Faut-il parler du fascisme aujourd’hui ?

Faut-il parler du fascisme aujourd’hui ?

Quand j’entends le mot « fasciste » j’ai d’abord une image. C’est un homme en meeting, le premier depuis l’officialisation de campagne. Derrière lui, des personnes jeunes agitent des petits drapeaux français. Devant lui, une foule l’acclame. Nous sommes en décembre 2021. Les partisans sont en pull, en veste, il fait froid, mais tous tiennent fermement leur pancarte « Zemmour président ». Le candidat parle pendant une heure, peut-être plus ou moins. Puis il marque une pause rhétorique « Vous avez peut-être entendu dire que j’étais un fasciste ». Il poursuit en faisant une énumération de qualificatifs. Puis il s’arrête avant de conclure « Moi, fasciste ? Ben voyons ». Dans la même salle, le même jour, la même heure, les poings puis les pieds de deux militants d’extrême droite viennent s’écraser dans les corps d’un bénévole de SOS Racisme1. Ben voyons.

Un autre souvenir vient se greffer au premier. C’est encore une fois un homme, petite barbe, cheveux courts, baskets blanches usées. Face à lui, deux journalistes de Mediapart, dont l’une d’elle lui pose une question « Un mot pour qualifier le moment que nous vivons ?». Benoît Hamon, ancien candidat du PS répond alors « pré-fasciste »2. Nous ne sommes pas encore en décembre quand cette interview à lieu, mais en mai 2021. Un mois auparavant paraissait une tribune dans un journal d’extrême droite : la tribune des généraux3. Beaucoup de propos concernant le soi-disant « déclin de la France », mais surtout une phrase qui se grave dans l’esprit « Si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre […], provoquant au final […] l’intervention de nos camarades d’active4 dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles […] ». On appelle ça aussi, dans un vocabulaire plus sincère, un coup d’État militaire ou un putsch. Comme au bon vieux temps à Alger.

Alors que le RN fête ses cinquante ans en ce début de mois d’octobre, ces souvenirs suggèrent en moi une question : faut-il parler du fascisme aujourd’hui ?

Les murs du fascisme

Lorsque l’on commence à s’intéresser au fascisme, nous observons très rapidement des murs. Des murs qui se dressent qui font que ce mot, si lourd, si évocateur d’un passé pesant, n’est pas utilisé dans l’analyse de notre société contemporaine par les commentateurs politiques.

Le premier mur auquel nous faisons face est celui de l’injure et de la confusion. Fascisme se confond avec totalitarisme, avec nazisme. Il est, pour ainsi dire, coincé dans une nébuleuse d’autres mots que l’on considère, à tort, comme synonymes. Devenu une insulte, comme une désignation dont l’exclusif but est d’être outrageant, il perd tout son sens. Si on est toujours le con de quelqu’un, on peut par extension dire également « [qu’] on est toujours le fasciste de quelqu’un »5 pour citer les mots de René Rémond (1918-2007, historien français). C’est une volonté notamment de l’extrême droite que de réduire ce mot à une utilisation purement péjorative. En 2011 Mélenchon l’employait pour désigner Marine Le Pen6, ce qui lui avait valu un procès. Une occasion pendant laquelle a été discuté du sens profond du mot fascisme dans un cadre judiciaire. Un procès qui s’est fini en faveur de l’ex-socialiste.

Mais pourquoi « fasciste » est-il devenu une insulte ? Cela constitue notre deuxième mur. Bien sûr, le phénomène politique ne reflète clairement pas une période de notre histoire occidentale particulièrement glorieuse, bien au contraire. Notre mémoire, au sens historique, y voit le nazisme, l’Italie de Mussolini. En bref, rien que personne en France n’ait particulièrement envie de revendiquer, hormis quelques “déséquilibrés”. Mais se limiter à cette explication serait particulièrement réducteur. Le fait que « fasciste » puisse être utilisé à presque toute occasion tient aussi du fait qu’il n’a été théorisé par aucun idéologue. Si le communisme trouve son origine en la figure de Karl Marx qui a en dressé les lignes principales, si le libéralisme économique est associé à Adam Smith (entre autres), le fascisme n’a pas connu le même processus. Aucun intellectuel n’en a posé les bases claires, sur lesquels se seraient appuyés Mussolini ou Hitler. Non, le fascisme est un mot qui est le fruit d’une observation. De ce fait, sa définition est vague, imprécise. En fonction des chercheurs, les bordures de ce mot varient. Définir le fascisme d’origine, celui qui va de 1918 (en considérant que la frustration des classes moyennes connues en Allemagne et en Italie sont les principaux moteurs de l’émergence de cette forme d’extrême droite) à 1945 (date à laquelle il aurait disparu en même temps que le régime d’Hitler) relève en lui-même d’un débat historiographique. L’historien Olivier Forlin (Le fascisme, Historiographie et enjeux mémoriels, 2013) nous dit à ce sujet « Même si aujourd’hui certaines définitions ou tentatives pour construire une théorie du fascisme présentent des analogies, force est de constater qu’il n’existe pas une définition unique, mais qu’une pluralité d’approches se juxtaposent ». Forlin en dessine des grandes lignes :

  1. D’abord, le fascisme tire ses origines des crises du XXe siècle. Parmi elles, la Première Guerre mondiale est la plus importante, sans pour autant négliger la crise de 1929. De ces événements découlent une banalisation de la violence qui permet l’émergence d’organisations comme les ligues d’extrême-droite et des structures paramilitaires.
  2. S’ajoutent des caractéristiques : la volonté de rassembler une communauté nationale (considéré comme un tout homogène) ; l’idéal de forger un nouvel homme (le mythe palingénésique, volonté de régénérer la nature de l’homme). Aussi, le fascisme est forcément un totalitarisme (régime à parti unique, qui ne peut tolérer une opposition organisée). En ce sens, il est profondément antiparlementaire. Il s’accompagne également d’une forme de culte, d’un mythe, une sorte de religion politique : ce sont des symboles qui puisent leur origine dans des traditions.

De ce fait, lorsque l’on se pose la question « le phénomène fasciste est-il notre contemporain ? », le mur de l’absence de définition précise se heurte à nous. À défaut, nous travaillons avec une idée dont les bordures sont friables si on tente d’en chercher l’essence, et nous nous en tenons à un « air de famille ».

Un troisième et dernier mur existe, et peut-être est-il une spécificité française. Notre pensée, nos études écartent le fascisme comme un phénomène à part entière. Il n’est qu’une parenthèse de l’histoire qui n’a pas connu de véritable succès après 1945 dans les sociétés de l’après-guerre. Au mieux, il s’agirait d’une mutation de la droite particulièrement nationaliste. L’analyse de la vie politique en France s’est passée de cette grille de travail. Le mot « fasciste » est occulté, réservé à son origine historique. Bien que la question soit posée lors des débuts du Front National (après 1972), jamais le mot ne s’émancipe de ses origines.

Prenons pour exemple la classification des droites de René Rémond (1918-2007). Dans Les Droites en France (édition de 1982), l’historien français distingue trois courants différents qui se sont forgés au cours du XIXe siècle.

  1. L’orléanisme reconnaît la Révolution française et s’articule autour d’un exécutif puissant (typiquement un roi), et d’un parlement. Il est libéral au sens politique.
  2. Le légitimisme est à l’opposé, contre-révolutionnaire, réactionnaire. Ce sont les « ultras » qui considèrent que le retour à la monarchie en 1815 n’est pas assez radical. Il n’est pas question ici d’avoir un parlement qui puisse tempérer le pouvoir royal.
  3. Vient la dernière droite : la bonapartiste. Au même titre que les deux autres, celle-ci doit avoir un exécutif puissant. Si elle a en commun avec les légitimistes de ne pas vouloir d’un parlement, elle a néanmoins besoin d’un soutien populaire profond. Cela passe par des référendums, des plébiscites. En d’autre termes, le bonapartisme se bâtit sur le mythe de la rencontre entre un homme et un peuple.

Les droites en France est un ouvrage qui a connu de multiples rééditions et ajouts de la part de son auteur en réponse aux débats qui l’ont entouré. Parmi eux, se trouve notamment la question du fascisme qui est un phénomène exclusif au XXe siècle et qui ne trouve aucune racine avant 1900. Si l’on considère l’axe gauche/droite en politique comme un positionnement vis-à-vis de la Révolution française et de son héritage, le fascisme qui naît en Europe, et non pas exclusivement en France, a une position ambiguë.

S’il est réactionnaire et nostalgique des traditions (fantasmées le plus souvent), il est paradoxalement révolutionnaire. Il se fait le défenseur des valeurs traditionnelles (et civilisationnelles) mais soutient activement l’idée de renverser le système corrompu à ses yeux. C’est ce que l’historien Z.Sternhell appelle « la droite révolutionnaire ». À la différence des légitimistes, les fascistes ont en commun avec la démocratie d’avoir le peuple comme souverain. Mais ces deux régimes expriment cela de manière différente : le premier par un homme dont les actions sont représentées comme la volonté générale, ce qui est une image bien sûr fausse, et le second par un système dans lequel chaque citoyen ne peut pas peser plus qu’un autre et s’exprime par le biais d’une participation à la vie politique. Les fascistes considèrent le peuple de la même façon que les bonapartistes, c’est-à-dire de manière qualitative plutôt que quantitative. Ces considérations obligent Rémond à repenser le fascisme en 1982 et à se questionner sur l’existence d’une possible quatrième droite. Une interrogation phare car, si elle existe bel et bien, demeure la question de savoir qui s’en fait l’héritier dans les années 80. Pour l’historien français, les mouvements qui ont existé en France au cours des années 20-30, voire 40, se rapprochent du bonapartisme, à quelques différences près. Parmi elles, notamment les organisations fascistes : ce sont des partis de masse, c’est-à-dire qui s’adressent principalement aux classes populaires, et notamment aux classes moyennes frustrées en voie de paupérisation. Le but est de ratisser très large dans la société. Ce qui n’est pas le cas des courants du bonapartisme. René Rémond conclut sa pensée par cette phrase « Tout bien pesé, pourquoi ne pas alors [tenir le fascisme] pour une excroissance du bonapartisme, qu’on rattacherait à son aile gauche ? »7.

Tels sont les murs qui rendent l’utilisation du fascisme difficile de nos jours. Il convient cependant de se questionner sur ce phénomène politique. Appartient-il exclusivement au passé, ou au contraire, peut-on l’utiliser pour comprendre notre présent ? Peut-il nous fournir la grille d’analyse qu’il nous manque pour saisir l’extrême droite que nous connaissons actuellement ?

Le fascisme d’aujourd’hui : un fascisme à l’identique ?

Il faut avoir l’honnêteté intellectuelle de reconnaître que l’extrême droite d’aujourd’hui se présente différemment de celle des années 20-30-40. On peut bien sûr s’amuser à jouer aux jeux des sept différences : comparer l’Allemagne de l’après 1918 à la France de 2022. Mais est-ce véritablement pertinent ? Les facteurs qui propulsent ces partis ne sont pas similaires. Nous n’avons pas connu l’équivalent de la Première Guerre Mondiale qui aurait durement touché notre quotidien, voire notre rapport au monde. Considérer que le fascisme originel est le même que celui que nous aurions aujourd’hui est une impasse intellectuelle et politique.

Cependant, notre extrême droite tire ses origines du fascisme, de la Seconde Guerre mondiale. C’est É​​ric Zemmour parlant du régime de Vichy, soutenant des thèses révisionnistes. C’est le Front National fondé par un ancien Waffen-SS de la division Charlemagne Pierre Bousquet et Jean-Marie Le Pen. Le terme fasciste n’est peut-être pas dénué d’intérêt ? Il faut bien sûr prendre tout le recul nécessaire avant d’utiliser ce mot. Empruntons les mots d’U.Pathela et L.Bantigny : « “Fascisme” : nous n’emploierons jamais ce mot à la légère. »8.

En employant ce terme, il nous faut veiller à bien le conceptualiser, à le situer. Sans cela, nous ne ferions que participer à lui faire perdre tout son sens. René Rémond met en garde quant à l’utilisation du terme. C’est une possibilité, mais « à condition que la possibilité d’une généralisation ne justifie pas n’importe quelle extension : pour rester signifiante et opératoire, la notion ne doit pas être diluée jusqu’à se perdre dans un syncrétisme où elle voisinerait avec toutes les formes possibles et concevables d’ordre établi »9. Si le mot fascisme doit être employé, il faut que cela soit fait avec le plus grand soin, au risque de le voir retomber dans le lexique de l’insulte. De là naît l’importance de borner et d’éviter des approches trop vagues tout en mettant particulièrement en valeur les mutations qu’il a subies depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le fascisme en mutation

En 2000 arrive en France un nouveau livre d’Umberto Eco : Cinq questions de morale. Parmi les textes présents, l’un d’eux porte ce titre « Le fascisme éternel ». Un peu plus tard, en 2017, cette partie est publiée séparément sous un nouveau titre Reconnaître le Fascisme (édition Grasset).

Pourquoi écrire un tel livre ? À l’évidence, parce que le fascisme tel qu’il a été ne peut se représenter tel quel. U. Eco le dit : « Je ne pense pas que le nazisme, sous sa forme originale, soit en passe de renaître en tant que mouvement capable d’impliquer une nation entière ». Il insiste aussi sur l’aspect difforme de ce phénomène politique, aux multiples facettes (paradoxales parfois) : « On peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu change »10 nous rappelle t-il. Mais avant d’en dire plus sur ce qu’est le fascisme aux yeux d’Eco, il faut que nous fassions déjà un aparté sur la conception philosophique sur laquelle il s’appuie.

La définition donnée par l’Italien emprunte à Ludwig Wittgenstein la notion de « jeux de langage ». Quand il s’agit de définir une notion, ce qui nous intéresse est de toucher l’essence. Suivons l’exemple du philosophe autrichien avec le « jeu ». Y a-t-il véritablement un point commun entre les échecs, la théorie des jeux, un jeu d’acteur, le football, un jeu télévisé ? Dans ses carnets, il écrit : « Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des « jeux »– mais regarde s’il y a quelque chose de commun à tous. – Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série.» Ce que met en valeur Wittgenstein, c’est l’idée selon laquelle nous sommes incapable de définir un concept par son essence. Nous sommes en revanche en mesure de « trouver des aires de ressemblance »11 entre plusieurs éléments, sans pour autant que l’ensemble de ces éléments aient forcément un point commun. À l’image d’une famille, tous les membres ne sont pas réunis par un trait comme la forme de la bouche ou du nez. Mais il existe malgré tout un « air de famille » qui nous fait dire qu’il existe des liens de parenté.

Appliquer cette conception philosophique à notre objet d’étude permet à Umberto Eco de saisir l’aspect trouble du fascisme, voire paradoxal. Son texte s’essaie à dresser une liste des éléments qui caractérisent ce que l’auteur appelle « L’Ur-fascisme », soit le « Le fascisme primitif et éternel ». Il est particulièrement important de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une liste à cocher, mais de points qui gravitent dans la sphère fasciste. Ainsi, « Le terme fascisme s’adapte à tout parce que même si l’on élimine d’un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste. Enlevez-lui l’impérialisme et vous aurez Franco et Salazar ; enlevez lui le colonialisme et vous aurez le fascisme balkanique ». Ainsi, l’objet est beaucoup plus flexible, en mutation, tout en conservant un « air de famille » qui les regroupe. U. Eco l’illustre à travers des exemples synchroniques, mais nous pouvons l’appliquer également de manière diachronique. L’Italie de Mussolini n’a pas toujours eu une composante antisémite pour ne citer que cet exemple. Chaque point n’est pas le terreau du fascisme, c’est un bout de fascisme en lui-même. Nous pouvons lui ajouter d’autres caractéristiques sans pourtant que la nature même de ce morceau en soit altérée.

Il était pour moi particulièrement important de consacrer au moins deux brefs paragraphes sur la particularité de la conception de U.Eco avant d’en lister les différentes caractéristiques. Car une vulgarisation à outrance de sa thèse nuirait tout bonnement à sa compréhension. Si nous nous étions contentés de comprendre que le fascisme peut perdre des éléments et en gagner ailleurs, nous aurions perdu de vue notre objectif de le borner correctement, et nous serions tombés dans la facilité redoutée par René Rémond. L’objet de notre étude aurait perdu toute consistance, d’où l’importance de mettre en valeur ces quatorze points qui gravitent dans la sphère fasciste autour desquels peuvent se greffer d’autres aspects. Quatorze points qu’on ne peut détacher des uns et des autres. « L’Ur-fascisme » décrit par U. Eco s’appuie ainsi sur :

  • Le culte de la tradition, le traditionalisme : le fascisme s’établit sur une relation particulière avec les vieilles croyances, les vieilles coutumes et pratiques. Ces trois éléments sont la source d’une vérité primitive, quand bien même il peut y avoir des messages contradictoires. Le fascisme prétextera métaphore, illusion, allégorie. Tout est déjà révélé, il suffit de revenir aux textes d’origine. « Il ne peut y avoir d’avancée du savoir. La vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes ».
  • Du fait que « la vérité est déjà énoncée », le régime fasciste s’oppose à la modernité, notamment celle apportée par les Lumières et la Révolution Française. Cela ne le prive pas forcément de la technologie qui n’est pas un fondement de son idéologie.
  • Le culte de l’action pour l’action qui se traduit par une méfiance, voire une hostilité à l’égard du monde intellectuel moderne (qui s’oppose ainsi par essence à la tradition). Penser, réfléchir, critiquer est un affaiblissement, une privation de force. Pourquoi attribuer du temps, de l’énergie, de l’argent à une activité qui n’apporte rien à la cité ? Les penseurs sont des adversaires.
  • Le rejet de la critique et de la prise de recul à l’égard des traditions. « Pour l’Ur-fascisme, le désaccord est trahison ».
  • La critique crée une diversité d’opinions. Or le régime fasciste se veut homogène. Il n’y a qu’une seule identité possible, celle de la nation, de la race (si nous prenons le fascisme du XXe siècle) ou de l’ethnie (si nous prenons le XIXe siècle). Par conséquent, la différence aussi bien dans l’opinion que dans la nation est une crainte. La diversité, un regard différent est amené par l’étranger, l’intrus. « L’Ur-fascisme » se développe ainsi sur une fondation raciste.
  • « L’appel aux classes moyennes frustrées ». Des classes qui connaissent alors une crise d’ordre économique, sociale, ou « la pression de groupes sociaux inférieurs ». Le fascisme ne s’appuie pas sur les personnes qui s’excluent de la vie politique, mais bien sur les classes moyennes qui sont hantées par la peur de descendre dans la hiérarchie sociale.
  • « L’Ur-fascisme » s’adresse aussi à ceux qui ne se reconnaissent pas dans une identité sociale, c’est-à-dire la conscience que l’individu a de lui-même, définie entre autre par sa relation aux autres membres de la société qui lui attribuent également une identité (Cf. Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale (6e éd.), Chapitre 7, Gustave-Nicolas Fischer). Le fascisme réunit ces personnes et les dotent d’un point commun qui les unit tous :« être né dans le même pays ». Mais du fait que le nationalisme ne peut se construire sans se distinguer, il faut créer du même coup un ennemi. Celui-ci est extérieur par essence à la nation car il n’est pas de la même race ou de la même ethnie, mais est en même temps à l’intérieur de la société. Le fascisme nourrit alors une obsession pour le complot qui justifie que ses partisans se sentent en permanence menacés. Il est nécessaire d’avoir cet ennemi, cet étranger extérieur et intrus intérieur, pour justifier le rassemblement en une nation dont la culture serait un tout homogène essentiel. Philippe Corcuff parle d’un « essentialisme culturaliste » (La grande Confusion. Comment l’extrême droite a gagné la bataille des idées, 2020) pour parler de cette différence culturelle qui justifierait la séparation avec toutes autres formes d’identités.
  • L’ennemi doit lui aussi être théorisé. Riche et puissant, mais en mesure d’être vaincu. Suffisamment crédible pour mettre en danger la nation, mais suffisamment faible pour ne pas pouvoir résister face à une « reconquête ».
  • Du fait que l’ennemi est intérieur, caché, qu’il y a un complot contre la nation, le fascisme justifie ainsi son état de guerre permanente : « Le pacifisme est alors une collusion avec l’ennemi ». Cependant demeure l’idée que cet affrontement touchera un jour à sa fin quand l’adversaire sera terrassé à la suite d’une action totale (la solution finale).
  • La société se doit d’être hiérarchisée selon un modèle militaire. Car si chaque individu est issu de la meilleure nation du monde, à en croire les discours fascistes, il faut néanmoins justifier un leader, un guide. Il faut justifier une élite, une méritocratie qui implique le mépris des personnes inférieures à nous dans la hiérarchie.
  • Le culte de l’héroïsme. Chaque citoyen peut, doit devenir un héros. Sa mort est aussi un objectif : il s’agit de l’accomplissement final de la quête fasciste.
  • Une hiérarchisation de la société qui se porte aussi sur la question des genres. L’Ur-fascisme décrit par U. Eco est machiste et condamne « les mœurs sexuelles non conformistes ».
  • Le fascisme considère le peuple comme une valeur qualitative et non quantitative. Cela se traduit par une méfiance, un rejet à l’égard des institutions dans lequel les citoyens s’expriment par le biais d’un vote, et où chaque individu pèse le même poids par le biais de son bulletin. Dans une conception qualitative, le peuple est un tout, un ensemble homogène qui n’exprime que « la volonté commune », le leader l’incarnant naturellement. Il ne dispose en aucun cas d’un droit qui pourrait avoir un impact politique. Ainsi le fascisme est à la fois populiste dans son discours mais surtout antiparlementaire. Le peuple dont il a besoin, pour établir, soutenir sa politique dans l’opinion publique, doit propager, diffuser des réponses émotives auxquelles il reconnaît comme la « voix du peuple ». « Chaque fois qu’un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu’il ne représente plus la « voix du peuple », on flaire l’odeur de l’Ur-fascisme ».
  • Dans l’optique où la critique, le recul, les universités sont des sources de divergences, il faut limiter au plus le langage. S’il n’existe pas de mot pour décrire un phénomène, on ne peut parler voire même discuter de ce phénomène. Ainsi il faut promouvoir la « novlangue » (terme qu’Eco emprunte à Orwell bien évidemment).

Loin d’établir une simple liste des caractéristiques fascistes, on remarque à la lecture de U. Eco que chaque point fait appel à un autre. D’où l’importance pour moi de prendre le temps de les décrire plus en détail, les commenter parfois, plutôt que de les énoncer brièvement au risque de leur faire perdre leur substance.

Pour compléter le travail de U. Eco, j’apporterai une remarque qui a été faite par Enzo Traverso en 2017 dans Les nouveaux visages du fascisme. Dans ce livre, il était question notamment de Donald Trump qui a été comparé à de nombreuses reprises à un fasciste. Seulement, si le personnage est éminemment proche de cette sphère, il faut bien reconnaître qu’il n’a pas engendré un mouvement complet à lui seul : « le fascisme ne se réduit pas à la personnalité d’un leader politique ». Cela m’amène à dire qu’il faut distinguer la personnalité fasciste (ou fascisante) du mouvement fasciste, bien que le premier contribue à rendre possible le second. Que penser par exemple d’un homme politique appartenant à l’exécutif qui reproche à un parti d’extrême droite « d’être mou » et qui manifeste devant le parlement ? (Cf. Darmanin, ministre de l’Intérieur). Ce dernier n’est pas en mesure lui-même de mener un changement politique qui ferait passer une démocratie à un régime fasciste, mais il participe néanmoins à la normalisation d’une pensée proche, voire commune à celle en œuvre à l’extrême droite. Quand est-il de cet acteur ? Comment l’analyser ? De là naît une nuance qu’il faut aussi conceptualiser, conscientiser. Enzo Traverso suggère justement l’utilisation de nouveaux termes comme « Néo-fasciste » et « post-fasciste » :

  1. Le « néo-fascisme » caractérise les mouvements qui revendiquent une continuité directe avec le fascisme historique. C’est un phénomène auquel nous assistons en Italie notamment où l’extrême droite affirme volontiers son lien avec Mussolini.
  2. Le « post-fascisme » a lui aussi une matrice fasciste dans son essence, mais ne revendique aucune affiliation avec lui. Il s’en est émancipé, pour former une nouvelle identité politique dont l’idéologie n’est pas encore fixée. Il s’agit d’un phénomène transitoire.

Traverso fait aussi une remarque très pertinente au sujet du « post-fascisme » et de sa relation à la République. Si auparavant l’extrême droite se présentait comme un parti contre le système républicain, voire anti-démocratique à la manière de l’Action Française dans les années 1930, aujourd’hui elle s’en revendique et se fait même l’héritière d’autres traditions politiques. Elle tend de plus en plus à se présenter comme une alternative tout à fait viable. Cela est peut-être le résultat de la « dédiabolisation » menée par Marine Le Pen depuis son arrivée à la tête du parti de son père ?

En parallèle, l’extrême droite trouve aussi des soutiens à l’extérieur de son cercle habituel qui se font les relais de ses idées. Des personnes qui rendent légitime les thèmes. Des acteurs qui participent à la fascisation des esprits.

Ce qui mène au fascisme : la fascisation ?

J’emprunte à Ludivine Bantigny et à Ugo Palheta un mot qu’ils utilisent à de très nombreuses reprises dans Face à la menace fasciste : « la fascisation ». Nous sortons d’une analyse purement historique et nous nous aventurons dans des perspectives plus sociologiques. Il s’agit de saisir, d’expliquer, de comprendre pourquoi une société démocratique peut être séduite par des partis, des hommes et des femmes qui appartiennent à la sphère fasciste (ou post-fasciste si l’on utilise les mots de Traverso).

En ce sens, il ne faut pas seulement se tourner vers les partis « post-fascistes » ou « néo-fascistes », mais également vers les acteurs qui gravitent autour, qui participent à la banalisation, qui rendent légitime « l’alternative » de l’extrême droite. Les deux universitaires résument : « si les fascistes parviennent généralement à obtenir le pouvoir par voie légale […] c’est que cette conquête est préparée par une période historique de fascisation. »12.

Cela est rendu possible par plusieurs facteurs. Prenons d’abord la crise sanitaire : sa gestion que les auteurs qualifient « d’autoritaire » a été un tremplin pour les thèses conspirationnistes. Les différentes théories du complot ont fleuri, justifiant une défiance de plus en plus importante contre le système, auquel s’attaque justement l’extrême droite.

Le maintien de l’ordre durant les manifestations a également été un facteur. On a ainsi vu des vidéos de CRS frappant des personnes à terre, blessant, mutilant, nassant devant l’Assemblée Nationale même. Le préfet Lallemand parlait lui-même d’une doctrine « du contact »13, là où auparavant les forces de l’ordre favorisaient une issue diplomatique. Cela a aggravé un sentiment d’insécurité parmi les manifestants. Face à ses bavures policières, le gouvernement nie, Macron, Castaner aussi bien que Darmanin. Ces observations peuvent aussi s’étendre à la gestion de l’ordre dans les quartiers populaires qui connaissent des contrôles au faciès et des bavures régulières, comme le rapportent William Bourbon et Vincent Brengarth dans Violences policières, le devoir de réagir (Gallimard, Collection Tracts, 2022). Ces faits, ignorés par le pouvoir exécutif, contribuent à donner un sentiment (justifié ?) d’injustice face à une police qui outrepasse ses devoirs premiers au profit d’une orientation politique se traduisant dans ses actes et dans ses votes.

Conclusion : pour le retour du mot fascisme

Je disais avant d’écrire cet article à une amie et collègue que le fascisme renvoyait à deux imaginaires. Le premier est le plus connu, et fait allusion à au début du XXe siècle, à l’ère des masses. On y voit des grandes figures ignorées par personne, comme Pétain, Mussolini, Hitler. C’est aussi des régimes politiques, des horreurs commises.

Le second imaginaire est bien moins mobilisé : le fascisme non pas comme référence historique, mais comme un qualificatif politique contemporain. Face à lui se dressent des murs qui rendent son utilisation compliquée : l’insulte, l’impensé, un bornage difficile (même pour la période historique). Nous aurions pu nous passer de son emploi. Mais je suis poussé à penser que nous nous passerions d’un outil pour comprendre notre vie politique contemporaine. Bien sûr, les phénomènes de 1920-1945 ne sont pas exactement les mêmes que ceux que nous observons aujourd’hui. Il est inutile de jouer au jeu des sept différences car cela serait concevoir l’histoire comme une science exacte dont le dessin est de prédire l’avenir. Il n’en est rien ici. Cependant, les événements du passé peuvent nous aider à comprendre notre temps. Comme le dit si bien Umberto Eco « Nous devons veiller à ce que le sens de ces mots ne soit pas oublié de nouveau. […] Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire « Je veux rouvrir Auschwitz […] » Hélas, la vie n’est pas aussi simple »14. C’est peut-être pour cela que nous devons employer le mot fasciste. Avec prudence bien sûr, en gardant à l’esprit toutes ses caractéristiques, sans jamais en faire une injure. Car il nous revient la tâche de faire en sorte que le fascisme ne soit pas au pouvoir.

Finissons avec une note littéraire, venu de V pour Vendetta d’Alan Moore. Son personnage, V, vient alors de s’introduire dans les locaux de la télévision du parti : « Oh bien sûr, la direction est mauvaise […] – Nous avons eu une bande d’escrocs, d’imposteurs, de menteurs et de déments qui ont pris une suite de décisions catastrophiques. C’est un fait ! – Mais qui les a élus ? – C’est vous ! Vous leur avez donné ces responsabilités, et le pouvoir de prendre ces décisions à votre place ». L’adaptation filmique le dit autrement « à qui la faute ? […] pour être honnête, si vous cherchez les coupables, regardez-vous dans un miroir ».

Gabriel Gardet-Mulliez

Webographie

https://www.lemonde.fr/politique/article/2014/03/06/a-t-on-le-droit-de-qualifier-marine-le-pen-de-fasciste_4379198_823448.html

https://www.youtube.com/watch?v=zq6hw8RSLBo (Interview de Benoît Hamon dans à l’air Libre, Mediapart)

https://www.radiofrance.fr/franceculture/dire-fascisme-en-2021-abus-de-langage-ou-clairvoyance-9275749

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/16/ordre-public-l-affrontement-ne-garantit-pas-la-securite_6130540_3232.html

https://www.valeursactuelles.com/politique/pour-un-retour-de-lhonneur-de-nos-gouvernants-20-generaux-appellent-macron-a-defendre-le-patriotisme/

Bibliographie

Reconnaître le fascisme, Umberto Eco (2017)

Le fascisme. Historiographie et enjeux mémoriels, Olivier Forlin (2013)

Introduction à Wittgenstein, Rola Younes (2016)

Les droites en France, René Rémond (édition de 1982)

Violences policières, le devoir de réagir, William Bourbon et Vincent Brengarth (tract Gallimard numéro 38, avril 2022)

Les nouveaux visages du fascisme, Enzo Traverso (2017)

Face à la menace fasciste, Ludivine Bantigny et Ugo Palheta (2021)

Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Gustave-Nicolas Fischer (2020)

La grande confusion. Comment l’extrême droite a gagné la bataille des idées, Philippe Corcuff (2021)

Illustrations

L’ensemble des illustrations a été généré par l’intelligence artificielle Midjourney à partir des mots : speech ; facism ; three colors.

Notes de l’auteur et de la rédaction

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