’en réalité 10 % des plus riches possèdent 50 % du patrimoine (c’est-à-dire immobilier et mobilier, soit ce qu’il y a sur les comptes) et les 1 % détiennent 25% d’un patrimoine qui ne cesse de grandir et de se concentrer : Thomas Porcher, Les délaissés. Comment transformer un bloc divisé en force majoritaire, 2020
  • 16 La Restauration de Juillet 1830 suite à la révolte populaire est une désillusion. Charles X, à la politique répressive, est remplacé par Louis-Philippe Ier, plus libéral. Balzac dans La Peau de Chagrin (1831) dira du nouveau régime : « Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie […] ».
  • 17 Formulée par Hegel, la conscience malheureuse, qui a valu tant de suicides dans la jeunesse du début du XIXe s., est celle qui fuit la souffrance de l’exploitation. Qui enterre l’homme d’action au profit de l’amoureux gémissant. Elle fait s’évader le sujet dans la métaphysique, l’esthétique, le poétique, la retraite de la nature ou le tragique de l’existence. Ce réflexe de repli purement existentialiste enclos l’individu dans une solitude le privant de tout idéal à partir duquel projeter son moi. C’est l’escapisme présent à chaque époque de transition voyant le déclin d’un ordre. Marie-Antoinette faisant construire sa ferme à Versailles à la fin de l’Ancien Régime, en est la figure archétypale. Pour guérir cette conscience malheureuse, il s’agit de se réconcilier avec le monde moderne tel qu’il est : le comprendre pour agir dessus. Car il faut partir des contradictions pour faire bouger les lignes. Et ce n’est pas en fuyant le problème qu’on le résout.
  • 18 « Le romantisme est la forme momentanée que revêt le beau dans la première moitié du XIXe s. » (Baudelaire dans Le salon de 1846)
  • 19 Quelle que soit la valeur d’échange, donc marchande, ou d’usage, à savoir socialement utile.
  • 20 Voir aussi l’article Un théâtre à transformer ?, par Margault W.
  • 21 Baptiste Laheurte, « La Commune et la révolte des artistes », Le vent se lève, 02 avril 2021. https://lvsl.fr/la-commune-et-la-revolte-des-artistes/?fbclid=IwAR0q5cMYVDwZj7c_eiCmF-eIAj09hIpkLXVCN9KYyLbBWlsEdk8_JkVwgNw

Un théâtre à transformer ?

Un théâtre à transformer ?

Je sors tout juste d’école nationale de théâtre. J’étudie depuis cinq ans les métiers de la régie dans le spectacle vivant. C’est en intégrant ces institutions que sont apparus en moi certains questionnements sur leur fonctionnement. Mon but est de témoigner de ce système et de tenter d’y apporter mon expérience.

Origines

Pour contextualiser mon propos, il me semble important d’expliquer d’où je viens. Élevée par une mère seule dans une petite ville, je n’ai pas eu l’habitude d’aller au théâtre, lieu particulièrement difficile d’accès dans ma ville natale. J’ai découvert les métiers de la régie du spectacle en faisant de la musique et j’ai su très jeune que c’était ce vers quoi je voulais m’orienter. Une fois au lycée, il fut très difficile de savoir quelle école choisir pour mes études car peu de personnes étaient au fait des formations existantes ou non dans ce milieu. J’atterris presque par hasard en DMA (Diplôme des Métiers d’Art) régie du spectacle. C’est donc à dix-huit ans que je vois mes premières pièces de théâtre. De nouvelles perspectives s’offrent à moi : j’aime de plus en plus ce nouveau monde. À l’issue de cette première formation, je souhaite poursuivre mes études et découvre l’existence d’une école nationale formant des régisseur.es.

Je passe le concours de l’école du Théâtre National de Strasbourg en section régie-création. C’est une école pluridisciplinaire comprenant quatre autres sections : Mise en scène, Jeu, Dramaturgie, Scénographie-Costumes. Une année remplie de différentes épreuves pour enfin obtenir le ticket d’entrée dans cette école prestigieuse. Je me sens incroyablement reconnaissante, légitimée et j’entame trois ans de scolarité. Au début, j’étais semblable à un enfant émerveillé par le monde qu’il découvre. Je rencontrais de nouvelles personnes, j’entrais dans de nouveaux cercles, j’étais entourée de personnalités fortes avec des convictions politiques, artistiques et j’avouerais que j’étais très impressionnée. J’avais le sentiment d’enfin appartenir à un groupe. Je travaillais comme une forcenée pour légitimer ma place, pour celles et ceux qui n’avaient pas eu la chance d’arriver ici. J’étais l’exemple type de la bonne élève : obéissante, travailleuse, perfectionniste et enthousiaste.

J’ai mis deux ans à remettre en question ce que je vivais, après une grosse dépression notamment liée à un surmenage. La jeune femme enthousiaste avait disparue. J’étais épuisée physiquement et mentalement. J’avais la sensation de passer ma vie à travailler, dans un milieu très individualiste, sans reconnaissance et dans la souffrance. Je pensais que questionner ces fonctionnements aurait pour effet d’améliorer la situation. Cela n’a pas été le cas. Je me suis sentie plus isolée et les comportements n’ont pas changé pour autant. Les élèves de ma promotion ne comprenaient pas mes questionnements et mes professeurs m’expliquaient qu’il n’y avait rien d’anormal. J’étais donc révoltée.

Pourquoi devrait-on sacrifier sa santé au travail ? Pourquoi des comportements irrespectueux voire violents étaient justifiés ?

Un entre-soi qui neutralise

Rappelons peut-être que l’emploi dans le spectacle vivant se base essentiellement sur deux types de contrat : le contrat à durée indéterminée (CDI) et le contrat à durée déterminée d’usage (Cddu). Le premier représente le personnel permanent. Le second correspond aux travailleur.euses embauché.es par différents employeurs. Les théâtres ont souvent besoin de personnel supplémentaire sur de courtes périodes et ce type de contrat permet d’adapter l’emploi à l’activité de l’entreprise. Les travailleur.euses sont alors soumis à un régime d’assurance chômage spécifique à la discontinuité de leur activité, appelé régime d’intermittence. Pour bénéficier de ce régime, les salarié.e.s doivent justifier auprès de Pôle Emploi de 507h1 travaillées sur une période d’un an. Chaque mois il faut déclarer ses contrats pour obtenir une allocation chômage calculée en fonction du taux horaire de l’année précédente et compensant les jours non travaillés. Ce régime est adapté à la réalité professionnelle puisque les périodes d’activité ne sont pas égales sur l’année. Cela évite donc les écarts de salaire entre les mois de forte et faible activité. Pour simplifier, je parlerai donc des travailleur.euses en Cddu en utilisant le terme « intermittent.es ».

Saison Sèche – Mise en scène par Phia Ménard

Suite à mon expérience, j’ai compris plusieurs choses. Globalement, dans les métiers artistiques, la frontière entre la vie privée et professionnelle est très poreuse. On parle de « maison », de « troupe », de « famille » ; tout le monde est ensemble, tout se sait. Le fonctionnement de l’emploi se base sur le réseau, le bouche à oreille. C’est un monde très petit où il est important de connaître les bonnes personnes et d’être bien vu.e. Les intermittent.es ont une certaine liberté puisqu’ils et elles ont différents employeurs mais doivent également s’assurer d’intégrer ce réseau afin de faire leurs heures annuelles. De fait, ils et elles sont constamment en recherche d’emploi et n’ont pas la sécurité d’un CDI. Ce fonctionnement familial peut devenir problématique puisqu’il suscite des rapports de pouvoir et donc de potentiels abus. Des conflits existent forcément mais il est parfois préférable de se taire, de faire bonne figure pour éviter de se griller dans le milieu.

Travail versus « Métier passion »

Dans ce microcosme, l’art n’est pas considéré comme faisant partie du monde du travail : Il est en dehors. Il existe en effet toute une mythologie qui gravite autour d’une injonction à « vivre pour son art » et qui recouvre la nécessité de « vivre de son art ». Les travailleur.euses de ce secteur doivent absolument tout lui consacrer et tout lui sacrifier. « Le métier passion » est de fait une expression souvent employée pour justifier le travail dans la souffrance, la précarité, un volume horaire bien supérieur au code du travail, l’épuisement des équipes, l’empiétement de la vie professionnelle sur la vie privée… Cette image de la supériorité du travail artistique sur le reste du champ social renforce la hiérarchie opposant d’un côté les metteur.euses-en-scène, les productions*2 et de l’autre les équipes de jeu et techniques.

Dans ce microcosme, l’art n’est pas considéré comme faisant partie du monde du travail : Il est en dehors. Il existe en effet toute une mythologie qui gravite autour d’une injonction à « vivre pour son art » et qui recouvre la nécessité de « vivre de son art ».

Nous sommes habitué.es à travailler pour un projet, dans des conditions financières et temporelles plus ou moins confortables. L’enjeu se situe au-dessus du simple travail : on crée, on expérimente, ce qui est perçu comme une question « de vie ou de mort » pour certain.es. Et c’est précisément sur cet enjeu que les abus prospèrent. Les rapports violents et de domination sont devenus norme. Le théâtre se veut être un milieu ouvert, critique sur le monde mais reste en réalité recroquevillé sur lui-même et ses traditions : « Ça s’est toujours passé comme ça », « C’est un métier-passion », « C’est normal », « Oui mais je ne peux rien dire, parce que cela me met dans une position délicate », « On ne peut pas interrompre le geste artistique… », « Son comportement n’est pas respectueux, mais bon, il fait de bons spectacles », « Si cela ne te convient pas, change de métier ». Il faut faire preuve de résignation et endurer, et plus on endure, plus on est validé, plus on mérite sa place.

Une hiérarchie dans la valeur du travail

Il me semble important de souligner qu’il existe également une distinction entre les équipes dites artistiques – regroupant la mise-en-scène, la dramaturgie et le jeu – et les équipes dites techniques. En effet, dans l’inconscient collectif, les équipes techniques sont au service du spectacle et donc moins valorisées. Leur travail est souvent invisible pour le public et pour les autres membres de l’équipe. Elles travaillent généralement le matin pour la préparation des répétitions, lors de ces dernières, elles sont généralement en dehors du plateau, travaillant dans l’ombre et en fin de journée, ce sont elles qui partent en dernier pour ranger. Les horaires sont très épars3, leur travail peu reconnu et il devient alors presque normal de moins bien les considérer. Par exemple, on met souvent en valeur le travail d’un.e metteur.euse en scène ou des comédien.es, mais rarement celui des technicien.es. Pourtant, si ce travail n’est pas directement visible, il n’en demeure pas moins essentiel et sa reconnaissance indispensable. Ainsi, il est assez rare que les équipes techniques soient saluées à la fin d’un spectacle. On entend aussi souvent que le salut « c’est le moment des artistes », ce qui sous-entend que lorsque le travail est relié à un geste technique, il n’est pas artistique. Pourtant un.e régisseur.euse crée du son, de la lumière, de la vidéo, du mouvement. Un.e scénographe, de l’espace, de la matière. Un.e costumier.e, des costumes. Sans elles et eux, il n’y a pas de spectacle. L’artisanat serait-il donc subordonné à l’art4 ? Cette distinction pose problème dans le travail, que ce soit en termes de reconnaissance professionnelle ou de tensions dans l’équipe créées suite à la méconnaissance de nos métiers.

Das Neue Leben (Unplugged – Christopher Rüping)
Une exploitation étudiante

J’aimerais citer Nadège Cathelineau5, qui fait un bel état des lieux du fonctionnement des écoles de théâtre :

« Le symptôme #MeTooThéâtre vient mettre le doigt sur les mécanismes de violences plus ou moins explicites au sein de nos professions, depuis la formation jusqu’à la pratique de nos métiers, {…} sur les liens de subordination et de domination qui structurent nos relations interprofessionnelles. {…} Aux ancien.nes bénéficiant du privilège de la notoriété, on donne le super-pouvoir de choisir les nouveaux.elles qui auront le droit de devenir artistes. Aux jeunes, tremblant sur l’échafaud de la réussite attendant le couperet de la validation de leurs talents par leurs pairs, on leur fait troquer la passion avec l’obéissance, on se joue de leur ignorance et de leur vulnérabilité pour leur faire accepter l’inacceptable. On apprend à faire du théâtre dans la souffrance, dans la concurrence, le surmenage et l’abnégation. Les méthodes pédagogiques perpétuées reposent sur des tendances sadiques et masochistes avec un culte et une adoration pour l’endurance à la souffrance et à l’humiliation. (Évidemment et heureusement, il demeure des femmes et des hommes pédagogues ainsi que des écoles supérieures qui s’échinent à inventer l’autrement.) On dirait que, de tradition et d’héritage, la résistance à la violence valide ou invalide l’artiste. Et à la fin on devient quoi, des pierres ? ».

Les jeunes travailleur.euses sont une main d’œuvre corvéable, soumise aux mêmes contraintes économiques que les autres travailleur.euses. Il est fréquent qu’ils et elles doivent cumuler des emplois pour financer études et dépenses primaires.

Comme dans toutes les formations professionnalisantes, stages, écoles, universités, les étudiant.es travaillent énormément, sans compter leurs heures. On ne les rémunère pas puisqu’ils et elles sont là pour apprendre et que les études sont considérées comme un “temps d’avant le travail”. Cependant, lorsque les étudiant.es fournissent un travail de production, ici de spectacles, et travaillent en moyenne 70h par semaine, peut-on considérer qu’il s’agit d’un mode de fonctionnement légitime ? Les jeunes travailleur.euses sont une main d’œuvre corvéable, soumise aux mêmes contraintes économiques que les autres travailleur.euses. Il est fréquent qu’ils et elles doivent cumuler des emplois pour financer études et dépenses primaires. Les écoles sont d’ailleurs souvent opposées à cela. Mépris envers les autres emplois ? Méconnaissance de la réalité économique des étudiant.es ? Volonté d’avoir des élèves à disposition ?

Les risques pour la santé découlant de cette situation sont évidemment importants – dépression, accidents dus à la fatigue physique et mentale – mais aucune législation ou convention collective ne semble exister dans le cadre des écoles. De manière très concrète, le travail sur un plateau est potentiellement dangereux. Il y a souvent beaucoup de monde, on manipule des charges importantes, on se déplace dans le noir, trouve tout un tas d’obstacles, travaille en hauteur. Bien évidemment, il y a prévention des risques et tout est mis en œuvre pour que le travail soit réalisé en sécurité. Toutefois, avec la fatigue, notre vigilance faiblit et c’est là que des accidents se produisent.

Saison Sèche – Mise en scène par Phia Ménard

Il ne faut pas négliger le fait que ce que l’on apprend lors de notre formation nous sert de modèle. Si j’apprends à travailler jusqu’à épuisement, dans des conditions de travail rudes, avec des rapports de subordination illégitimes, je finis par considérer cela comme une norme puisque je le vis dans ma chair au quotidien. La plupart des futurs travailleur.euses ne remettront donc pas en cause leur environnement de travail puisqu’ils ont intégré des réflexes serviles au cours de leur formation.

À titre d’exemple, lors des répétitions, les temps de pause ne sont pas définis. Ils dépendent du bon vouloir des metteur.euse.s en scène. Il arrive fréquemment qu’il n’y ait pas de pauses du tout ou qu’elles soient très brèves car cela interrompt le travail. Certain.es de mes intervenant.es jouaient même sur un sentiment de culpabilité : « Vous voulez prendre une pause ? Non pas besoin, je n’ai pas envie de fumer et on est en plein milieu d’une scène. » Ce fonctionnement est devenu tellement courant que même les élèves ne demandent plus et ne voient pas l’intérêt des pauses : ils sont habitués à travailler sans. Les rares qui se tenteraient à cette demande seront alors perçus comme des fainéants refusant le travail. Or, dans n’importe quelle entreprise les pauses syndicales sont obligatoires. Elles permettent de souffler, de rencontrer les autres salarié.es et ces moments sont primordiaux. De plus, contrairement à l’imaginaire dominant des théâtreux.ses, nous ne sommes pas plus productifs lorsque l’on travaille sans arrêt. Bien au contraire.

J’apprenais plus à accepter les rouages de la machine sans broncher. Si je ne l’acceptais pas, je me retrouvais exclue du cercle, intimidée à l’idée d’être grillée dans un réseau de connivence.

Je me suis alors rendu compte que l’école ne servait pas seulement au développement des compétences et à la transmission d’un savoir-faire, mais bien à l’intégration dans un système de codes. J’apprenais plus à accepter les rouages de la machine sans broncher. Si je ne l’acceptais pas, je me retrouvais exclue du cercle, intimidée à l’idée d’être grillée dans un réseau de connivence. Comment faire front lorsque l’on est seul.e ? Quand l’omerta vaut mieux, de crainte de perdre la promesse d’une place et des privilèges ?

Un diplôme écran de fumée ?

En fin de scolarité, on obtient un diplôme et on bénéficie du Jeune Théâtre National6. Le JTN est un organisme qui soutient les élèves sortant des écoles du TNS et du CNSAD pendant trois ans. Il rembourse aux producteurs le salaire et les charges sociales durant trois mois, sous réserve que ces artistes soient engagé.es au salaire fixé par le Conseil d’Administration du JTN. Ce système favorise l’insertion professionnelle pour les sortant.es qui sont plus susceptibles d’être engagé.es. Bien qu’ayant des résultats positifs pour celles et ceux qui en bénéficient, on peut questionner l’accès à ce dispositif. Chaque année, ce sont pour le CNSAD, trente comédien.es et pour le TNS, deux metteur.euses-en-scène, deux dramaturges, quatre scénographes-costumier.es, six régisseur.euses et treize comédien.es qui profitent de ce système. Il existe pourtant un nombre considérable d’écoles et de formations qui n’ont pas cet avantage. On pourrait rétorquer que chacune dispose d’aides à l’insertion, mais face à un tel déséquilibre on peut difficilement nier l’inégalité de l’accès à l’emploi. Encore une fois, une poignée d’élu.es accède au privilège de la validation d’une appartenance et d’une légitimité à pouvoir évoluer dans le monde professionnel tant convoité. Cela signifierait-il que ces formations valent mieux que les autres ?

Saison Sèche – Mise en scène par Phia Ménard

Si l’on ajoute à cela les travailleur.euses n’ayant pas suivi de formation, le fossé ne cesse de se creuser. L’intermittent.e ayant « appris sur le tas » bénéficie d’une expérience concrète du métier. Pourtant, l’intermittent.e en question aura plus de difficultés à créer son réseau, mettra plus de temps dans son évolution professionnelle – parfois plafonnée –, aura moins de légitimité pour des postes à responsabilités. En comparaison, un.e élève sortant d’école aura eu accès au réseau et à la renommée de son établissement, lui permettant d’accéder à des postes plus avantageux en début de carrière.

Certain.es collègues m’expliquent que l’École sert à l’obtention d’un diplôme et donc à la validation des acquis. Mais comment le savoir puisque je n’ai jamais été évaluée en trois ans d’études ? L’École a plutôt pour fonction d’opérer un tri sélectif via des concours afin de légitimer la reproduction d’une élite considérée comme sachante, conditionnée selon un modèle bien précis, avantagée par rapport aux autres étant issue d’une institution au pouvoir symbolique puissant et faisant force de loi. Je me rends compte que si le diplôme servait réellement à attester de mes capacités, il serait à minima basé sur un système de validation des acquis et non sur la renommée d’un établissement qui fait l’inégalité territoriale d’accès au salaire et à la reconnaissance, en plus de renforcer la concurrence entre individus et écoles.

Alors on est foutu.es ?

Je me rends compte que si le diplôme servait réellement à attester de mes capacités, il serait à minima basé sur un système de validation des acquis et non sur la renommée d’un établissement qui fait l’inégalité territoriale d’accès au salaire et à la reconnaissance

À titre personnel, je ne cautionne pas ces fonctionnements. J’ai mis du temps à les conscientiser et je dois admettre que j’ai à plusieurs reprises souhaité tout arrêter. Cependant, il est important de noter que les grandes écoles et les théâtres nationaux ne représentent pas la totalité du spectacle vivant (et heureusement !). Ils reflètent seulement un système dépassé qui aurait bien besoin d’une sérieuse reprise en main par les intéressé.e.s. Il existe des théâtres, des compagnies, des structures qui tentent de réinventer les codes. Il est possible de travailler dans des espaces bienveillants, respectant nos droits, permettant de bien faire notre travail et de livrer de bons spectacles. Il est normal de tendre vers ces changements.

La différence générationnelle ne doit plus être une excuse à l’exploitation et à la domination dans notre travail. Il est nécessaire d’ouvrir la voie, de dénoncer les abus et les inégalités structurelles. Il faut s’ouvrir au monde, quitter l’entre-soi : le théâtre ne doit plus être réservé uniquement aux classes les plus favorisées. Il est temps d’innover, de protéger les étudiant.es et travailleur.euses, de penser l’art autrement, c’est-à-dire de manière plus inclusive et collective. C’est en s’unissant et en arrêtant de se taire par carriérisme que nous ferons le poids pour transformer l’état actuel de notre petit monde.

Margault W.

Notes de l’autrice

  • 1 Pour les technicien.nes.
  • 2 La production est l’activité qui permet de créer un spectacle à partir d’un projet artistique, en réunissant les conditions artistiques, humaines, techniques et financières adéquates. Cette phase de production comprend toutes les étapes de création jusqu’à la première représentation en public.
  • 3 Dans le cadre des projets d’école que j’ai pu réaliser, je travaillais généralement de 9h à 12h lors du service technique. La pause déjeuner était souvent piétinée pour finir les chantiers (trop nombreux) du matin et préparer le plateau à l’arrivée des comédien.nes à 14h. Les répétitions se terminaient aux alentours de 23h. Du lundi au vendredi en ajoutant des répétitions le samedi de 14h à 20h et cela pendant plusieurs semaines. À noter que les projets s’enchaînent et que l’on travaille parfois sur plusieurs en même temps.
  • 4 Voir aussi le dossier à venir : “Feux croisés sur l’artiste”, par Alaoui O. (à paraître)
  • 5 #MeTooThéâtre, éditions Libertalia
  • 6 https://www.jeune-theatre-national.com/le-jtn