Note de lecture croisée à partir des ouvrages « Le Christ s’est arrêté à Eboli », « Les mots sont des pierres », « Tout le miel est fini »
Le sentiment d’abandon, un sentiment d’injustice partagé ?
Pour qui suit les mouvements de contestation sociale en France depuis quelques années, une plainte revient en boucle des banlieues des grandes villes aux hameaux des campagnes : « Nous sommes abandonnés… L’État nous a abandonnés. »
Ce serait une façon de traduire l’expression « Le Christ s’est arrêté à Eboli », quoiqu’au sens littéral ce constat ne pointe pas l’État italien mais la Chrétienté elle-même. Cette expression est aussi le titre de l’œuvre majeure de Carlo Levi sur la paysannerie pauvre de Lucanie (Cf. Note de lecture : « Un homme contre, Emilio Lussu antifasciste ») . Celle-ci rend compte de sa découverte du Mezzogiorno[1] (l’ensemble des régions péninsulaires et insulaires qui correspondent au sud de l’Italie), qu’il complétera dès l’après-guerre par ses voyages en Calabre, en Sicile et en Sardaigne, et qui donnera lieu à deux autres ouvrages : « Les mots sont des pierres » et « Tout le miel est fini ».
Les questions sociales et économiques de cet espace italien qui constituent la chair de ces livres ne sont-elles pas trop datées pour, au-delà de leurs qualités littéraires, nous apprendre quelque chose sur notre propre espace politique ?
Comment transformer des questions sociales et économiques en questions humaines ?
Carlo Levi, banni par Mussolini dans un territoire éloigné du Sud en 1935 pour son opposition au fascisme, découvre cet espace du Mezzogiorno hors de l’État de droit et du marché économique italien. Il a beau être instruit, politisé, ouvert aux questions sociales, il n’imaginait pas une telle Italie. Mais s’agit-il vraiment de l’Italie à ses yeux de bourgeois piémontais originaire de Turin ? Des campagnes semi-désertiques aux faibles rendements agricoles et dépourvues de service publics ; des populations sous-alimentées, malades du paludisme et de ses complications, sans revenus et sans moyens. Lui qui s’offre le luxe de ne pas exploiter ses diplômes de médecin spécialiste au profit de l’écriture et de la peinture, va finir par exercer son art médical au contact de la réalité de cette pauvreté.
Durant plus d’une année Carlo Levi vit en proximité avec des villageois qui lui sont aussi éloignés socialement et culturellement que s’il avait échoué sur une autre planète peuplée d’autochtones aux mœurs inconnues. Dépourvu d’arrogance, il partage son quotidien de banni, d’exilé politique, avec ces autochtones. Mieux que cela : il vit en empathie avec eux, observant, soignant, acceptant des comportements et des pratiques que les petits notables locaux qualifient d’arriérés ou d’obscurantistes. Il s’aperçoit que ces derniers forment les rouages d’un état oppressif[2] dont les administrations n’encadrent les populations que pour les maintenir dans leur misère, sans espoir d’en sortir sauf à tenter la solution de l’émigration. Si cette solution sied au plus grand nombre, certains caractères forts n’hésitent pas à opter pour l’alternative de la rébellion marginale… dans le banditisme.
Pour l’exilé, l’ensemble des pratiques culturelles locales participent d’une résistance, d’une adaptation au milieu : comment se soigner sans médecine ? Des rites magiques s’y substituent à base de prières ou de chansonnettes comme celles qui délivrent des vers. Dans cette Lucanie profonde, les anges et les démons circulent dans un monde invisible mais bien présent. Ils participent de la vie quotidienne, obligeant les humains à les prendre en compte par des rituels incompréhensibles aux regards d’un homme moderne. Mais Carlo Levi sait questionner, comprendre, admettre, respecter. Il en découle des relations mutuelles de grande sympathie. Il est aimé des paysans, la confiance s’établit et ses soins produisent des miracles. Lorsque les ressources de son art ne peuvent toutefois empêcher la mort, loin de toute vindicte ou reproche, les familles le remercient de ce qu’il a pu tenter, ou tout simplement de s’être déplacé pour être à leurs côtés.
Aussi, lorsque Mussolini le gracie comme tant d’autres pour célébrer ses victoires militaires en Éthiopie, les paysans le supplient de rester parmi eux. Mais son destin l’appelle ailleurs. Il doit partir, retrouver le Piémont, sa famille, ses amis et ses combats, leur laissant simplement la promesse de revenir vers eux[3].
Les questions sociales et économiques du Mezzogiorno et la Démocratie-chrétienne
Dans le Mezzogiorno culminent les problèmes de la sous-alimentation et de la misère sociale de l’après-guerre italien. L’État italien, dès les années 50, s’attaque au sous-développement de ces régions par une politique volontariste d’investissements : voies de communication, approvisionnement d’eau, création de zones industrielles ou élaboration d’une réforme agraire. Si la création de la Caisse du Midi est à mettre à son actif, force est de constater que le Mezzogiorno n’évolue guère. Un indice objectif de la poursuite de la paupérisation est donné par les chiffres de l’émigration :
- Entre 1951 et 1971 l’émigration depuis le Mezzogiorno se chiffre à 4 262 000 départs. Ce qui signifie que derrière ce mouvement migratoire, les paysans sans-terre restent des paysans sans-terre.
- 13000 propriétaires contrôlent 4,5 millions d’hectares tandis que quatre millions de petits paysans se partagent moins d’un million d’hectares[4].
Comment Carlo Levi explique cet échec ? Précisons l’environnement politique de l’Italie à cette époque[5].
La société italienne a tourné la page du régime fasciste et de la monarchie pour une république parlementaire, mais les crimes du fascisme n’ont pas été jugés et ses hommes sont sortis des prisons, amnistiés. Autre élément politique négatif : un Vatican proche de l’extrême-droite dont l’influence sur une large partie de l’opinion catholique ne se dément pas. Dans ces conditions, la Démocratie Chrétienne sort victorieuse des élections, traduisant une alliance centriste. Certes, le Parti Communiste italien est influent, soutenu qu’il est par les ouvriers des centres urbains. Cependant, il reste éloigné de la paysannerie pauvre, asservie aux pratiques clientélistes des notables locaux.
La Démocratie Chrétienne est vécue comme un rempart au communisme, mais la nature de son électorat (bourgeoisie, capitalistes, catholiques, grands propriétaires terriens) la rend incapable de réduire les inégalités entre l’Italie du Nord et l’Italie du Mezzogiorno. Elle se neutralise aussi par son manque de volonté pour mener à bien des réformes dans les domaines de l’industrialisation, et particulièrement dans ceux de l’agriculture et de l’élevage, en s’attaquant aux problèmes de la paysannerie sans-terre.
Elle se condamne donc à la faiblesse politique et à l’immobilisme, et donne prise à la corruption qui ravage ses rangs.
Les réponses d’un sénateur communiste
De 1963 à 1972 Carlo Levi siégera comme sénateur de la République italienne, sous l’étiquette communiste.
Les paysans de Lucanie ne l’ont jamais quitté et il n’a cessé d’arpenter le Mezzogiorno pour réfléchir au pourquoi et au comment de la misère paysanne, ainsi qu’à l’échec de la réforme agraire. Ses livres ne sont pas des écrits politiques au sens traditionnel : plutôt des portraits d’hommes et de femmes qui nous livrent aux travers de leurs tourments une tragédie locale. En Sicile, avec ses portraits d’émigrés de retour au pays, il nous communique les souffrances et les rêves des habitants qui s’arrachent à leurs terres pour fuir la misère. Dans les îles de Sicile et de Sardaigne, il ne renouvelle pas l’expérience de vie en proximité avec la population, mais observe de son regard lucide et bienveillant les révoltes ouvrières ou paysannes en replaçant toujours les individus dans leur environnement culturel et leurs traditions locales.
Nous observons, par son intermédiaire, la grève des mineurs de Lercara qui travaillaient dans des mines de soufre. Symptomatique de la tyrannie et de la cruauté des relations d’exploitation, la grève fut déclenchée parce que le patron retira aux ouvriers le paiement des heures consacrées à sortir une victime de la mine : un jeune mineur écrasé par un bloc de pierre. Nous nous entretenons littéralement avec la mère de Salvatore Carnavale, syndicaliste paysan assassiné par la Mafia aux ordres des propriétaires terriens. Et si parfois les revendications ouvrières aboutissent, comme celles des mineurs, la réforme agraire échoue, moins par la brutalité mafieuse que par la faiblesse d’un état italien qui ne s’affronte pas aux dérives des institutions (gendarmerie, magistrature…) censées le représenter dans des régions qui depuis longtemps ont substitué leur propre loi à celle de Rome.
L’État italien se cantonne en effet à des décisions abstraites, ce qui donne lieu à des absurdités comme la vache « Bellevie »[6]. Surtout, il commande une réforme de l’extérieur en remettant son application à des fonctionnaires qui n’aiment pas les paysans et qui n’ont qu’un désir : avoir du pouvoir sur eux. Une logique se développe, à savoir celle des possédants et des fonctionnaires contre les paysans. Ces derniers sont alors confortés dans une certitude alimentée depuis des siècles : ils ne peuvent rien attendre de bon de l’État ! Le passé recèle d’exemples comme celui du massacre des 4000 habitants de Bronte par les troupes de Garibaldi alors que la paysannerie sicilienne s’attendait à la redistribution des terres : « Aux yeux des paysans de Bronte, la conquête garibaldienne ne pouvait avoir qu’un sens : les rendre propriétaires des terres, les libérer du féodalisme… ».
Et Carlo Levi de se demander si une réforme agraire peut réussir quand elle n’est pas portée par le peuple. Faut-elle « (…) qu’elle soit le fruit du mouvement paysan et l’origine d’un nouveau rapport avec l’État » ?
Les réponses d’un sénateur communiste… Indépendant
De 1963 à 1972 Carlo Levi siégera donc comme sénateur de la République italienne, sous l’étiquette communiste mais… de manière indépendante. Il n’a jamais adhéré au PCI.
Le communisme de Carlo Levi ne se traduit pas par un dogmatisme marxiste froid et mécaniste. Il ne reproduit pas les formules toutes faites de la lutte des classes. Il a le souci de la personne, car il veut partir de là où elle vit et nous donner à voir la particularité de son combat, de ses attentes mais aussi de ses contradictions : comment être un berger sarde respectant les traditions patriarcales, celles du clan, tout en s’ouvrant à un avenir porteur d’autres relations hommes-femmes ?
Dépourvu de préjugés, Carlo Levi développe un regard quasi ethnographique sur le monde, doublé d’une écoute qui rejoint la personne au cœur de son engagement, à ce moment où la transformation de la personne coïncide avec la nécessaire évolution de sa communauté. L’une ne va pas sans l’autre : le combat de Salvatore mort sous les coups de la Mafia se poursuit chez sa mère qui brise l’Omerta et traîne la Mafia devant les tribunaux. Ainsi, « la mère de Salvatore a parlé, elle a explicitement dénoncé la Mafia au tribunal de Palerme. C’est un grand évènement car elle brise le poids d’une loi, d’une coutume dont le pouvoir était sacré »[7].
De même pour les mineurs de Lercara : « ils avaient trouvé le courage d’exister »[8]. La grève, le sentiment de vivre, de basculer dans le temps présent ouvre l’avenir. C’est à la fois pour ceux qui la vivent, un épisode de résurrection personnelle et un épisode de transformation de leur monde. La justice sèche les larmes, c’est une certitude : « La vraie justice, la justice comme concrétisation de l’action, comme décision prise une bonne fois pour toutes et sur laquelle on ne revient pas : ce n’est pas la justice des juges, la justice officielle… cette justice fait partie de l’injustice des choses »[9].
Carlo Levi a-t-il lu Karl Marx ? Son milieu familial juif lui a-t-il transmis le devoir de justice biblique ? L’essentiel pour lui reste de lutter contre l’injustice. En effet, non seulement il est légitime de se révolter, mais c’est le devoir pour tout homme qui veut exister[10]. Et c’est parce que des hommes et des femmes s’affranchissent de liens de servitude que le Mezzogiorno, s’ébranle vers une réforme ! Cette vérité est-elle propre au Mezzogiorno ?
Christiane Giraud-Barra (de Garrigues et Sentiers)
Notes :
- [1] Ouvrages de Carlo Levi : « Le christ s’est arrêté à Eboli », éd. Gallimard folio. – « Les mots sont des pierres », éd. Nous Via – « Tout le miel est fini », éd. Nous Via.
- [2] En Sardaigne, Carlo Levi définit l’État italien comme un État colonial : « ils (les sardes) vivent seuls, avec une conscience juste de la crise d’un monde écrasé entre une loi archaïque et la violence coloniale qu’on leur oppose sans les entendre et sans chercher à résoudre les problèmes ».
- [3] Promesse tenue à sa mort puisqu’il sera inhumé, à sa demande, dans le village de Gagliano.
- [4] Tous ces chiffres sont tirés de l’article « Mezzogiorno » de Pierre Gabert. EU, Tome 15.
- [5] Article de Geneviève Bibes sur « l’histoire de l’Italie de 1945-1980 ». EU, Tome 12 Italie.
- [6] La vache « Bellevie » a été donnée à un paysan. Ni vache laitière, ni vache de traction, il s’est avéré qu’il s’agissait d’une vache de concours. Aussi l’a t-il surnommée « Bellevie ».
- [7] « Les mots sont des pierres », p. 176.
- [8] « Les mots sont des pierres », p. 70.
- [9] « Les mots sont des pierres », p. 180.
- [10] Nous pouvons reprendre dans cette démarche personnelle le concept de Heidegger : ex-ister.