L’injustice sociale nuit gravement à la santé

L’injustice sociale nuit gravement à la santé

Ou un autre soin est possible

« [Cet homme révolté,] c’est un déséquilibré pour les normopathes puisque, pour être aussi sensible à l’injustice, à l’inégalité, à la non-fraternité, à l’abus de pouvoir, il est état-limite, c’est-à-dire un peu plus que névrosé. »[1]
- Jacques Lesage de La Haye

Nous avons peine à envisager le care dans le système actuel, nous avons même besoin d’avoir un mot anglophone, comme si le soin ne suffisait plus, ou bien seulement pour soi. Qu’en est-il du collectif ? Considérer un prendre soin éloigné de l’individualisme prôné par le capitalisme a des effets concrets sur les institutions qui s’emparent de la question de la santé, du social. En explorant en surface un cheminement tout à fait personnel, à partir d’un bout de l’histoire de la psychothérapie institutionnelle puis de l’émergence des centres de santé communautaire, nous allons (re)découvrir que d’autres trajectoires sont possibles.

« Il faut soigner l’hôpital avant de soigner les malades. »

« Il faut soigner l’hôpital avant de soigner les malades » : cette phrase nous parvient du mouvement de la psychothérapie institutionnelle, un mouvement issu de pratiques et réflexions dans le milieu de la psychiatrie pendant les années 40-50.

Un rapide historique

Des lieux et personnages emblématiques sont régulièrement cités, à l’instar de François Tosquelles, psychiatre catalan et révolutionnaire, qui fuit la dictature de Franco et est accueilli, comme de nombreux réfugiés politiques, à l’hôpital de Saint-Alban. L’hôpital est un haut lieu de rencontres entre résistants, poètes, philosophes, communistes… On peut y croiser Paul Eluard ou Frantz Fanon.

Pendant la guerre civile espagnole, Tosquelles œuvrait déjà à une transformation des principes de la psychiatrie, en embauchant par exemple des prostituées comme soignantes car “expertes du corps des hommes”. En France durant la seconde guerre mondiale, sous Vichy, de nombreux fols[2] meurent de faim dans les asiles. Une grande part de la population étant sur le front, la main-d’œuvre manque. Tosquelles ouvre l’hôpital et permet aux malades de prêter main forte dans les fermes. Le constat se fait que les fols, en participant au commun, vont mieux que quand èls sont enfermé·es. L’habituelle hiérarchie entre soignant·es et soigné·es s’estompe et de nouvelles relations peuvent advenir, plus dignes (même si toujours asymétriques).

Ces réflexions vont continuer à s’élaborer et se mettre en pratique dans l’après-guerre avec un autre duo régulièrement évoqué dans l’histoire de la psychothérapie institutionnelle : la clinique de la Borde et le psychiatre Jean Oury.

La clinique se définit comme « une expérience de collectivité thérapeutique » (Constitution de l’An 1, 1953). Une nouvelle effervescence intellectuelle jaillit de ce lieu. Il est dit que la psychothérapie institutionnelle fonctionne sur deux jambes : celle du freudisme et celle du marxisme. Il est clairement considéré que les conditions matérielles d’existence des personnes sont tout aussi importantes que les conditions morales dans la constitution de leur folie. Il faut, pour soigner, prendre en compte l’aliénation mentale et l’aliénation sociale.

Odilon Redon, L’araignée souriante, estampe, 1881.

L’institution psychiatrique prenant part à cette aliénation sociale, une importance est mise sur sa structure interne. Si l’institution veut soigner, elle-même doit être en bonne santé et prendre soin de son personnel. L’aspect démocratique de l’organisation du travail est alors primordial. Une polyvalence de la part du personnel est attendue, au-delà de leur diplôme : les personnes embauchées pour la cuisine ou le linge font partie intégrante de la fonction soignante, les personnes qui ont un statut de soignant participent au ménage, à la confection des repas. Les tâches de la vie quotidienne sont partagées. Une citation d’Oury revient souvent : « Si le directeur se prend pour un directeur, le médecin pour un médecin et l’infirmier pour un infirmier, il n’y a pas de raison pour que le fou ne se prenne pas lui-même à son tour pour un fou. » La psychothérapie institutionnelle tente ainsi de dépasser la logique normative des règles de l’établissement.

Au sein des hôpitaux se créent des Clubs thérapeutiques: des associations gérées par les patient·es, comme un à-côté de l’institution-mère. Par exemple, à la clinique de la Chesnaie, fondée en 1956, il existe un café et un restaurant tenu par les résident·es, ainsi qu’une salle de concert. Ces différents espaces offrent un passage, des échanges entre la clinique et la cité. Ça circule. Ces Clubs thérapeutiques ont inspiré la création des Groupes d’entraide mutuelle (GEM), des associations d’usager·ères de la psychiatrie, qui sont plus ou moins militants selon leur historique et localité. Ces GEM œuvrent généralement à une déstigmatisation de la folie, à un droit à la vie citoyenne.

Un modèle qui résiste difficilement

Toutes ces tentatives font émerger un dispositif pratique et réflexif autour du soin psychique qui se différencie de la psychiatrisation et pathologisation habituelles de la norme dominante envers ce qui est considéré comme déviant.

Mais comme toute bulle alternative qui cherche à promouvoir d’autres manières de travailler ou de vivre, des injonctions viennent perturber et empêcher son existence. Au fil des années, l’hygiénisme prend malheureusement le dessus et la liberté de ces institutions s’amoindrit. Les établissements doivent se conformer aux réglementations du code de Santé Publique. Par exemple, les locaux de la cuisine participative deviendront un self-service ; ailleurs, on impose un quota de postes infirmiers, au détriment de la présence de professions extérieures au milieu médical, ou encore des normes qui ne permettent plus l’usage d’un potager pour nourrir les résident·es sur place. Le lieu de vie alternatif à l’hôpital psychiatrique classique redevient un lieu de passage où l’on vient passivement consommer des soins, sans pouvoir y investir autre chose que sa maladie.

On peut évoquer aussi l’influence du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques, ou sous son nom raccourci anglophone le DSM, sorte de Bible de la psychiatrie classique. (C’est le DSM qui a l’époque inscrivait l’homosexualité comme une pathologie par exemple). Le DSM génère une pensée unique de la conception des souffrances psychiques. Qui plus est, ses liens avec les laboratoires pharmaceutiques tendent à favoriser une forte médicamentation. La perspective psychosociale est oubliée, silenciée.

Odilon Redon, A Edgar Poe (L’œil comme un ballon bizarre, se dirige vers l’infini), estampe, 1882.

En mars 2022, la Chesnaie, une des cliniques œuvrant encore à faire valoir la psychothérapie institutionnelle, est à vendre. Son propriétaire est le psychiatre chef qui part à la retraite. L’équipe soignante monte rapidement une association[3], ayant le projet de reprendre la clinique et la transformer en forme de SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif). Un écho dans la presse et des sympathisant·es les rejoignent, mais malgré les volontés de faire perdurer le modèle en s’appuyant sur un changement de ses statuts, le passage en force, dénoncé par l’association, du rachat de la clinique par une fondation privée se réalise.

La psychothérapie institutionnelle même dans son idéal reste un courant de la psychiatrie et doit être critiquée à cet endroit. La psychiatrie est globalement une institution violente du fait de sa tendance à la coercition et au contrôle social, les mouvements autour de l’anti-psychiatrie et les militant·es contre toute forme d’enfermement continuent à dénoncer ce système.[4]

Ce qu’on retiendra ici de ces expériences, c’est 1) l’importance mise sur l’analyse permanente et actualisée de sa propre structure, de ses dynamiques internes, de la composition de ses équipes professionnelles et 2) le contre-courant mis à l’individualisation du mal-être par les échanges réciproques entre le dedans et le dehors, vers une émancipation collective des soigné·es comme des soignant·es, où la question de « qu’est-ce que constitue le soin, la santé » est réellement posée et anticipée. Deux éléments que l’on retrouve aujourd’hui au niveau des centres de santé communautaire.

Un autre soin est possible

En 2014, la Case de santé à Toulouse est en lutte pour que l’ARS, Agence régionale de santé, continue à la financer[5]. Ce centre est à ce moment-là le seul en France et est reconnu pour son activité essentielle dans le quartier, à la fois pour les habitant·es et aussi pour la conception de la santé qu’il défend. Sous le prisme de la santé communautaire, la santé n’est pas uniquement l’absence de maladie : elle est le résultat de déterminants sociaux. La manière de se loger, de se nourrir, de travailler, de se socialiser, les violences subies en lien ou non avec des discriminations… Tous ces aspects de la vie quotidienne sont pris en compte au même titre que les soucis médicaux somatiques et demandent une équipe pluriprofessionnelle qui fonctionne de manière horizontale. « Aucun médicament ne soigne le fait d’être sans papier ou d’être expulsé de son logement. Pourtant ça rend malade ! » peut-on lire dans le texte de présentation de la Case de santé. La case est aussi un lieu de rencontres entre des personnes isolées partageant des préoccupations semblables ; à l’image des Groupes d’entraide mutuelle, divers collectifs émanent du centre (pour les étrangers malades, pour les usager·ères de drogue).

En 2016, le Village 2 Santé fait son inauguration dans la banlieue de Grenoble, après un long diagnostic pour appréhender le territoire et son histoire, les besoins et les souhaits du quartier et de ses habitant·es.[6] C’est leur centre de santé communautaire. Les habitant·es peuvent transformer l’institution. Il n’y a pas de salle d’attente dans le centre, mais une salle d’accueil où l’on vient boire un café même quand on n’a pas de rendez-vous, pour la convivialité du lieu. Ici, la figure du médecin ne fait pas peur, celle qui est habituellement « presque pire qu’un président » (une habitante) et qui, avec les travers de la médecine néolibéralisée, fait renoncer beaucoup de personnes aux soins. Pour rendre réel et effectif l’accueil comme premier acte de soin, les conditions matérielles et outils de travail de l’accueillant·e sont les mêmes que ceux du médecin : salaire égal, responsabilité partagée. L’outil de travail collectif, c’est le centre et chacun participe à sa gestion. Comme le dit un intervenant « on ne fait pas l’autogestion pour faire de l’autogestion », l’autogestion dans son idéologie permet une pratique accordée à l’idée fondamentale d’une santé qui regroupe au même niveau le sanitaire et le social.

Odilon Redon, Animaux au fond de la mer, peinture à l’huile, 1914.

Début 2023, un long article paraît sur les centres de santé[7]. L’ouverture de centres salariant des médecins semble aider à contrer le phénomène des déserts médicaux. Le terme  “communautaire” lié à la conception de la santé communautaire (reconnue par l’OMS) disparaît parfois, ou se confond avec un “centre communautaire” là où les pouvoirs publics préfèrent le mot “participatif”. Ces centres ne pratiquent pas forcément l’égalité salariale à 100 %. Le modèle reste précaire et sa financiarisation peu pérenne, certaines Agences régionales de santé ayant du mal à s’engager sur le long terme pour subventionner des institutions non rentables d’un point de vue capitaliste. Pourtant, les actes non facturés des accompagnateur·ices en soin social sont à voir sous l’angle de la prévention, et octroient un argument long-termiste pour faire des économies… Sans doute que des collectivités ont du mal à s’engager également auprès de ce qui leur apparaît comme du militantisme (pour nous, du bon sens), surtout à l’heure de la criminalisation de la pauvreté avec les lois Asile immigration et Kasbarian-Bergé. Ceci dit, lors du Ségur de la santé, la mesure intitulée « lutter contre les inégalités de santé » a promis la création de 60 “centres de santé participatifs”. Le Réseau national des centres de santé communautaire, dont la Case de santé et le Village 2 santé font partie, note l’importance de ne pas être dupe : « Nos centres n’ont pas vocation à être des solutions de proximité bas de gamme pour pallier un système qui accentue les inégalités sociales de santé »[8] et de continuer à demander des services publics de qualité.

A l’heure des attaques répétées contre nos conquis sociaux, les centres de santé communautaire sont une exemplarité pour penser à une Sécurité sociale généralisée. Se défendre contre la réforme des retraites oui, mais proposer un imaginaire où les besoins essentiels de chacun font partie prenante de notre santé collective, où chacun a de quoi se loger, se nourrir, s’occuper, se socialiser, se soigner… en se basant sur ce modèle, c’est encore mieux !

Le soin et le politique

On pourrait parler de pratiques alternatives car éloignées du modèle classique dominant, mais on peut surtout parler de pratique altératives, qui mettent en jeu autrui. « Politiser la relation de soin […] n’est pas seulement une exigence idéologique, mais un impératif subjectivement vital, indissociable de métiers dont la matière première est la subjectivité et la relation à l’autre »[9]. Ces pratiques altératives demandent de l’écoute (de soi, des autres), de l’attention minutieuse. « L’origine latine du « soin » trouve son sens dans l’idée de somniare en tant qu’action de soigner mais aussi et surtout comme intimement lié à celle de songer à, au sens de faire preuve d’attention. Le soin se réfère à une attention collective. »[10]

Les équipes soignantes, dans le médical ou le social, ont l’habitude des groupes d’analyse de leurs pratiques professionnelles, pour délier les affects qui se jouent dans toute relation et élaborer des postures justes. Dans ces séances où l’on discute avec un·e psy externe à l’institution de ce qui se trame dans le quotidien du travail, il arrive régulièrement que les problématiques liées à des situations d’accompagnement se fassent dépasser par des enjeux institutionnels (en lien avec la hiérarchie dans la boîte, de la dynamique des équipes, de la communication avec des partenaires, avec les financeurs…). Il serait sans nul doute nécessaire d’avoir des temps spécifiques dédiés à une analyse de l’institution en elle-même : « soigner les institutions des métiers de l’humain avant d’accueillir et d’accompagner les personnes concernées ».

Odilon Redon, Le cyclope, peinture à l’huile, 1914.

Basée sur de la psychosociologie appliquée et traversée par de nombreuses expériences dans les années 70, l’analyse institutionnelle qui sous-tend la psychothérapie institutionnelle et les centres de santé communautaire peut être pertinente dans toutes institutions, collectifs, organisations, celles où on travaille, celles où on vit, celles où on milite. Quelque chose qui laisse l’espace à l’auto-réflexivité, au doute, afin d’accueillir mieux, d’ouvrir son attention envers les personnes à qui on s’adresse, qui s’adressent à nous ; renverser un peu les relations hégémoniques liées aux savoirs, études, statuts, classes sociales, avec des outils d’éducation populaire critique et radicale. Où on se laisse transformer par l’autre et où on peut réellement parler de transversalité.

On retrouve des traces de ces idées dans le secteur de l’éducation et de la pédagogie, secteur qu’on peut considérer comme faisant partie du « prendre soin » autour de l’enfance. Avec la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury, les tentatives de Deligny, les Lieux de vie… Il y a aussi à aller s’inspirer du côté  des groupes d’auto-support, des formes de communautés moins institutionnalisées, où des personnes marginalisées défendent leur droit d’accès à des soins dignes, critiquent les inégalités de santé et se réapproprient des savoirs-faire adaptés. On pense aux Black panthers[11], aux usager·ères de drogue, aux mouvements de lutte contre le sida (Act-Up), aux féministes face à la gynécologie patriarcale, etc…

On retiendra ici la théorisation par Guattari, qui participe dès les années 50 à la fondation de la Borde avec Oury.

« Il s’agit d’une analyse en acte, dans la mesure où analyser les institutions, c’est introduire en elles de nouveaux rapports intersubjectifs, de nouvelles règles de fonctionnement, de nouvelles formes de vie. C’est lutter contre leur sclérose, contre leur fermeture, et œuvrer à une libération du désir porteuse de potentialités révolutionnaires » (V. Schaepelynck dans L’institution renversée)

L’analyse institutionnelle permet qu’une institution ne se fige pas en une structure oppressive voire répressive. Dans le monde du travail et dans le milieu militant, nous avons tous des exemples d’entreprises, associations, syndicats ou partis que nous désertons ou qui finissent par imploser ou exploser par manque de recul critique.

Les quelques apports exposés dans cet article, sur l’accueil de la folie, sur une perspective commune autour de la santé, où le politique s’incorpore dans le soin, nous amènent à des pistes pour fabriquer des structures émancipatrices pour tous·tes.

Camille P.

Notes :

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