Retraites et chômage : sous les canons du marché

Retraites et chômage : sous les canons du marché

Comment les monopoles resserrent leur emprise grâce à Macron

Les annonces s’enchaînent et s’entremêlent : la réforme de l’assurance-chômage, nouvelle mouture, a été adoptée le 25 octobre à l’Assemblée et le 17 novembre au sénat dans l’indifférence la plus totale, pour une entrée en vigueur le 1er février, tandis que le paquet austéritaire synthétisé par le projet de loi de finance 2023 (le PLF) a été validée en plusieurs 49-3 (le 18 octobre pour le premier volet, le 15 décembre pour le deuxième), de même que la troisième partie du budget de la Sécurité sociale (le 20 octobre en 49-3), relevant de la même logique. Enfin, le projet de recul de l’âge de départ à la retraite, que le gouvernement voulait faire passer l’air de rien dans le vote du budget 2023 sous la forme d’un simple amendement, a été dégoupillé.

Devant être à l’origine présenté à la mi-décembre, il le sera le 10 janvier, de crainte de provoquer un mouvement durant les fêtes, notamment parce que de nombreux secteurs menacent de faire grève ou sont en grève (comme les cheminots). C’est aussi le moyen qu’ils ont trouvé pour réduire le temps des débats à une dizaine de jours au bas mot ; de saper le travail des parlementaires donc, mais surtout l’effort d’organisation nécessaire à la mobilisation populaire et qui s’inscrit dans la durée. Eventuellement en lâchant quelques « contreparties sociales » (les miettes dispensables) aux directions syndicales, avec l’espoir d’entamer le front commun et d’amoindrir la détermination de leurs bases. L’objectif reste l’adoption à la mi-mars et, selon les vœux du gouvernement, l’application des mesures dès cet été.

Complétant ce tapis de bombes, les ministres Gérald Darmanin (Intérieur) et Olivier Dussopt (Travail, Plein emploi et Insertion) ont annoncé le 2 novembre la mesure des « titres de séjour sur les métiers en tension » incluse dans le projet loi « immigration »1. Un racisme utilitariste qui surpasse tous les discours stigmatisants de la bourgeoisie la plus réactionnaire, puisqu’il institue de fait une tendance inhérente au capitalisme : mettre à profit la main d’œuvre corvéable qu’offrent les pays sous domination impérialiste. Si beaucoup refusent aujourd’hui de travailler dans des secteurs mal payés (transports, soin, éducation, etc.), cette nouvelle masse de travailleurs acceptera tout sans sourciller. Dans une période où le modèle des protections sociales est mis à mal, l’effet de cet accroissement de la concurrence s’annonce fatal pour les travailleurs et leurs salaires, que les employeurs auront moins peur de faire stagner malgré l’inflation, certains de trouver qui embaucher. Du grain à moudre pour l’extrême droite – bien utile au maintien du bloc bourgeois – qui en profitera évidemment pour dénoncer les hordes migratoires à la place des organisateurs de ce chantier ; l’effet plutôt que la cause. La boucle est bouclée. Destruction des conquêtes sociales et institutionnalisation de la concurrence internationale sur le territoire national perpétueront le rêve de maximisation des profits, alors que le déclin démographique de l’Europe est une réalité.

Aucune place au débat, aucune place à l’opposition, même à la plus modérée. « La Stratégie du Choc » (Cf. Naomi Klein), toujours la même, est reconduite pour sidérer l’opinion et noyer l’enjeu démocratique sous une chape de langage technocratique. Avec ça, une tension permanente est maintenue pour discréditer les grévistes séditieux, tantôt djihadistes preneurs d’otages, tantôt fainéants irresponsables, mais luttant pour l’augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail.

Nous proposons ici le panorama synthétique du champ de ruine que nous prépare un capitalisme en crise, et pour qui l’identité, la couleur de peau, l’âge ou le sexe n’ont d’importance que secondaire2. Ce qu’il souhaite par-dessus tout c’est pallier le manque de bras ; ce qu’il souhaite c’est le travail à la tâche des individus interchangeables du marché de la « flexibilité » pour alimenter le haut-fourneau de la plus-value. Cet article est conçu comme un argumentaire combinant les modalités des nouvelles réformes (aspects techniques – (T) -) et les logiques de fond les motivant (aspects politique et idéologique – (PI) -).

Des retraites au chômage, une dégradation pour la concurrence (PI)

Mettons d’abord les choses au clair dans le sillage de l’article Les allocs c’est du travail ! qui revenait sur la visée émancipatrice du Régime Général de la sécurité sociale de 1946.

Dans un contrat privé instituant la qualification au poste, l’individu est interchangeable : puisque c’est au poste qu’est attaché un niveau de qualification, on peut licencier l’employé et en embaucher un autre pour la même tâche. Il est condamné à respecter la production de valeur pour la production de valeur, au risque de se retrouver sans ressources. Les travailleurs, dans cette configuration, n’ont pas la moindre maîtrise du poste de travail. Mais avec la qualification à la personne, le salaire devient un droit politique attaché à l’individu, quel que soit l’état du « marché de l’emploi » (entendre les besoins de profitabilité des représentants du capital). Reposant sur la valeur socialisée (mise en commun à la base du processus productif), ce salaire responsabilise le producteur (il est reconnu), à l’inverse de la logique du « tu n’existes pas en dehors de la force que tu apportes au capital », des « aides sous condition d’être pauvre » ou encore du « droit par le mérite des pensions et allocations considérées comme contrepartie de cotisations accumulées » (primes et RSA en sont des déclinaisons). Le rôle de la qualification à la personne est de libérer le travail du marché de l’emploi.

Sa logique est en fait celle du salaire du fonctionnaire, qui détache le salaire de l’emploi. Le travailleur est validé en tant que producteur de valeur en même temps qu’il n’a plus à valoriser le capital appartenant à un rentier. En d’autres termes, pour que l’individu puisse être protégé de la logique prédatrice du capitalisme mettant en concurrence les travailleurs sur un « marché » – « les titres de séjours sur les métiers en tension » en sont un exemple éclatant – il fallait construire des statuts de travailleurs attachés à la personne. Rappelons que le monopole de la bourgeoisie sur la production passe aussi par le contrôle des liens qui unissent les salariés, à savoir ce fameux « marché ». Cette mainmise sur ce qui est en fait un réseau d’individus dépendants et interchangeables, lui permet d’imposer la valorisation du capital (utile à l’augmentation de ses profits) au détriment de la valeur d’usage (biens utiles aux besoins de la société). Ce lien de dépendance de la production à des intérêts extérieurs aux besoins de la société, consacre la perte d’autonomie individuelle du producteur quant aux moyens de sa survie matérielle. Pourtant, bien que nous soyons isolés sur un « marché du travail » hostile, ce développement des liens entre travailleurs est paradoxalement la condition de possibilité d’un dépassement de la concurrence en solidarité de classe : contraint dans ses choix de consommation individuels, le travailleur n’en est pas moins autonome à l’échelle de classe car sa classe produit ce qu’il consomme3.

Dali, Cygnes se reflétant en éléphants, 1937

Cela dit, venons-en aux retraites qui est en principe le passage à la qualification personnelle garantissant la continuité du salaire sans être au travail (tout comme l’assurance-chômage, bien que sur un temps plus limité). Pour le calcul de la pension de retraite, les dix meilleures années travaillées comptaient et peu importaient les cotisations générées. L’idée était de prolonger le mouvement pour descendre de plus en plus bas : les sept meilleures, les cinq meilleures, jusqu’à l’inconditionnalité effective. Soit le seuil zéro, sans préalable d’heures pour le chômage et d’années pour la retraite. Les vingt-cinq années actuellement utilisées comme référence, ainsi que le « j’ai cotisé, j’ai droit », sorte de répartition au mérite présent en contre-modèle dès le départ (et prolongé en 1961, 1984, etc.), sont en fait le fruit de la logique patronale aujourd’hui à l’initiative. À l’initiative seulement car sur les 340 milliards de pensions, 250 milliards relèvent encore du droit au salaire comme continuation du salaire du dernier et meilleur traitement. Droit porté par les régimes spéciaux que le gouvernement veut justement détruire. En résumé, ce salaire vient à l’origine valider le statut de producteur des aînés (après une vie d’exploitation) comme des chômeurs (les privés d’emplois)4.

C’est donc de la réaction au conquis de 1946 qu’il faut partir pour comprendre l’enjeu de l’actuelle réforme des retraites. La logique inverse, méritocratique, se manifeste en effet dès 1947 par la mise en place de régimes complémentaires destinés à la retraite des cadres : l’Agirc. Puis en 1961 l’Arrco (Association des Régimes de Retraite Complémentaire, NdlR), offrant la même possibilité aux employés. Il s’agit de « comptes complémentaires d’activité » de plus en plus contrôlés par un État outil des monopoles et sur lesquels il est possible de « placer » ses cotisations. Plus on travaille, plus on accumule. Le producteur adhère sans le savoir à la vision du rentier capitaliste. De la poursuite du meilleur salaire, la retraite devient la contrepartie des cotisations accumulées, tandis que l’on assiste à l’avènement des « comptes rechargeables » du chômeurs cumulant les bons points personnels (P. Séguin fin 1980 / M. Rocard début 1990). Séguin, en 1986, enfonce d’ailleurs le clou en indexant les pensions sur les prix et non plus sur les salaires. Le diable se niche bien dans les détails : on passe d’une continuité de son activité à une pension fluctuant en fonction des prix. Le retraité et le chômeur ne sont dès lors plus considérés comme des travailleurs titulaires d’un salaire et libérés de la contrainte d’aller sur le « marché de l’emploi » pour toucher un salaire, mais comme des « ayants droits au différé de leurs cotisations ». Ayant versé au pot commun d’une abstraite solidarité intergénérationnelle ou ayant habilement thésaurisé, ils ont le droit de récupérer leurs billes. En somme, l’objectif est d’abolir le droit au salaire des retraités pour le remplacer par une pseudo épargne où l’on accumule des points sur un compte individuel, et où la retraite devient la contrepartie de nos cotisations. Et ce contre la retraite comme continuation du meilleur salaire que l’on connaît encore majoritairement.

L’objectif est d’abolir le droit au salaire des retraités pour le remplacer par une pseudo épargne où l’on accumule des points sur un compte individuel, et où la retraite devient la contrepartie de nos cotisations

La nouvelle réforme de l’assurance chômage reprend d’ailleurs cette méthode de fluctuation du montant selon les indicateurs « au mérite ». Il y aura modulation des allocations en fonction de l’état de l’emploi en général : s’il est déclaré que tout va bien, les prestations baisseront. Charge aux comités d’experts ou aux statisticiens du « bon nombre de trimestres consécutifs pour l’emploi » de donner les critères de la « bonne santé économique du pays ». Nous y reviendrons. Ce qu’il faut retenir c’est que l’enjeu des réformes Macron n’est pas de baisser le pouvoir d’achat mais d’en finir avec le droit au salaire des retraités et des privés d’emploi. Un droit qui se fonde sur l’exemple de la fonction publique. Le but est de remettre le salaire sous le joug de l’emploi et donc de reverser les retraités et les chômeurs dans l’arène du « marché de l’emploi ».

Dans le prolongement de ces transformations, Michel Rocard, socialiste patenté, crée en 1991 la CSG (Contribution Sociale Généralisée). Cet impôt « solidaire » reconfigure le sens des allocations familiales puisque, là où en 1946 cette allocation versée aux parents élevant deux enfants était un véritable salaire calculé sur la rémunération d’un ouvrier de la métallurgie, elle devient une simple allocation de couverture des « coûts sociaux supplémentaires » : le coût de l’enfant. En 2018, cet impôt est venu remplacer la cotisation chômage des salariés. Une façon pour l’État de reprendre entièrement la main sur une institution gérée jusque-là par les syndicats, conjointement avec le patronat. Cet impôt déployé sur le contribuable en général, et justifié par une solidarité face à la crise, détruit de fait le principe du travailleur libéré du marché des biens et services ; c’est-à-dire reconnu comme producteur de valeur, dont le salaire est déconnecté de l’activité et qui est en capacité d’être responsable de la production.

La réforme des retraites contre la cotisation (T)

En bref : les sénateurs ont voté le 12 novembre un amendement sur les retraites dans le cadre du projet de loi sur le financement de la Sécurité sociale. La version du texte étant revenue vers les députés comportait cette modification. Toutefois, Elisabeth Borne a communiqué la position du gouvernement : qu’ils ne peuvent prendre le risque politique de sabrer un semblant de débat devant débuter en janvier… et qui se finira de toute évidence en un énième 49-3. Ce n’est qu’en dernier recours que le gouvernement prévoit de passer par la case amendement, à travers un projet de loi rectificatif du budget de la Sécurité sociale qui permet d’ajuster après coup certaines dispositions comptables5.

Sur le papier, c’est simple : dès l’été 2023, c’est le recul progressif de l’âge de départ de 62 ans à 65 ans (ou 64 ans en augmentant le nombre de semestres travaillés), en commençant par la génération de 1961. Le projet contient en outre la garantie minimum d’une pension à 85% du Smic brut pour les carrières pleines, soit à peine 32% des petites retraites puisque tout est fait pour que de moins en moins de français accèdent à une pension à taux plein. Encore et toujours, ils usent de mesures sous condition dont l’effet recherché est de diviser les travailleurs, pour diminuer les risques d’un mouvement porté par un « tous ensemble » généralisé. C’est aussi la fin des régimes spéciaux pour les nouveaux recrutés (RATP, SNCF, salariés de l’énergie). La motivation annoncée est celle de « faire 15 milliards d’économies pour combler le déficit et sauver notre système par répartition » (E. Born). Mais comme tout élément de langage, nous sommes face à un voile recouvrant le réel. En réalité, nous comprenons qu’il s’agit d’un projet politique mené par la classe possédante. Il prend sens dans le cadre d’une lutte de classe acharnée pour le contrôle de la production et l’augmentation du taux de profit.

Dali, Le visage de la guerre, 1940

a) Déployons un argumentaire pragmatique à partir de données statistiques. Il faut observer que le taux d’exploitation qui dégrade les conditions de travail et fait baisser les salaires réels – à savoir le salaire corrigé par l’inflation, donnant une approximation du pouvoir d’achat – est en hausse depuis les années 19806. En effet, si depuis les années 1940 les revenus ont globalement augmenté, aujourd’hui la paupérisation des travailleurs indépendants et salariés s’est aggravée relativement à la richesse produite qui, elle, est en hausse exponentielle. Le salaire moyen, dopé par les plus hauts revenus (chefs d’entreprise et cadres supérieurs de chaque catégorie professionnelle)7, mais ​​« le salaire réel d’au moins 90% des français a baissé ces dernières décennies ». C’est-à-dire que « le salaire réel du Français moyen, lui, ne cesse de baisser »8.

En 1945 la part de la valeur ajoutée produite par les travailleurs leur revenait pour plus de 80%, mais celle-ci est tombée à 67% en 2019. Concrètement, ces 15% de PIB grignotés aux travailleurs représentent 360 milliards sur le total des 2400 milliards. Les salaires réels, eux, stagnent depuis une décennie, et baissent même relativement à l’inflation ainsi qu’à la productivité9. Il y a bien un appauvrissement généralisé du salariat, soit une baisse globale du niveau de vie. Sous l’effet de la concurrence, les cadres de la production voient leur situation « privilégiée » se dégrader plus rapidement encore. Si entre les salariés les écarts de revenus diminuent, entre les salariés et les possédants (détenant les grands moyens de production et de circulation) ils augmentent10. Quand on sait que l’un des arguments massue pour imposer cette réforme est le déficit de 13 milliards, on ne peut que constater la supercherie. Il faut dire que ce chiffre est un montant prévisionnel sur dix ans… parmi d’autres prévisions. Il a été élaboré en prenant en compte les politiques de limitation des budgets et de stagnation des salaires (moins de salaire équivaut à moins de cotisation). Mais malgré toutes les tentatives pour le couler, le système reste excédentaire.

Travailler plus pour sauver les retraites du déficit donc ?

Ce présupposé ne colle pas à l’écosystème libéral. Aujourd’hui, reculer l’âge de départ ce n’est pas travailler plus longtemps puisque 40% des plus 62 ans ne sont pas en emploi et que les employeurs n’embauchent que rarement les individus de plus de 50 ans (seulement 56% des plus de 55 ans ont un emploi). Dans le taux global du chômage, les seniors représentent 25% ! Une fois la réforme passée, que faire de toutes ces personnes dans un système ultra concurrentiel générant la privation d’emploi ? Les aînés sont condamnés à attendre leur retraite chez Pôle emploi s’ils ont rempli avant l’heure leur quota de 42,5 ans de cotisation. Paradoxalement, ils vont donc peser sur les comptes de l’assurance-chômage que les libéraux veulent pourtant aussi « assainir ». Une bonne part d’entre eux sont également amenés à sombrer dans la misère ou à devenir de la main d’œuvre bon marché pour l’ubérisation, comme actuellement les « jeunes » de 18 à 35 ans. Si l’exploitation a déjà été maximisée en inventant le temps d’avant le travail, celui du jeune en formation perpétuelle devant tout accepter pour prouver qu’il mérite mieux plus tard, cette nouvelle réforme reproduit le schéma mais pour le temps d’après le travail. Le producteur est ainsi pressuré jusqu’au bout de sa vie. L’Homme est un filon à exploiter jusqu’à la dernière goutte, à l’image de ces groupes pétroliers spécialisés dans l’extraction du pétrole via des puits d’Afrique ou d’Amérique du sud en fin de vie11.

Puisque la nature du travail effectué durant sa vie, couplée aux conditions de travail, conditionne l’espérance de vie, c’est d’abord celle des ouvriers et des employés qui va continuer à baisser

Abordons un point crucial : celui de l’inégalité de l’espérance de vie. Puisque la nature du travail effectué durant sa vie, couplée aux conditions de travail, conditionne l’espérance de vie, c’est d’abord celle des ouvriers et des employés qui va continuer à baisser12. Certes, les cadres perdent plus rapidement en niveau de vie : leurs revenus se rapprochent de plus en plus des autres salariés. Mais leur espérance de vie, elle, est bien supérieure et ne cesse d’augmenter. Bien que, sous la pression managériale, leur travail soit de plus en plus répétitif et contrôlé, ils jouissent de conditions favorables. Comparativement aux ouvriers, ils sont 8 fois moins sujets aux accidents du travail (reconnus) et 15 fois moins aux maladies professionnelles. Si l’on prend en compte l’espérance de vie en bonne santé, le constat est encore plus accablant. Concrètement, un cadre de 35 ans appartenant à la génération 2009-2013 avait une espérance de vie de 47 ans (ce qui lui reste à vivre), dont 13 avec des problèmes physiques. L’ouvrier du même âge et de la même génération avait une espérance de vie de 31 ans, dont 17 dans un état problématique. Cotisant plus longtemps pour toucher moins, il avait qui plus est moins de temps pour profiter de sa pension. Enfin, un sans activité, lui, avait une espérance de 10 ans13.

Dali, Le sommeil, 1937

Le mauvais travail comme la privation de travail sont des crimes. Dans le contexte que nous connaissons, soit de destruction de nos protection sociales, d’augmentation des cadences et de chômage de masse, il n’est pas difficile d’imaginer le résultat des réformes du gouvernement sur les classes populaires !

Ce désastre est soutenu par une propagande de nature économique (le déficit donc) à l’œuvre depuis que le Régime général existe, le but étant de briser la logique du salaire attaché à la personne. Car en vérité, jusqu’en 2070 les ressources du système des retraites sont stabilisées. D’après le rapport du Conseil d’Orientation des Retraites lui-même, les recettes des administrations de la sécurité sociale sont supérieures aux dépenses. C’est bien l’État monopolistique qui lui impose sans arrêt une dette dont elle n’est pas responsable. Il y a donc un vrai choix de mise en scène.

Le levier de la cotisation :

Pour mieux financer le système, il est tout à fait possible d’avoir recours à l’augmentation des cotisations (la part socialisée de la production des travailleurs) plutôt qu’à l’austérité. La cotisation étant à considérer comme un ajout de valeur ; un outil pour créer différemment de la valeur. Concrètement, nous avons pu subventionner l’hôpital public, verser pour 340 milliards de pensions chaque année ou encore créer des postes de fonctionnaires (de 500.000 à 5 millions aujourd’hui) sans avoir recours au crédit des banques et marchés financiers. Autrement dit, la Sécurité sociale, cette institution gérée par les intéressés et abreuvée de la valeur socialisée produite par les travailleurs, a majoritairement financé les grandes réalisations collectives (notamment l’hôpital). Comment ? En affectant une valeur pour anticiper et correspondre à la production supplémentaire à venir. « La cotisation correspond donc à ce qui va avoir lieu (il ne s’agit par de la redistribution d’un gâteau à partager, mais d’une nouvelle manière de créer de la valeur, sans capitaux privés) ». Le PIB n’a de fait pas chuté mais augmenté. De façon plus évidente : depuis 1979, les salaires des fonctionnaires sont ajoutés au PIB car on estime « qu’ils produisent ce qu’ils reçoivent en salaire » (A. Catin, séminaire 2022-2023 de Réseau Salariat, deuxième séance). Pourquoi ne pas en faire autant pour les retraités, les chômeurs ou le salaire en général ? Bien sûr, ce choix politique ne peut que s’opérer contre la logique accumulatrice du capital, donc dans un rapport conflictuel d’une extrême intensité.

Revenons à l’argument générique du déficit causé par la dépense publique en général. Ce poncif soutient à peu près toutes les réformes structurelles. Pour commencer à lui tordre le coup, revenons sur un chiffre constamment mis en avant : les 59 % de dépense publique par rapport au PIB. Contrairement à ce qui est sous-entendu par les experts de plateau, cela ne veut pas dire que 59 % du PIB est destiné à la dépense publique, mais qu’on compare une valeur (le PIB : l’ensemble des richesses économiques générées sur le territoire) à tout ce qui relève de la dépense publique : prestations sociales, mais aussi fonctionnement des administrations (consommations intermédiaires par exemple) ou encore salaires des fonctionnaires. En comparaison, le privé c’est 200 % du PIB en termes de valeur (les mutuelles, les salaires, les consommations intermédiaires, etc.).

Dali, La tentation de saint Antoine, 1946

Le secteur privé est donc bien plus onéreux pour la société que le public, notamment parce qu’il doit nourrir une armée d’actionnaires ne répondant pas à une organisation du travail tournée vers la satisfaction des besoins de la population. À l’inverse, le secteur public, lorsqu’il n’est pas aux mains d’un État représentant les intérêts de la classe dirigeante, a pour tâche de coordonner au mieux la production dans l’intérêt de la majorité. Pour ce faire, il doit déployer sur le territoire une série d’infrastructures dont les monopoles se servent allègrement pour exister dans le jeu de la concurrence mondialisée14. Les appareils d’État leurs sont utiles pour réduire les droits sociaux conquis dans le cadre national. Les libéraux comme les libertariens auront beau se targuer de ne pas avoir à faire à l’État et que celui-ci n’a pas à interférer dans les affaires économiques, leurs politiques n’existent que par son intermédiaire, ainsi que par le pillage des subventions et de l’impôt !

Les aides aux grandes entreprises sont comptabilisées dans la dépense publique. C’est même le premier poste de dépense, avec 157 milliards en 2021, soit deux fois le budget de l’Éducation nationale et 30% du budget de l’État !

Pour ainsi dire, par l’entremise de l’État, ils ne cessent de détruire la cohérence territoriale sous prétexte de « concurrence naturelle », et les monopoles publics (énergie, transports, télécommunications, réseaux sociaux, etc.) pour imposer le leur. Car le capitalisme est dans une phase à la fois concurrentielle pour les salariés et monopolistique à l’échelle des moyens de production de plus en plus concentrés dans quelques firmes. La contradiction est criante : en dérégulant un secteur public fort et en concentrant le travail, les propriétaires sapent les fondations qui permettent au capital de croître et de se reproduire en toute sérénité. Ce qui nous fait dire, pour paraphraser K. Marx, que les capitalistes scient la branche sur laquelle ils sont installés. Ou encore, dans une formule plus précise :

« Le développement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie le fondement même sur lequel elle produit et s’approprie les produits. Elle produit avant tout ses propres fossoyeurs. » (Le Capital, livre III, MEW, 25, pp. 473-474 ; P 1, p. 173).

Ajoutons qu’aujourd’hui les aides aux grandes entreprises sont comptabilisées dans la dépense publique. C’est même le premier poste de dépense, avec 157 milliards en 2021, soit deux fois le budget de l’Éducation nationale et 30% du budget de l’État ! Subventions, crédits d’impôts et exonérations de cotisations en tout genre font le bonheur des rentiers… et le déficit de nos institutions du travail ! Les ménages contribuent aujourd’hui plus au budget de l’État que les entreprises (cf. Maxime Combes, économiste d’Attac). D’un autre côté, entre 2017 et 2021, les prélèvements obligatoires sur les ménages ont augmenté de 54 milliards15. Ainsi, les marques de cette offensive du capital contre le travail s’avèrent brutales en période d’instabilité. La crise des subprimes de 2008 a rapporté 156 milliards aux grands groupes et aux banques, celle du Covid 240 milliards environ, sans contrepartie. Des dons gracieux largement accumulés, que la société ne reverra sans doute jamais et qui légitiment aujourd’hui les politiques d’austérité.

La destruction de l’assurance-chômage comme droit au salaire en-dehors de l’emploi (T)

Deux axes sont à retenir dans ce projet de loi relatif « au fonctionnement du marché du travail en vue du plein-emploi ». Nous nous y attardons car cette réforme a largement été négligée dans le débat public, y compris dans le mouvement social :

Un précédant confirmé

Ce premier volet voté le 11 octobre et adopté par le sénat le 25 octobre 2022, entérine l’ancienne modification des modalités d’accès et de calcul des allocations chômage, dont la seconde partie devait arriver à échéance le 31 octobre 2022.

Dali, Rock and Roll, 1957

a) Cette précédente réforme a institué, dans sa première partie (validée fin 2019), le fait de devoir travailler six mois à temps plein au lieu de quatre, sur une période de vingt-quatre mois au lieu de vingt-huit, pour pouvoir prétendre à des allocations. Le rechargement des droits est lui aussi devenu plus compliqué, puisqu’il faut désormais six mois de contrat plein contre un mois auparavant. Là où il était possible de travailler, de se retrouver au chômage puis de retrouver un contrat court pour recharger ses droits, la chose n’est donc quasiment plus permise… à l’heure d’un salariat soumis aux contrats courts ! C’est d’ailleurs l’architecte de la réforme la plus récente, Olivier Dussopt lui-même, qui a promulgué la logique du bonus/malus en remplacement de la taxation des entreprises qui en abusaient. Un dispositif bien moins contraignant.

b) Plus violent encore, la seconde partie de la réforme Pénicaud (validée fin 2021), a inauguré un nouveau mode de calcul : là où l’indemnité se basait uniquement sur le nombre de jours travaillés, les jours non-travaillés sont maintenant pris en compte. Le montant résulte d’une moyenne des deux, ce qui a engendré une baisse des allocations de 17 % à 41 % en moyenne. L’effet pervers est une baisse progressive des indemnités à chaque rechargement, notamment pour celles et ceux qui alternent contrats courts et périodes de chômages étendues, puisqu’on gagne toujours moins au chômage qu’avec un emploi16. Concrètement, l’indemnité a baissé de 150 euros en moyenne, touchant 1,8 millions de chômeurs.

Des allocations dépendant du « marché de l’emploi »

La réforme de cette rentrée enclenche en prime la possibilité de moduler, par décret, la durée d’indemnisation en fonction de l’état du marché. Conçue à l’origine comme une protection face aux aléas de la conjoncture et de la concurrence, dirigée aux trois quarts par les ouvriers avant 1967 et les ordonnances De Gaulle, l’assurance-chômage est à présent gérée par l’État et directement soumise aux critères flous du « marché ». Plus simplement, des critères politiques en faveur du capital pilotent désormais les allocations, ce qui va permettre une économie de 4 milliards par an (un transfert d’argent du public au privé) et une soumission accrue de la main-d’œuvre (la flexibilisation).

a) Pour tous les nouveaux demandeurs s’inscrivant à partir du 1er février, la durée maximale d’indemnisation sera réduite de 15% à 25% dans deux cas : lorsque le taux de chômage dans la population active reste en-dessous de 9% ou que son augmentation ne dépasse pas 0.8% sur un trimestre. Un chômeur qui pouvait alors prétendre à 24 mois d’allocations (36 au-delà de 55 ans) ne disposera plus que de 21 mois, voire seulement de 18 mois. Le 23 décembre, un nouveau « scénario » a été retenu dans la version transmise aux syndicats, à savoir qu’en-dessous de la barre des 6% de chômeurs la durée de l’allocation pourra être réduite de 25% à 40%. O. Dussopt a même laissé échappé la possibilité d’un durcissement accru en cas de baisse sous les 5%, soit le prétendu plein-emploi sur lequel nous reviendrons. Une véritable entreprise de spoliation d’une protection issue du travail des allocataires. Même si les cotisations chômage des salariés ont été supprimées en 2018 pour individualiser le chômage17, il reste que l’impôt finançant le manque à gagner et les cotisations que les patrons paient toujours sur nos salaires, dépendent de ce qui est produit. Selon Olivier Véran (porte-parole du gouvernement), « 18 mois c’est suffisant pour trouver un emploi ». Cette durée a été décidée sur la base de la conjoncture statistique actuelle, le gouvernement ayant décrété que, puisque le taux de chômage est aujourd’hui inférieur à 9% (environ 7,3%), la situation pour les demandeurs n’est pas si critique. Nous sommes dans la période « verte ». Heureusement pour nous donc, si le taux de chômage passe au-dessus de 9%, ou qu’il progresse de 0.8% en un trimestre, on en reviendra à l’ancienne durée correspondant à la période « rouge » ! Car pour Olivier Dussopt, « quand tout va bien, il faut que les règles soient plus incitatives ». Et tout va bien puisque 373 100 emplois sont à pourvoir nous dit-on. Seulement, ce sont des jobs mal payés, en temps partiel, précaires et inégalement répartis sur un territoire qui compte des millions de chômeurs. Le ridicule de cette réforme annonce tout son tragique : la disparité du territoire n’est pas prise en compte alors que le taux de chômage varie du simple au triple en fonction de là où l’on se trouve. Il est évidemment peu envisageable pour la plupart des gens de changer leur quotidien en quittant leur lieu de vie uniquement dans l’espoir de trouver un emploi.

La durée maximale d’indemnisation sera réduite de 15% minimum, jusqu’à 25%. Un chômeur qui pouvait prétendre à 24 mois d’allocations (36 au-delà de 55 ans) ne disposera plus que de 21 mois, voire 18 mois

Pas de panique ! Les « titres de séjour pour les secteurs en tension » viendront placer des ouvriers extra-nationaux dans les emplois non pourvus, le plus souvent des sous-emplois… mettant en concurrence immigrés et chômeurs forcés de se diriger vers ces postes. De toute évidence, aucune mesure annoncée ne vient répondre aux besoins des privés d’emploi : il y a plus de 3 164 200 chômeurs (catégorie A), auxquels il faut ajouter 2 206 900 personnes en « activités réduites » ou temps partiels subis (catégories B et C), ainsi que 730 000 en formation, en contrat aidé ou en cours de création de d’entreprise. Sans compter tous les non-inscrits (catégories D et E)18.

Un taux de chômage en hausse qui suit la courbe du taux d'exploitation :

En réalité, depuis les années 1970 l’armée de réserve des chômeurs est en augmentation, notamment au sein des classes populaires essentiellement constituées d’ouvriers et de salariés. Et lorsqu’on est épargné par le chômage, comme c’est plus souvent le cas pour les professions intermédiaires (instituteurs, infirmiers, secrétaires, techniciens, etc.) et les cadres (d’entreprises et du public, ou les professions libérales), c’est toujours pour connaitre une chute relative (par rapport au PIB) du pouvoir d’achat.

Autant dire que rien ne s’améliorera jamais. D’abord parce que l’économie rentre en phase de récession et que l’inflation galope. De fait, on voit mal comment la situation pourrait se résorber alors même que la concurrence à la survie s’accroît. Ensuite, parce que tout est fait pour réduire les statistiques du chômage en radiant, en restreignant l’accès aux prestations et en faisant accepter n’importe quel contrat aux allocataires. Si le scénario des 6%, voire des 5%, a été ajouté, c’est bien que l’objectif est de passer ces seuils pour vider de sa substance le chômage. Déjà, la majorité des chômeurs en fin de droit retrouvent un emploi parce qu’ils prennent ce qui se présente à eux : généralement un emploi sous-payé par rapport à leur niveau de qualification. Pour compléter le tableau, un chômeur de longue durée sur deux a plus de 55 ans, à savoir l’âge de péremption des employés pour les employeurs. Enfin, il n’y aura pas d’amélioration parce que ce système de période « verte » et de période « rouge » est piloté politiquement par décrets gouvernementaux, sur les conseils d’experts sélectionnés avec soin.

Dali, Les Eléphants, 1948

Ce qui marque dans tout ça, c’est bien le changement radical de logique : d’un salaire continué validant le citoyen en tant que producteur n’ayant pas besoin de faire du chiffre d’affaire ou d’un employeur, puisque tout est assuré par une caisse de salaire socialisé (caisses économiques recueillant la valeur produite), on passe à un filet de sécurité ajustable achetant la paix sociale pour mieux mettre au travail. Ils assument frontalement la logique de l’offre et de la demande la plus grossière. Puisque ce système base les allocations sur la tendance de l’emploi « en général », il ne prendra pas en compte l’état de la région, ni même du secteur. La situation sera la suivante : si on est ingénieur et qu’il n’y a que de la place en restauration, il faudra quand même y aller !

b) Pour parfaire ce dispositif, l’un des amendements porté par les députés de la macronie et de la droite classique modifie la définition de l’abandon de poste. Maintenant, un travailleur abandonnant son poste pourra être privé de ses indemnités pour lesquelles il aura pourtant cotisé. Et peu importe la raison (harcèlement, burn-out, etc.).

c) En outre, restreindre l’accès aux allocations est un instrument politique direct pour la classe dirigeante qui cherche à maintenir sa position. Radier les chômeurs permet de lisser artificiellement les chiffres et de dire « regardez, notre chômage baisse grâce à nos mesures ». En clair, la majorité des allocataires vont devoir accepter n’importe quel emploi puisque les prestations ne suffiront plus pour vivre et que, désormais, la radiation est assurée au bout de deux CDI dans la même année et sur le même poste, après un CDD ou une mission d’intérim. Plus globalement, la plupart des travailleurs ne seront tout simplement plus éligibles. Ce processus est observable en Allemagne où le quasi plein-emploi rime avec sous-statuts, précarité, bas salaires et réduction forcée des heures travaillées, ainsi qu’augmentation de la pauvreté19. Dans ce pays, une grande part de la masse laborieuse est sortie des statistiques du chômage en l’espace de quelques années. Cependant que le recours à l’aide alimentaire ne cesse de croître, la courbe du chômage baisse. La réalité sociale est masquée ! Encore une fois, tout est fait pour atteindre cet objectif, car si les statistiques du chômage baissent, nous toucherons toujours moins longtemps les allocations pour lesquelles nous avons cotisés.

Il faut relever que, déjà, entre 25 % à 45 % des chômeurs éligibles ne demandent pas leurs allocations20. Ce sont essentiellement des jeunes qui ne savent pas qu’ils ont ouvert des droits. Du reste, tout est fait pour ne pas informer le travailleur, voire le décourager. Ce qui renvoie au grand nombre de personnes ne faisant pas les démarches pour toucher les prestations sociales auxquelles ils auraient pourtant droit. Par ignorance totale, adhésion au discours stigmatisant sur les « fainéants », crainte d’être pointés du doigt ou du fait de procédés intentionnels vicieux21. Preuve s’il en est qu’on ne recherche pas naturellement à vivre des aides, comme le discours historique de la bourgeoisie sur la paresse endémique des masses populaires le sous-tend : « ces tire-au-flanc par nature » disait F. W. Taylor, l’ingénieur ayant perfectionné l’exploitation capitaliste à l’usine (The Principes of Scientific Management, paru en 1911). Pôle emploi lui-même met en avant que 88% des chômeurs cherchent activement un emploi, et ce malgré l’état déplorable des conditions de travail dans la plupart des secteurs. Effectivement, la moyenne (en baisse) du montant de l’allocation est de 1050 euros, soit rien de très enviable, tandis que la moitié des inscrits ne sont plus indemnisés suite au nouveau mode de calcul.

Dali, L’énigme Hitler, 1939

Cette réforme est en somme une attaque en règle non seulement contre les démissionnaires, mais également contre les allocataires qui refuseraient un emploi. Faire la guerre au problème des chômeurs, ça a la vertu de masquer l’état de pourrissement avancé de l’économie capitaliste. Celui-ci n’étant plus en capacité de fournir des emplois de qualité, avec des niveaux de rémunération acceptables, une mobilité domicile-travail décente ou de garantir des gardes d’enfants pour les mères, il oblige. Et en rajoute une couche avec les « titres de séjour sur les métiers en tension ».

L’État austéritaire au service des monopoles (PI)

L’ancien dirigeant du MEDEF (Mouvement des entreprises de France, le “syndicat des patrons”, NdlR), Denis Kessler, déclarait sans filtre dans un article du journal Challenge du 4 octobre 2007 : « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis entre 1944 et 1952, sans exception [les conventions collectives instituant un contrat de travail attachant le salaire au poste et reconnaissant la responsabilité patronale, le statut de la fonction publique et la qualification attachée à la personne, le régime général de la sécurité sociale, les régimes spéciaux de la sécurité sociale et ses salariés à statuts, etc.]. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ». Son prédécesseur, Yvon Chotard, vice-président du CNPF (Conseil National du Patronat Français, ancien MEDEF), avouait quant à lui la centralité du rapport de force capital/travail : « on ne fait pas la même politique avec un PCF à 20% et un PCF à 10% ».

Il n’y aura pas d’amélioration parce que ce système de période « verte » et de période « rouge » est piloté politiquement par décrets gouvernementaux, sur les conseils d’experts sélectionnés avec soin

On aura compris la logique générale :

Ce que l’on donne aux grandes entreprises par les baisses de fiscalité, les suppressions de taxes et de cotisations22, on le prend aux masses populaires par des coupes drastiques dans le budget des prestations sociales et des services publics, alors que ceux-ci sont bénéficiaires et bien moins coûteux pour la société que le privé lucratif (complémentaires, assurances, etc.). Leur but n’est donc pas de faire « des économies ». Du moins, si cela est ressenti et formulé de cette manière à l’échelle de l’exploiteur individuel, il s’agit moins d’une stratégie consciente commanditée par un groupe volontariste décidé à accentuer son emprise, que d’un processus. Le développement des forces productives23 dans lequel des stratégies trouvent leur place, et qui tend à organiser cette formidable entreprise de concentration du capital pour économiser le travail vivant (nous) et ainsi mieux réaliser la plus-value24. On parle d’un véritable transfert des fonds publics organisé l’État vers quelques monopoles privés. Factuellement, l’étatisation entraîne toujours une baisse générale des prestations et une augmentation du taux d’exploitation. On l’a vu en Angleterre où les indemnités sont passées de 1000 à 400 euros environ.

« La production capitaliste tend constamment à surmonter ces bornes qui lui sont immanentes, mais elle ne les surmonte que par des moyens qui lui opposent ces bornes sur une nouvelle et plus vaste échelle » (Le Capital, Livre III, MEW, 25, p. 260 ; P 2, p. 1032).

C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase de Marx : la phase dans laquelle nous sommes est celle de la concentration des moyens de production, des parts de marché et de l’emploi dans des monopoles pour maintenir le taux de profit de dominants. C’est aussi l’époque de la recherche de débouchés lointains (les guerres), de nouveaux moyens de faire circuler les capitaux et de l’augmentation du taux d’exploitation : augmentation du contrôle hiérarchique, des cadences, du geste répétitif, des sanctions, etc.25 Quitte à faire venir de la main d’œuvre étrangère afin de peser sur les salaires, donc de faire baisser « le coût de production » pour le capitaliste. Une mise en concurrence artificielle qui sert également à détourner la conscience de classe.

Le retour au travail d'avant le contrat d'emploi :

Retenons qu’actuellement le système économique n’a plus pour objectif de produire mais de concentrer les pouvoirs technologiques, politiques et économiques entre les mains de quelques-uns. Et que l’entreprise de dépeçage des statuts de salariés, de la fonction publique, des conventions collectives ou des prestations sociales, accompagne la tendance à l’accroissement de l’exploitation qui trouve son achèvement dans ce que l’on nomme l’ubérisation. Sous ce mot se cache le retour à la forme canonique de l’exploitation capitaliste : le travail à la tâche bâti sur le mythe de l’individu libre sur un « marché libre ». Les capitalistes (fournisseurs, prêteurs, clients de l’activité) préfèrent évidemment les indépendants, dont la rémunération émane du droit commercial imposé, à des salariés organisés détenteurs de droits et liés eux par un contrat. En effet, le droit commercial précédant le droit du travail masque la réalité du rapport social basé sur l’exploitation, là où le contrat de travail (et le droit qu’il lui est attaché) matérialise le lien de subordination, dévoilant l’existence d’un employeur jusque-là dans l’ombre. C’est tout le tragique du quotidien des livreurs Uber qui, jouissant d’un statut d’indépendant, sont pourtant pressurés par les normes d’une plate-forme qui ne leur appartient pas. Leur combat s’est immédiatement porté sur la nécessité d’accéder au statut de salarié pour se protéger des aléas. Car ce qu’ils vivent est une régression : l’inverse de tout le mouvement qui a consisté à enrichir les personnes de la reconnaissance inconditionnelle de leur contribution à la production de valeur, quoi qu’elles fassent, sur la base de la dissociation entre l’activité productive et le salaire.

L’austérité est à considérer comme le mode opératoire de cette manœuvre capitalistique, en tant qu’elle sape les institutions du travail assurant notre protection face au marché des monopoles. Présentée comme nécessaire face au danger de la dette, elle est à l’économie ce que la sobriété heureuse est à l’écologie : un outil d’atomisation de la conscience collective et d’inversion des responsabilités demandant aux petits de faire des efforts pour les gros, tandis que les gros n’en font aucun. Les nouveaux budgets pour 2023, à savoir les projets de loi de la Sécurité sociale et du budget de l’État de 2023, ont commencé à passer en 49-3 les 18 et 20 octobre. C’est à volonté, pourquoi s’en priver ?

Le « canon budgétaire » contre la souveraineté populaire (T)

Pour finir le boulot de décennies de contre-révolution sociale, le gouvernement s’adosse à la structure à l’ambition continentale qu’est l’Union Européenne. En tant qu’ensemble où la concurrence domine, où le capital circule librement et où la monnaie n’appartient pas aux nations, elle est l’outil du parachèvement néolibéral sacrifiant le travail au profit du capital. Et pour cause, la matrice de son droit a toujours été « la concurrence libre et non faussée ».

Dali, Persistance de la mémoire, 1931

Ainsi, il ne faut pas s’étonner du fait qu’avant même que les parlementaires se soient emparés des questions budgétaires déterminant l’orientation politique du pays, des gages aient été envoyés à l’Union Européenne sous la forme d’un programme. Il montrait comment allaient évoluer dans le temps les dépenses publiques et les efforts allant être mis en œuvre dans « le bon sens ». C’est-à-dire que, déjà en avril 2022, le gouvernement s’était engagé à limiter la dépense publique à 0.6% par année pour réduire le déficit à 3% à la fin du quinquennat. Cette feuille de route a préparé les recommandations de juin de la Commission européenne. C’est à ce moment là qu’elle suggère les aménagements auxquels les États doivent souscrire, à savoir un panel de normes à appliquer sur un semestre pour pouvoir espérer accéder à des prêts avantageux26. Dans cette perspective, la France fait évidemment office de bon élève et, lorsque les parlementaires de la majorité présidentielle débattent dans l’hémicycle, ils se font les soldats de ces orientations.

D’un côté, donc, (a) la loi du budget de la Sécurité sociale visant à limiter les prestations sociales, de l’autre (b) le projet de loi de finance 2023 garantissant d’énormes avantages aux grandes entreprises. C’est tout simplement la formule de transfert de la richesse socialisée27dans les poches des monopoles. Puisque l’on assiste à une baisse de la fiscalité pour la classe dominante et leurs monopoles, il faut équilibrer la situation par les contre-réformes sabrant le budget des prestations sociales (retraites, chômage, maladie, etc.).

a) L’État n’ayant pas le contrôle sur la monnaie, actuellement domaine de la Banque Centrale Européenne, il ne peut ni baisser le taux des prêts pour stimuler l’investissement, ni créer de la monnaie pour soutenir les secteurs en difficulté ou les collectivités locales. Il lui reste donc la fiscalité et le social pour répondre aux normes budgétaires européennes. Or, la dépense publique est essentiellement celle de la protection sociale (avec en premier la maladie et la retraite) qui, comme nous l’avons montré, est de plus en plus fiscalisée et étatisée. C’est-à-dire que la bourgeoisie fait supprimer progressivement les cotisations salariales au profit du mode de financement par l’impôt (CSG par exemple), expulsant les syndicats des instances décisionnelles de la Sécurité sociale. Ce qui est déjà le cas pour l’assurance-chômage où seuls décident les employeurs et l’Etat. Cette tentative de fiscaliser les 500 milliards de la Sécurité sociale (dont environ 340 milliards de retraites) vise à permettre au gouvernement de décider des coupes à effectuer pour baisser les dépenses publiques.

Présentée comme nécessaire face au danger de la dette, l’austérité est à l’économie ce que la sobriété heureuse est à l’écologie : un outil d’atomisation de la conscience collective et d’inversion des responsabilités

b) Ce que porte le deuxième terme de cette équation, à savoir le projet de loi de finance 2023, c’est les biens mal nommées « aides aux entreprises » (2 000 aides environ) censées stimuler « la concurrence libre et non faussée » (que l’on sait faussée et contrainte). Elles représentent environ 200 milliards en niches fiscales et exonérations de cotisations28, soit 8,5% du PIB et 41% du budget de la loi (c’est environ 40 milliards de cadeaux de plus que les précédents budgets). Les contreparties sont évidemment inexistantes et la moindre idée de contrôle public rejetée par suspicion de « soviétisme ». Le texte prévoit par exemple de supprimer la caisse spécifique consacrée aux accidentés du travail et aux maladies professionnelles, soit de 3 à 4 milliards. Même si elle n’est pas déficitaire, la supprimer permet de délester les cotisations obligées des patrons pour tout regrouper dans la maladie en général. C’est par ce genre de procédés mesquins et technocratiques consistant à fragmenter les mesures pour invisibiliser la cohérence d’ensemble, que toute une partie des décisions politiques échappent à la population !

Sortir de l’engrenage des réformes concurrentielles ? (PI)

Sur le fond, cette destruction de la Sécurité sociale a pour effet de transformer la perspective émancipatrice d’un citoyen responsable de la production, avec des droits et des devoirs (exercer sa qualification, gérer son entreprise, participer aux institutions économiques et politiques), en celle d’un être infantilisé et constamment moralisé, voire terrifié par le jeu de la concurrence dans lequel il se débat. Le projet porté par les monopoles et leur fondé de pouvoir, l’État, est d’en finir avec le salaire en dehors de l’emploi. Dès lors, il faut le disqualifier à tout prix, sans relâche, dans une guérilla idéologique et législative constante.

Dali, Le moment sublime, 1938

a) Leur perspective est donc établie. C’est bien pour cette raison que le salaire de référence utilisé comme base pour la pension de retraite est passé des dix aux vingt-cinq meilleures années. Et on peut déjà prévoir, comme Bernard Friot l’analyse, que c’est la carrière complète qui deviendra l’échelle de valeur pour le calcul des pensions. Puisque le salaire de référence aura perdu de son sens, le calcul sera reporté sur le salaire moyen de la carrière, avec une pension nulle pour les carrières discontinues (les femmes seront particulièrement impactées). Ils feront finalement dépendre le montant des pensions des cotisations individuelles, celles que chacun aura pu mettre de côté sur les « comptes d’activité ». Ce qui achèvera l’inversion totale du sens de la mise en commun des richesses que ces institutions du travail portent. Quant à l’assurance-chômage, elle doit ressembler à un fin filet de sécurité, sans doute voué à disparaître au profit d’un revenu minimum universel, sorte de RSA augmenté (bientôt accessible sous réserve de 15-20 heures) tirant mécaniquement les salaires vers le bas et plaçant l’individu sous tutelle étatique (Cf. Présidentielles 2022 : tout sera mini dans notre vie).

Le salaire n’est plus la contrepartie du travail mais le préalable au travail. Et ce n’est plus la nature de l’activité qui détermine le salaire mais le statut de producteur.

b) Notre perspective se dessine. Celle du combat pour le prolongement de la qualification à la personne (la fonction publique) où ce n’est pas le poste qui est le support de la rémunération, mais la personne elle-même. Le travailleur est ainsi travailleur même s’il n’est pas au travail, ce qui lui permet de participer pleinement à la vie des grandes orientations politiques de la société et de préserver son intimité (les activités pour nous) du champ économique. Qui plus est, ce modèle social éradique le chômage car « supprimer le chômage ce n’est pas multiplier les emplois mais les supprimer puisque, par définition, l’emploi génère le chômage. Qui n’a pas de poste est au chômage » (B. Friot, séminaire 2022-2023 de Réseau Salariat, première séance).

Un déjà-là à prolonger :

Autrement dit, pour dépasser l’emploi l’idée, est bien d’étendre largement le salaire continué du régime général ou de la fonction publique, en l’intégrant à la citoyenneté. Cela revient à enrichir la citoyenneté d’un droit au salaire inconditionnel et inaliénable. Contrairement au marché présumant l’individu improductif et le forçant à se vendre pour constamment prouver qu’il mérite de vivre, ce statut de producteur présume que tout le monde est en capacité de créer de la valeur économique et de décider. Le salaire n’est plus la contrepartie du travail mais le préalable au travail. Et ce n’est plus la nature de l’activité qui détermine le salaire mais le statut de producteur.

Quoique l’on pense de ce qu’est devenu le fonctionnariat, dans la fonction publique il n’y a pas de chômage et les travailleurs conservent 100% de leur salaire en cas d’arrêt de leur travail. Durant les confinements, les 84% rémunérés à travers le salaire à la qualification du poste des conventions collectives ne l’étaient pas sur la base de l’activité29. Cela est encore plus vrai concernant le salaire à la qualification personnelle de la fonction publique où ce qui est rémunéré est la qualification personnelle. C’est pour cette raison que la retraite de la fonction publique est la poursuite du dernier salaire alors même que dans la fonction publique d’État il n’y a pas de cotisation et de caisse : le trésor public continue à payer les fonctionnaires jusqu’à leur mort parce que leur qualification ne s’arrête pas avec la fin du service.

Dali, Apparition d’un visage et d’un compotier sur une plage, 1938

Il faut nous défaire du défaitisme qui s’abreuve d’un sentiment d’infériorité parcourant notre être. En renouant avec la réalité, nous dégageons l’horizon des possibles : puisque 17 millions des plus de 18 ans dépendent encore de ce salaire personnel (50% des actifs), ce qu’il nous reste à faire c’est de développer la conscience de notre héritage pour regagner confiance en notre capacité à faire contre-pouvoir. Recenser les luttes, avancer des programmes et trouver de nouvelles modalités de combat, tout cela dans le sens d’un principe :

L’égalité dans l’abondance, reposant sur la capacité des citoyens-producteurs, mis en responsabilité, à décider des grandes orientations politiques et économiques, s’opposant au luxe bourgeois gaspilleur et ostentatoire, fondé sur de multiples exploitations et la confiscation des souverainetés collectives comme individuelles.

Alaoui O.

  • 1 Entretien au « Monde » : https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/11/02/darmanin-et-dussopt-sur-le-projet-de-loi-immigration-nous-proposons-de-creer-un-titre-de-sejour-metiers-en-tension_6148145_3224.html
  • 2 Autrefois exclues du champ social de la production, cantonnées à des tâches domestiques privées peu valorisées, les femmes ont gagné en autonomie par l’accès à l’emploi. Mais le capitalisme, emporté dans son nécessaire processus d’accroissement des forces productives, n’a pas détruit le tissu familial traditionnel par humanisme : il avait besoin d’une nouvelle main d’œuvre peu coûteuse. Il se sert donc de leviers (les oppressions) pour augmenter ses profits, et c’est la conjecture qui détermine lequel activer. En cela, il n’est pas sexiste ou raciste en soi mais doté d’une pure raison instrumentale. Lui opposer un universalisme de classe permet ainsi de traiter les oppressions sans récupération possible.
  • 3 Antoine Vatan, La situation de la classe laborieuse en France, 2022, pp. 39-45
  • 4 Les chômeurs sont les privés d’emploi sur un marché capitaliste où la masse salariale est avant tout ajustée aux taux de profit des monopoles, qui fluctue en fonction de la conjoncture économique : c’est-à-dire de la férocité de la concurrence
  • 5 En effet, le 49-3 est utilisable à volonté pour les questions de budget mais pas pour les autres sessions où il est unique : à ce jour nous en sommes au dixième !
  • 6 Par taux d’exploitation il faut entendre l’exploitation du travail par le patronat : plus la productivité augmente, plus le taux d’exploitation croît et plus le salaire réel baisse. La plus-value étant prélevée sur le salaire.
  • 7 Le cadre supérieur constitue la couche tampon qui représente une infime fraction du salariat. Son job consiste à appliquer des normes permettant d’augmenter le taux d’exploitation dans l’entreprise. Concrètement, il ne produit pas et ne met pas en circulation la marchandise (métiers de la vente), mais est payé à favoriser l’extraction de la plus value. Soumis à la bourgeoisie, son salaire est d’ailleurs directement issu de cette plus-value. Il est trader ou manager, et porte en lui une conscience malheureuse car il n’a pas de sens en-dehors du capitalisme, en plus de ne posséder aucun savoir-faire.
  • 8 Antoine Vatan, La situation de la classe laborieuse en France, 2022, p. 73.
  • 9 Idem, p. 15.
  • 10 Idem, p. 54-57.
  • 11 On pensera au grand-père de l’actuelle ministre en charge de la transition énergétique, Pannier-Runacher, qui était jusqu’en 2020 l’un des dirigeants du groupe Perenco. La stratégie est simple : limiter les « investissements techniques » dans des pays où le pillage règne en s’offrant les puits en bout de course, mais dont il est possible de profiter d’infrastructures déjà opérationnelles (bien que ne respectant aucune norme de sécurité). Autant d’économies faites au détriment des populations et de leur environnement.
  • 12 Depuis les années 1970, on note un rapprochement de l’espérance de vie des hommes et des femmes. Alors que, historiquement, un facteur biologique accorde aux femmes une plus grande espérance de vie, depuis leur entrée massive sur le marché du travail, celle-ci tend à se rapprocher de celle des hommes. Preuve que l’égalisation des conditions de vie sous le capitalisme se fait toujours par un nivellement vers le bas.
  • 13 Données tirées d’études de l’INSEE consultable en ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2383438
  • 14 Contrairement à ce qui est dit, plus un pays à des infrastructures développées, plus ce pays est « attractif ».
  • 15 Voir : https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/fiscalite-des-menages-54-milliards-deuros-en-valeur-de-2017-2021
  • 16 « Par exemple, si pendant une année vous travaillez sept mois, puis que vous êtes trois mois chômage, puis vous travaillez à nouveau deux mois, l’indemnité est désormais calculée sur la moyenne de vos revenus, conduisant mécaniquement à une baisse du « salaire moyen » puisqu’on gagne moins au chômage qu’en travaillant ». Dans : https://lvsl.fr/le-gouvernement-cherche-a-faire-payer-aux-travailleurs-le-cout-du-mauvais-fonctionnement-du-marche-entretien-avec-arthur-delaporte/
  • 17 Le salarié aura eu plus en salaire net au début, mais moins de prestations et de services publics. Donc il sera en définitive victime d’une perte sèche, en plus d’être dépossédé d’un moyen de tenir le rapport de force avec les grands patrons puisqu’il n’a dès lors plus de représentant syndical aux caisses de l’assurance-chômage. C’est une déclinaison de la logique des comptes d’activité individuels pour les retraites.
  • 18 Résumé de l’aberration numéraire par ici : https://www.frustrationmagazine.fr/quelle-est-cette-nouvelle-reforme-de-lassurance-chomage/?fbclid=IwAR31yscx8RHUrlJHTodSbJttDR55vbgMKj0k1I95sPjHWH7WQ-bmaPI1fbU
  • 19 Pas besoin d’aller plus loin que ce média libéral : https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/la-prosperite-allemande-est-un-cauchemar-pour-40-de-ses-citoyens-774658.html
  • 20 Selon l’étude de la DARES (La Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques) pour la période du 1er novembre 2018 au 31 novembre 2019
  • 21 « Un tiers des foyers éligibles ne touchent pas le RSA », dont 17% par mauvaise indication de l’outil de microsimulation selon la DARES : https://www.lanouvellerepublique.fr/a-la-une/un-tiers-des-foyers-eligibles-ne-touchent-pas-le-rsa-comment-savoir-si-vous-y-avez-droit
  • 22 À travers le paquet de mesures pour « le pouvoir d’achat » de cette rentrée, la suppression de la redevance audiovisuelle travaille dans ce sens. La suppression de la cotisation de la valeur ajoutée sur les entreprises (CVAE) du projet de loi des finances 2023, qui fait environ 15% du budget des collectivités territoriales, également. Alors que l’on demande à ces collectivités de réduire leurs dépenses de 0,5 %, sobriété oblige, on leur enlève cette cotisation cruciale qui leur permet d’assurer les missions élémentaires auprès des populations. De même, le CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi créé en 2013), soit un allégement des cotisations sociales, est un don de 20 milliards fait aux grandes entreprises. Il devait permettre la création d’un million d’emplois mais en a réalisé 100 000, la majorité de l’argent ayant été placé sur les marchés financiers ou reversé sous forme de dividendes aux actionnaires.
  • 23 L’ensemble des connaissances, des savoirs-faire, des individus et des moyens de productions (outils, machines, etc.).
  • 24 La contradiction se niche dans le fait que plus le capital économise le travail vivant pour augmenter la plus-value, plus il rend la réalisation de la plus-value difficile. Son extorsion n’est en effet possible qu’à partir du travail vivant. Se référer à loi de la baisse tendancielle du taux de profit, faisant les crises à répétition du capitalisme. Nous la résumons dans Les allocs c’est du travail !
  • 25 Antoine Vatan, La situation de la classe laborieuse en France, 2022, p. 70-71
  • 26 Depuis la crise des dettes souveraines européennes de 2011-13, un traité a été mis en place pour coordonner et contrôler les politiques des États. Il se traduit par le semestre européen.
  • 27 Cette répartition primaire, effectuée à la base du processus de production, et faisant 1 tiers du PIB actuel, aux côtés des salaires directs et des impôts.
  • 28 De type CICE, suppression de l’ISF, bouclier fiscal statuant que l’impôt direct ne peut excéder 50% des revenus d’un particulier, etc.
  • 29 Les conventions collectives sont une tentative de prolonger le salaire à la qualification des fonctionnaires dans le privé. Elles permettent aux salariés d’être propriétaires de leur poste.

Un nouveau tournant dans la situation mondiale (1/3)

Un nouveau tournant dans la situation mondiale (1/3)

Du 13 juillet au 26 novembre 2022, nous avons pu observer une série d’événements qui, pris dans leur ensemble, c’est-à-dire de l’Asie du Sud et de l’Est à la Grande-Bretagne, en passant par l’Ukraine, l’Afrique ou les Amériques, dévoilent un tournant mondial des luttes « par en bas ». Ce que l’on a pu observer, c’est qu’elles sont passées au même moment du défensif à l’offensif lorsque, « en haut », un autre tournant se dessinait : celui de l’usure et du déclin des populismes de droite extrême qui avaient été propulsés sur la scène politique et gouvernementale comme ultime tentative de la bourgeoisie pour dévoyer les montées sociales de la phase précédente.

Cette situation nous rapproche un peu plus de circonstances pré-révolutionnaires que la vieille formule synthétise par : « en bas on ne veut plus, en haut on ne peut plus ».

Bien que nous ayons été nombreux à être remués par certains de ces événements, ce sentiment prégnant n’a souvent duré qu’un instant. La plupart des observateurs sont retombés dans une sorte de torpeur et ces évènements ont vite été attribués à une période tout juste un peu plus fébrile que les précédentes. Car si nous pouvons sentir qu’il se passe peut-être quelque chose d’important, nous n’avons pas forcément les mots pour saisir consciemment leur dimension commune et leur dynamique d’ensemble. Souvent trop influencés par la géopolitique d’ « en haut » et pas assez par celle d’ « en bas », nous avons certes pu les percevoir un par un, mais sans toutefois en saisir la logique : leurs enchaînements et leur influence sur les dominants. Incapables de restituer leur portée et dans l’impossibilité d’assimiler les leçons à en tirer, il nous est difficile de lire les signes de ce chambardement dans ce que nous vivons ici, aujourd’hui, au quotidien.

Ce dossier en trois volets nous servira à y voir plus clair. Nous commencerons par brosser le paysage des mouvements sociaux en cours en Asie, avant de nous intéresser à ceux qui se déroulent en Europe et dans les Amériques. Enfin, nous tenterons de cerner les conséquences de ces modifications sur les puissants de ce monde et les difficultés grandissantes qu’ils rencontrent pour y faire face.

L’ASIE EN ÉBULLITION : SRI LANKA, BANGLADESH, PAKISTAN, INDE, IRAN, CHINE

J’écrivais dans un précédent article Ukraine : sous la guerre, la révolution ? : « Globalement, les convergences révolutionnaires entre les collectivités humaines mondiales se sont mises de plus en plus à écrire l’Histoire [la grande, ndlr], au détriment de celle [petite, ndlr] qui découle des rivalités entre les États-nations» et « depuis 2018 nous assistons à une recherche consciente du rapprochement des mouvements contre l’exploitation et contre les oppressions ». En même temps qu’un développement de l’indépendance de classe au sein des mouvements, faudrait-il ajouter. C’était déjà le potentiel de la tendance que je décrivais dans mes articles Tempête sur l’Asie pour les événements de 2020-2021, avec comme limite leur incapacité à poser la question du pouvoir. Ce potentiel et ces tendances sont aujourd’hui devenus des réalités bien concrètes même si la question du pouvoir, et par conséquent la conscience même du mouvement en cours, bien qu’initiée, soit encore à l’état d’ébauche. Mais une ébauche de masse.

AU SRI LANKA, AU BANGLADESH ET EN INDE

L’Asie du sud était donc déjà en ébullition en 2020-2021. On peut relever le soulèvement paysan indien bien sûr (Cf. Le mouvement paysan indien (2020 à aujourd’hui)), mais encore, au même moment, le mouvement social massif agitant le Pakistan et qui aboutit à la chute du gouvernement en avril 2022 (Cf. Tempête sur l’Asie (3/3). Du soulèvement paysan indien à l’indépendance politique ouvrière au Sri Lanka et au Pakistan). Rajoutons les multiples grèves et luttes d’importance aux Maldives, au Népal et au Sri Lanka. Dans ce dernier pays, cette dynamique déjà puissante a pris une autre dimension le 13 juillet 2022. Les insurgés, après avoir investi les bureaux du premier ministre, la télévision, encerclé le parlement et s’être emparé du palais présidentiel, firent tomber le chef d’État et son gouvernement. Ils se sont ensuite baignés dans sa piscine, devant les yeux enthousiastes des travailleurs du monde entier1. Pour la première fois depuis longtemps, les prolétaires destituaient le gouvernement et s’emparaient des organes du pouvoir, au moins pour un temps.

À Sylhet, Bangladesh, manifestation pour la hausse des salaires dans les plantations, 10 août 2022. (IMAGO/H. M. Shahidul Islam / Eyepix Group)

Puis, début août, commençait une grève de 150 000 ouvriers – et surtout ouvrières – des plantations de thé du Bangladesh travaillant dans une situation de quasi esclavage économique et patriarcal2. Quinze jours après, ces ouvrières étaient victorieuses avec, selon les autorités, un quadruplement de leur revenu. En Inde, ce succès eut des effets immédiats. Il entraîna dans son sillage deux hausses importantes des salaires pour 600 000 ouvriers et ouvrières du thé dans l’État indien frontalier de l’Assam. Suivit une hausse du salaire minimum de 67% au Sikkim, un autre État indien de cette même région, connu aussi pour ses plantations. C’était aussi la première fois depuis longtemps qu’une grève ouvrière d’une telle ampleur était victorieuse.

Toujours en août, encouragés par les succès revendicatifs des ouvrières des plantations de thé, des millions de bangladais descendaient massivement dans les rues – et continuent à le faire sans répit jusqu’à aujourd’hui – pour dénoncer la hausse des prix des carburants, avant d’exiger la chute du régime3. Au même moment, des soulèvements se déclenchèrent dans les sept États de la région de l’est de l’Inde, à la frontière du Bangladesh et de la Birmanie, dénonçant pêle-mêle la dictature militaire indienne dans la région, comme la dictature militaire birmane sur les mêmes peuples et tribus qui vivent de part et d’autre des frontières.

Des travailleurs du textile bangladais bloquent une route pour réclamer leurs salaires impayés lors d’une manifestation à Dhaka, au Bangladesh, le jeudi 16 avril 2020. (AP Photo/Al-emrun Garjon)

Ainsi, à partir d’une révolte de femmes esclaves sur les plantations de thé du Bangladesh, au travers de multiples révoltes par delà les religions qui les divisent (hindoues, musulmanes, chrétiennes, bouddhistes), et par dessus les frontières, s’est dessinée une remise en cause des États issus des indépendances de 1947. Dans cette région où les peuples et les tribus sont innombrables et où les guérillas le sont tout autant depuis 1947 – les plus anciennes au monde4 – parce que les frontières des indépendances ont séparé dans le sang des peuples frères, avec une loi martiale maintenue quasiment depuis 1947 dans les États indiens, les luttes ouvrières ont esquissé les contours d’une nouvelle union des peuples. Un vaste Bengale d’avant les indépendances, qui regrouperait dans la paix les peuples et tribus d’un même ensemble : Bangladesh (166 millions d’habitants), Birmanie (55 millions d’habitants) et Est Indien (140 millions d’habitants).

Cela signifie que la contestation ouvrière, au départ économique, a pris une dimension politique dépassant les acquis et les limites des indépendances d’il y a soixante-dix ans. Et ce n’est pas tout.

LA SITUATION AU PAKISTAN ET EN IRAN

En effet, toujours en août 2022, mais cette fois au Pakistan, démarrait une grève de 40 000 ouvriers du textile – en majorité des ouvrières – pour des augmentations de salaires dans la capitale Faisalabad5. Située dans la province du Pendjab, cette ville est l’équivalent de la Manchester du XIXe siècle. Quinze jours après, ils obtenaient une augmentation de 17% pour 300 000 ouvriers du textile. Une victoire historique qui se prolonge aujourd’hui par des luttes incessantes et gagnantes pour des améliorations diverses des conditions de travail et des droits sociaux dans la région. Dans les briqueteries par exemple, mais aussi et encore dans le textile où, face aux menaces de fermetures en conséquence des inondations de cet automne, les ouvrières répondent par la menace de prendre les usines à leur compte6. Les revendications économiques ont été ici dépassées pour des objectifs subversifs remettant en cause l’ordre capitaliste. Ceci est d’autant plus vrai que l’organisation qui anime ce mouvement, le HKP7, ne cache pas son projet de mettre la question ouvrière au centre de l’agenda social et politique du Pakistan.

Des ouvriers pakistanais organisent un rassemblement dans la localité de Sudhar (district de Faisalabad) contre la montée en flèche de l’inflation et pour les droits fondamentaux. 2022. (Photo par l’HKP)

C’est la première fois dans l’histoire du Pakistan – 220 millions d’habitants – que le mouvement des luttes ouvrières atteint un tel degré d’autonomie politique. En effet, il arrive à réellement contester l’autorité politique des différents clans bourgeois qui ont toujours su se mettre à la tête des colères populaires pour les dévoyer dans des impasses.

Pour continuer, encore en août et toujours au Pakistan, démarrait un mouvement populaire laïc massif et quotidien dans une des quatre provinces du pays, celle du Khyber Pakhtunkhwa (qui est frontalière de l’Afghanistan). Le but était de mettre fin à la terreur religieuse des talibans, comme à leur gangstérisme et à leurs rackets se développant grâce à la complicité d’un État pakistanais corrompu8. Cette mobilisation qui soulève encore aujourd’hui, fin novembre, tout le peuple pachtoune (peuple en majorité originaire d’Afghanistan) est massive. Elle a lieu à l’initiative d’une organisation pachtoune se réclamant du marxisme, le PTM9. Son effort pour traquer les Talibans partout où ils tentent de se cacher se développe dans une région qui fut pourtant le berceau du mouvement taliban, ce qui témoigne d’une évolution considérable des esprits dans un État fondé sur des bases religieuses10. La réalité est donc très éloignée de ce que nos médias nous présentent de ce pays et de ce que la géopolitique nous fait imaginer.

Un soldat iranien surveille un rassemblement pro-gouvernemental organisé par les autorités à Téhéran, le 25 novembre. (Ebrahim Noroozi / AP)

Dans le même ordre d’idées, à peine plus tard, en septembre 2022, mais pas très loin de là, en Iran, les femmes se soulevaient contre la dictature religieuse des ayatollahs, jetaient leurs voiles et se coupaient les cheveux11. Elles ont su entraîner l’ensemble de la population, osant défier et ébranler une féroce dictature religieuse de 40 ans12. Depuis, et après plus de soixante jours, la révolte se développe dans les confins du pays, aux Kurdistan et Baloutchistan iraniens, tout près du Baloutchistan pakistanais. Or, justement, dans ce Baloutchistan pakistanais situé à peine plus au sud de la province du Khyber Pakhtunkhwa et où le PTM fait la chasse à la dictature religieuse, un mouvement massif se développe. Cela fait en effet un mois que le port de Gwadar, donnant sur la mer d’Arabie, est bloqué. Essentiel à l’économie pakistanaise ainsi qu’à l’économie chinoise, en particulier pour la province du Xinjiang (ce territoire au foyer ouïgour des révoltes chinoises d’aujourd’hui)13(Cf. Se référer à la carte 1 des corridors commerciaux chinois de la fin de l’article), il est le coeur d’une lutte des travailleurs et de la population qui exigent tout : de meilleurs salaires, un droit du travail, la sécurité sociale (la protection contre la maladie, la vieillesse et le chômage), des infrastructures et des services publics pour répondre aux besoins en hôpitaux, écoles, médecins de proximité, routes, eau courante et électricité, etc. Ils demandent en outre la levée des frontières entre les Baloutchistans iraniens et pakistanais14.

Ainsi, comme pour le Grand Bengale, on assiste à une jonction des mouvements sociaux et sociétaux, féministes et ouvriers, qui remettent non seulement en question l’ensemble de l’ordre social, mais encore la géographie des État au sein desquels se forgent et se maintiennent oppressions et exploitations.

L’INDE À NOUVEAU

En Inde, la province du Pendjab, voisin du Pendjab pakistanais qui connaît de nombreuses révoltes ouvrières – et séparé de lui par la sécession religieuse pakistanaise de 1947 (Cf. Se référer à la carte 2 de la géographie des provinces frontalières de l’Inde et du Pakistan) -, a été l’épicentre du soulèvement paysan indien de 2020-2021. Il est aussi, avec l’État voisin indien de l’Haryana, au berceau du SKM, la coordination radicale paysanne s’étant constituée contre toutes les haines et divisions de sexe, religions et castes. Cette organisation a ébranlé en 2020-2021 l’autorité du pouvoir central d’extrême droite du BJP de Modi et l’a fait reculer notamment grâce à l’engagement des paysannes, toujours à l’avant-garde de la lutte. Celles-ci ont entraîné à leur suite les autres femmes du pays, les ouvrières et ouvriers, les tribus, les basses castes et les jeunes15.

Le SKM avait fait reculer le pouvoir au point de presque réussir à le faire chuter16. Cependant, comme les organisations étudiantes à la tête de la lutte au Sri Lanka, il avait hésité puis finalement renoncé à marcher pour la prise effective du pouvoir, au profit d’un prétendu processus constituant institutionnel et des solutions électorales traditionnelles. Ce recul politique et stratégique avait toutefois entraîné, au Pendjab indien, le succès électoral hors du commun d’un tout petit parti, l’AAP, sorte de Podemos indien17. Mais bien sûr, l’AAP, comme le Podemos espagnol, s’est installé dans le système et ne fit pas beaucoup mieux que les autres.

Des militants et des agriculteurs participent à une manifestation alors qu’ils continuent de manifester contre les récentes réformes agricoles du gouvernement central, à Bangalore, le 26 janvier 2021. (Photo de Manjunath Kiran / AFP)

Aussi, fin septembre 2022, le SKM, qui a une influence considérable en Inde et mène toujours de nombreuses luttes au sein des 600 millions de prolétaires ruraux, a tenu des assises publiques de grande dimension pour tirer aux yeux de tous le bilan de son expérience malheureuse. Il en a conclu qu’il ne se plierait plus aux jeux institutionnels en affirmant, devant tous, l’engagement d’une voie révolutionnaire. À l’heure actuelle, le SKM est l’un des plus grands « partis » prolétariens du monde.

Le 26 novembre 2022, ce nouveau SKM appelait à une journée nationale de blocage de tous les gouvernorats du pays. La journée fut très suivie, avec la mobilisation de cinq millions de paysans et, derrière eux, de toute une foule d’ouvriers, de jeunes, de féministes, d’étudiants, de membres de tribus et de basses castes, qui suivirent. Les sièges des gouverneurs de 25 État indiens (sur 28) ont été bloqués afin d’obtenir une garantie par l’État du prix de vente des produits agricoles au double du prix du marché, soit une sorte de Smic paysan que Modi avait promis (sans garantie) de préserver fin novembre 2021. Cette revendication considérable changerait la vie de 600 millions de paysans et prolétaires ruraux, et par là même la physionomie de tout le pays, voire de l’Asie du sud tant l’application de cette mesure aurait valeur d’exemple. Cependant, elle suppose d’obtenir un rapport de force révolutionnaire. Elle n’est d’ailleurs pas nouvelle puisqu’elle était déjà au programme du soulèvement paysan indien de 2020-2021 (Cf. Le mouvement paysan indien (2020 à aujourd’hui)). Cette aspiration à l’autonomie trouve même son origine dans la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Effectivement, elle est en partie assignable à la révolution gandhiste des années 1940 qui n’a politiquement jamais abouti, malgré quelques pas en ce sens. Ces quelques pas, bien que modestes, ont toutefois donné la configuration actuelle du rapport de force en Inde. En même temps, tout en s’inscrivant dans l’héritage historique du pays, cette perspective du salaire paysan est totalement nouvelle dans sa forme, parce qu’au lieu d’être posée comme une simple décoration pour désigner un horizon lointain aux côtés de la principale revendication de l’an passé qui était l’abandon par le gouvernement de trois lois anti-paysannes, elle est aujourd’hui la principale revendication. En d’autres termes, la révolution est au programme du mouvement paysan.

L’une des estrades des paysans à Singhu, à la frontière Delhi-Haryana. (Photo par Madhuresh Kumar)

Après la réussite de la journée du 29 novembre, le SKM a appelé à une Assemblée Générale nationale le 8 décembre prochain. L’enjeu est de décider des formes de la suite à donner au mouvement. Sera, entre autres propositions, discuté la possibilité de bloquer Delhi, comme l’an passé, mais aussi toutes les grandes villes du pays. Quoi qu’il se décide, le SKM a mis la préparation concrète de la révolution à l’ordre du jour d’une réunion de démocratie directe sous le contrôle de millions de prolétaires parmi les plus combatifs du moment et aux yeux de tout le pays : 1,4 milliard d’habitants. Du jamais vu !

Le SKM indien, ainsi que les HKP et PTM pakistanais, ont donc inscrit un programme subversif et radical à l’ordre du jour d’une montée massive des luttes populaires sur lesquelles ils ont une influence certaine.

Nous ne sommes plus en 2020-2021. Nous avons franchi une étape importante.

EN CHINE

D’une certaine manière, la Chine se fait aussi la caisse de résonance de ces dynamiques populaires puisqu’elle connaît actuellement des révoltes jamais vues depuis la fin des années 1980. On ne sait pas si ces mouvements vont durer, mais leur ampleur, car ils touchent tout le pays et différentes catégories sociales, témoigne d’une colère souterraine profonde qui gronde et monte. Une colère extrêmement politique. Ainsi, on a pu voir germer des slogans comme « Xi démission » dans certaines manifestations, et ce juste après la tenue du dernier Congrès ayant reconduit Xi Jinping à la tête de l’État18.

Ces révoltes sont en fait des réponses politiques à la fuite en avant du régime face au mécontentement social qui se généralise.

Des milliers de travailleurs quittent le travail chez Foxconn, à Zhengzhou, dans la province du Henan (centre de la Chine), le 15 septembre 2021. (Photo de Zhou Bo / Imaginechina via AFP)

Le 19 novembre 2022, les ouvriers de l’usine géante Foxconn, à Zhengzhou, se sont révoltés contre leurs conditions de travail aggravées par les restrictions de la politique Zéro-Covid19. Cette usine de fabrication des Iphone d’Apple n’est pas n’importe laquelle puisqu’elle compte 200 000 ouvriers déclarés, mais peut-être autant de travailleurs non déclarés. Ce sont les mingongs, c’est-à-dire des ouvriers chinois de la campagne dépourvus du sésame de l’autorisation de se déplacer, le Hukou. Ils sont donc sans droits, dans l’impossibilité de se loger, d’accéder à l’école ou à l’hôpital. Enfermés par un confinement restrictif contre le covid dans leurs dortoirs où s’entassent jusqu’à dix individus sur dix mètres carrés, des milliers d’ouvriers ont commencé à fuir l’usine. Ce sont ensuite des dizaines de milliers d’autres qui ont brisé les barrières de l’entreprise pour se confronter à la police et obtenir leur liberté de circulation, en même temps que des hausses des salaires, ainsi que la prime qu’on leur refusait.

Dans la foulée, à Urumqi, capitale du Xinjiang / Turkistan oriental, un incendie qui provoqua la mort de nombreuses personnes, dont des enfants, pour la plupart d’origine ouïgour, déclencha une vague de mécontentement. Ce drame a eu lieu alors que les victimes étaient littéralement enfermées à l’intérieur de leurs appartements, et ce depuis trois mois, dans le cadre de la politique de confinement Zéro-Covid du gouvernement chinois. C’est pourquoi les protestations ont pris un tour politique contre la dictature et se sont généralisées partout en Chine dès le 26 novembre20.

Les révoltes contre les restrictions des libertés par les confinements anti-covid se sont vite propagées. Elles ont touché une cinquantaine de villes importantes en Chine, dont Beijing (Pékin), Shanghai, Guangzhou (Canton), Nanjing (Nankin), Wuhan, etc. Tandis que, à l’heure ou j’écris ces lignes (le 30 novembre), 83 universités demandent « la démocratie, l’État de droit et la liberté d’expression ». À Shangaï et Beijing les manifestants criaient « À bas le PCC , à bas Xi Jinping»21.

Travailleurs de Foxconn protestant contre les conditions de travail imposées par le gouvernement, à Zhengzhou, le 23 novelmbre 2022 (Photo d’un travailleur)

Au-delà du covid et des circonstances qui leur ont donné naissance, ces révoltes répondent explicitement à ce qui vient de se passer au vingtième congrès du Parti Communiste Chinois s’étant tenu du 16 au 22 octobre 2022.

De fait, la mainmise du PCC sur la société est totale. De la vie intérieure du parti en passant par la politique nationale et internationale du pays, la gestion des services d’État, la composition du gouvernement, jusqu’aux orientations économiques, rien ne lui échappe. Ses dirigeants sont le plus souvent les grands patrons de l’industrie chinoise et les transitions au sommet de l’appareil du parti, se faisant sans aucun processus démocratique, sont toujours problématiques et sujettes à l’expression publique de tensions politiques et sociales accumulées pendant des années. Cette situation a toujours mené à des explosions populaires monumentales jusqu’à la fin des années 1980, et un peu moins importantes ensuite. En fait, avec la formidable progression du PIB chinois à deux chiffres depuis la fin des années 2000 et le règne de Xi Jinping depuis 2013, le pays n’avait pas connu de soubresauts sociaux de cette dimension.

Aujourd’hui, l’économie tourne au ralenti. Le passage à une croissance plus lente et une progression du PIB qu’on estime inférieure à 3%, mais aussi les signes de mécontentement de la population, font place à la possibilité de puissants soulèvements. Il faut dire que ce pays n’a plus grand chose à voir avec celui des années 1960 à 1980 : plus de cent villes de plus d’ un million d’habitants parsèment le territoire, la classe ouvrière compte près de huit cents millions d’individus, les étudiants représentent 50 millions de personnes, alors que la jeunesse scolarisée avoisine les 300 millions. Enfin, internet et des contradictions extrêmement vives entre les aspirations d’une société civile en train de s’enrichir et une direction du pays toujours plus figée, favorisent la remise en cause du pouvoir. Les grèves et luttes de 2018 avaient été les premières semonces. Elles ont ressurgi avec la tension qui dominait dans les universités à l’approche du XXe Congrès. Celui-ci précédait en effet de peu le jugement d’un des principaux animateurs des révoltes de 2018 (jugement du 25 novembre). Sur le fond, la politique Zéro-Covid avait déjà donné lieu à plusieurs protestations d’une certaine ampleur22.

Manifestation contre la politique Zéro-Covid à Pékin, le 27 novembre 2022. (Kevin Frayer Getty Images)

D’autres évènements sont à rapporter. Ainsi, une autre évasion massive préfigurant Foxconn avait été tentée par des visiteurs au Disneyland de Shanghai qui avait été placé, deux fois cette année, sous verrouillage instantané à cause du covid23. Surtout, des révoltes à proprement parler ont eu lieu dans la ville de Shangaï où un verrouillage de deux mois avait provoqué une vague de colère massive au printemps. Des protestations d’étudiants et de citoyens à Guangzhou, de même que de grandes manifestations dans la capitale tibétaine de Lhassa ont été observées. Celles-ci sont importantes de par ce qu’il se passe dans le Xinjiang mitoyen des Ouïghours. Car au Tibet comme au Xinjiang, les protestataires contre les restrictions de Covid n’étaient ni tibétains, ni ouïgours de souche. Il s’agissait de migrants chinois Han – dans ce cas solidaires des Ouïgours victimes des incendies – installés par le pouvoir pour coloniser la région. Il faut aussi noter que Urumqi, la capitale du Xinjiang, est en confinement total depuis août et que des personnes y sont mortes à cause du désinfectant pulvérisé dans leurs maisons par les forces de l’ordre. De nombreux conflits y ont donc été recensés, et avec une grande solidarité entre Han et Ouïghours24.

Fin septembre 2022, 27 passagers d’un bus en comptant 47 sont morts à deux heures du matin suite à une sortie de route. Ils faisaient partis de ces déplacés de force devant être transportés de la ville de Guiyang (capitale de la province de Guizhou, à l’est de la province frontalière du Yunnan) vers une installation de quarantaine anti-covid éloignée25. Cet accident avait provoqué un tollé à travers le pays. « Nous sommes tous dans ce bus » est devenu le slogan de protestation sur les réseaux sociaux, dévoilant l’exaspération montante dans la population.

Le congrès du PCC était donc attendu par la population qui percevait les décisions devant être prises comme des réponses aux mécontentements : annoncerait-on un relâchement de la politique répressive justifiée par le covid ? Craignant l’explosion sociale, le Congrès s’est concentré sur le sujet de la politique ultra répressive du Zéro-Covid. Celle-ci a bien sûr d’autres objectifs que ceux liés à la préservation de la santé des citoyens chinois. Or, Xi Jingping, par son coup de force marginalisant l’opposition interne au parti qui souhaitait un relâchement du dispositif, a centralisé encore un peu plus le pouvoir. Et d’un régime autoritaire chapeauté par un comité centralisé, le pays est passé à une forme de régime autocratique ne laissant place qu’à une sorte d’empereur. Ce qui signifie concrètement l’accroissement de la répression et le renforcement d’un État de surveillance numérique ayant pourtant déjà dépassé le pire des mondes imaginé par Orwell. Le tout combiné à un nationalisme militariste appuyé par une propagande permanente sous-tendue par la « menace occidentale » et la doctrine de la multipolarité26.

Ces tendances centralisatrices étaient déjà puissantes auparavant. Mais étant donné le contexte de mutation de l’économie chinoise et d’instabilité de certains de ses secteurs clés, notamment l’immobilier ou les hautes technologies peinant à s’approvisionner en composants27, la position de Xi Jingping s’est retrouvée grandement affaiblie. En réalité, la montée de la puissance de cet autocrate au sein des organes de l’État et du PCC montre bien que les intérêts du système capitaliste dans son ensemble exigent un régime encore plus rigide et violent pour contenir les vagues de luttes populaires. Depuis le congrès, 28 villes et 207 millions de personnes ont été contraintes à un confinement total, accompagné par une restriction de l’accès aux réseaux sociaux pour limiter tout contact malgré la distance.

Les militants disparus font partie du groupe Jasic Workers Solidarity qui soutenait les travailleurs tentant de se syndiquer à Jasic Technology, basé à Shenzhen. (Photo – Reuters)

Ce resserrement a logiquement été vécu par le peuple comme une injustice à laquelle il a répondu par les explosions sociales de ces dernières semaines.

Les étudiants de 83 universités ont fini par entrer en lutte parce que le syndicaliste révolutionnaire Chai Xiaoming a passé près de quatre ans en prison dans l’attente de sa condamnation pour « incitation à la subversion du pouvoir de l’État » en 201828. Il devait être jugé le vendredi 25 novembre. Mais son cas n’est que le dernier et le plus visible d’une intensification de la répression qui frappe toute la dissidence à la gauche du régime. Cette répression est le signe de la crainte du pouvoir face à la contagion et à la possible convergence entre les étudiants et ouvriers mobilisés. La censure totale en Chine rend difficile l’estimation de la force de cette nouvelle gauche, cependant la violence émanant de la peur du pouvoir est un instrument de mesure.

Chai Xiaoming était l’un des rédacteurs de Red Reference, un site Web à tendance maoïste sincère, qui a joué un rôle de premier plan dans la lutte de 2018 pour établir un syndicat indépendant à l’usine Jasic, dans la ville de Shenzhen29. La grève à Jasic est devenue une cause largement suivie par les jeunes et les étudiants de gauche dans toute la Chine, dont certains se sont rendus à Shenzhen pour prendre activement part à la lutte. Une partie de la jeunesse a su, par là, montrer sa volonté de reprendre le flambeau. Ce mouvement, dont l’objectif était l’alliance entre étudiants et ouvriers pour tenter de former une organisation de classe indépendante, a fait extrêmement peur aux autorités qui ont décidé de frapper fort. De nombreux lynchages ont eu lieu, de même que des licenciements, ainsi que plus de 110 arrestations, alors que presque le même nombre d’étudiants ont été portés « disparus ». La propagande du PCC affirmait que les militants de Jasic étaient « manipulés par des forces étrangères » occidentales. La même accusation est d’ailleurs portée à l’encontre des féministes, des militants LGBTQ ou des militants des droits nationaux qui surgissent un peu partout au même moment. En somme, un gouffre se creuse entre le pouvoir qui s’ossifie et la société civile qui s’enrichit et aspire à de plus en plus de libertés.

Manifestation du mouvement de protection Patchoune au Pakistan, dans la ville de Peshawar, le 8 avril 2018.

Le procès contre Chai Xiaoming est une tentative de faire oublier par la terreur les révoltes de 2018 et d’intimider l’activisme politique actuel anti-PCC, de même que les protestations des étudiants chinois à l’étranger qui ne cessent de s’intensifier. Cela s’est vu tout récemment en Chine le 13 octobre 2022, sur le pont de Sitong à Pékin, lorsqu’un manifestant solitaire, Peng Lifa, a osé déployer des banderoles anti-Xi Jingping qui réclamaient des droits démocratiques. Et ce à la veille de l’ouverture du XXe Congrès du PCC30. Depuis, des affiches de solidarité ont été placardées aux murs de dizaines de campus universitaires à travers le monde par des étudiants qui ont dû fuir le régime. Ces affiches exigent la libération de Peng et soutiennent son appel à mettre fin à la dictature. Ce qui a certainement eu un écho dans la jeunesse étudiante et ouvrière chinoise, toujours particulièrement remuante et dont les mobilisations actuelles en sont probablement l’expression.

Ainsi, dans ce pays à la répression féroce, les soulèvements populaires ouvriers et étudiants qui ont surgi ces derniers jours, en même temps que les procès de révolutionnaires, traduisent les mêmes tendances de fond hautement politiques et subversives qu’on a pu voir apparaître avec les SKM, HKP et PTM en Inde et au Pakistan. Toutes ces organisations ne sont probablement que le début d’un processus de fond qui pose déjà bien des problèmes à l’ordre établi.

Jacques Chastaing

Carte 1
Carte 2

Notes de la rédaction :