Une réappropriation politique par le théâtre
Le temps du mouvement social est celui où les corps individuels tentent consciemment de se désencastrer des formations de l’imaginaire dominant qui façonne le corps social. C’est le moment où l’esthétique bourgeoise du bon goût visant à épater en faisant l’étalage de sa culture – toujours au détriment des autres – se fissure pour laisser apparaître la possibilité d’un autre maillage social porté par d’autres rapports sociaux. C’est une dynamique nous projetant hors des étranges courroies du progrès par la marchandise et la consommation qui font du féminisme le bon coup marketing du moment et la lutte des classes une fable misérabiliste où les travailleurs sont des pauvres à plaindre. Briser la trame de fond qui manage nos vies devient alors impérieux. Cette trame est celle de l’autorité sur les corps pour les rendre performants, c’est-à-dire pour qu’ils répondent à l’injonction « il faut conquérir et ouvrir des marchés » – y compris intimes .
Les mouvements sociaux sont donc ces invitations au renversement de l’ordre social aliénant. Ils posent le constat que cet ordre est justement transformable parce qu’une nouvelle puissance nous irrigue, une puissance créatrice allant contre le jeu simiesque des signes de la petite démarcation des plateaux. On prend conscience de notre singularité par la force du collectif en mouvement. On devient alors sujet politique et historique emporté dans un processus dont on ne connaît pas encore l’aboutissement. Aujourd’hui, si le nouvel horizon d’attente qui se dessine n’est pas clair, si l’invention du futur ne nous projette qu’en fragments dans un ailleurs, soyons certains que l’accélération peut être soudaine et les prémices du point de départ toujours dépassées. Des pulsions autrefois réprimées sont libérées et, se heurtant à la réalité socio-économique, font naître des projets contradictoires aux idées parfois fécondes.
Les mots à eux seuls n’auront jamais la capacité de modifier l’état des rapports de production. Ils contribuent même parfois à masquer le réel : jobs passions, diversité, discriminations, espaces safe, bienveillance, autant de signifiants vides[1] dont le sens idéologique d’une efficacité redoutable n’est jamais exploré. Toutefois, chargés de désirs, de sentiments, d’émotions, les mots investis d’une puissance mobilisatrice et analytique accompagnent les crises et les surgissements sociaux. En forgeant des images capables aussi bien de capturer ces phénomènes que de façonner l’imaginaire collectif, ils articulent projets et stratégies politiques. Vivons-nous une relance des forces créatives ? L’ère d’une nouvelle iconographie et de nouveaux courants ? Sommes-nous au seuil d’un nouveau régime émotionnel ? « Il faut de l’exaltation pour fonder des républiques » disait Danton. Et nous en rencontrons tous les jours.
Cet entretien est la capture d’une de ces exaltations pour « une vie souveraine » rencontrées au début du mouvement contre la réforme des retraites. Conscients que les conditions de production ont un impact sur le résultat de l’œuvre, navigant entre Éducation Populaire et volonté de faire la part belle à tous les savoir-faires accompagnant la dramaturgie, les deux personnes à l’initiative nous livrent les raisons de leur désir d’adaptation sur les planches de « Personne ne sort les fusils » (2020), par Sandra Lucbert. Ou comment le désir de créer peut découler d’une émulation sociale.
Notre Condition : Sandra Lucbert, complice de Lordon, fait parler d’elle en renouant avec une littérature politique et sociale partant en croisade contre l’hégémonie culturelle et s’attaquant notamment aux mots qui nous accompagnent tous les jours. Ces mots qui font que notre conscience a tendance à être projetée dans un idéal de vie bourgeois, en même temps que désarmée devant les injustices du quotidien, dans notre travail, notre intimité… Sandra est cette personne qui a mis en avant l’effet de la langue du néocapitalisme sur nos consciences. Il n’y a rien de révolutionnaire mais elle renoue effectivement avec une tradition. Comment avez-vous découvert Sandra Lucbert, par quel biais, par quelle porte d’entrée ?
Octave : J’ai découvert Sandra parce qu’on m’a fait une proposition. On ne travaillait pas sur ce texte. On faisait une résidence avec les deux comédiennes du projet pour un texte de Bernard-Marie Koltès qui s’appelle « Dans la solitude des champs de coton » (1986). Mais quelque chose ne collait pas à la nécessité actuelle. Les comédiennes non plus ne s’y retrouvaient pas. Donc on m’a ramené ce livre et c’est comme ça que j’ai découvert Sandra Lucbert.
Mathilde : Moi ça faisait quelques mois que je traînais sur les chaînes Youtube des médias alternatifs influencés par la LFI. C’est la miniature de la vidéo que j’ai trouvé sur Le Media et intitulée « Procès France Telecom : l’enfer néolibéral » qui a déclenché un lien dans ma tête. Ce procès m’a intéressé, j’ai cliqué et j’ai été happé. J’ai écouté l’interview en entier en me déplaçant dans la rue, en allant manger… c’est sa rhétorique qui a fait que je suis resté jusqu’au bout contrairement à d’autres vidéos. Sa façon de parler précise et la qualité de l’entretien de Julien Therry ont donné une discussion intelligente allant dans un fond, sans faire de détour. Puis j’ai acheté le livre et je l’ai lu.
Notre Condition : Pour toi, l’évidence qu’il fallait monter ce texte a germé rapidement…
Octave : Je sentais que le discours qu’elle tenait dans le livre était très théâtral et qu’il y avait un haut potentiel formel, nouveau, militant, efficient politiquement pour le théâtre, du fait que cette langue allait être bousculante, étonnante, motivante, et qu’elle apportait quelque chose vis-à-vis du plateau. Elle parle, j’entends. Mais c’est précis, c’est écrit, et il y a un quelque chose qui fait qu’on a envie de la faire entendre devant du public et de le confronter à toutes ces questions esthétisantes, à la culture qu’elle critique très fort en s’interrogeant sur ce qu’est ce monde, comment ça exclu, comment ça élitise les rapports entre les gens… Le fait qu’elle aille bousculer ça m’a donné envie de la mettre en avant pour bousculer à mon tour.
Notre Condition : On peut dire que ça a été un ouvrage d’éveil, dans le sens où il interroge sur le pouvoir des mots. Comment peuvent-ils dévoiler les mécanismes d’évaluation des sociétés en général et comment dans le cas précis du procès de France Télécom (sujet du livre) ils mettent à nu les normes et l’esthétique dominante, le régime passionnel dans lequel nous sommes plongés et duquel nous avons du mal à nous défaire. Car ces mots qu’elle met les uns après les autres avec des tirets qui soudent, font tampon dans notre esprit avec la conscience et la morale de classe qui devraient nous animer. C’est peut-être ça qu’elle cherche à travers le dévoilement de ces mécanismes généraux qui nous guident.
Octave : En interview elle est explicite, et la forme de « Personnes ne sort les fusils » invite à y penser mais pas forcément consciemment. Son objectif est de lier les langues qui pourraient être révolutionnaires : la langue littéraire, la langue militante et la langue des sciences humaines. Elle dit qu’il y a trois espaces qui peuvent faire avancer la société et nous détacher du capitalisme tout en étant dans la proposition de l’après, c’est cette rencontre entre ces trois choses là. Le fait que le livre soit structuré tel qu’il est avec ces 37 morceaux, c’est frappant. Au départ, ça paraît si multiple et si dynamique, puis émerge une cohérence de pensée de cette suite de morceaux qui n’ont apparemment pas de rapports. C’est petit à petit que se tisse le tissu de la pensée et de l’éveil qui nous pousse à la construction d’un après. On le voit, on est poussé à ça. Sa colère est aussi très motivante.
Mathilde : La première fois qu’on l’a lu à la résidence dans laquelle on était tous les quatre, c’était sous la forme d’une lecture collective pour voir si ça pouvait nous intéresser. On lisait dans le désordre certaines parties et ça m’a tout de suite parlé parce que je sentais que j’étais dans un tout début d’éveil de conscience militante. Même si ça me paraissait complexe a priori, je sentais que j’étais en capacité de comprendre. Ce qui n’a pas fait le même effet sur les deux comédiennes : l’une a eu peur, ne se sentait pas assez politisée, légitime et ça l’a angoissée. S’en suivit une discussion dont le sujet était « est-ce que c’est grave de ne pas tout comprendre ? ». Tout de suite, ça a touché à la forme parce qu’on sentait que ça allait être compliqué à monter, avec tous ses concepts et toutes ses références. On se demandait comment ne pas en faire un objet élitiste réservé à une minorité.
Finalement, avec mon acolyte on s’est retrouvé pour le lire entièrement et j’ai eu un déclic que je n’ai pas eu par la lecture en fragments. Cela renvoie au c’est bien de commencer un livre, c’est mieux de le terminer : tout est fait pour que ce soit lu dans l’ordre (parties chiffrées). Au début c’est compliqué et elle le dit elle-même, mais au fur et à mesure, même sans avoir toutes les références, les choses font sens, avec des éclats de rire en lecture tant il y a des références qui nous désarçonnent et nous éloignent de la compréhension. En même temps, il y a des petites blagues et des connexions se font avec des choses dites au début qui reviennent et réussissent à nous faire rire.
Les comédiennes aussi ont eu ça quand elles ont relu l’œuvre depuis chez elles et qu’on l’a réétudié ensemble. C’est devenu un jeu de relire, comprendre, parce que globalement le sens on le comprend mais il y a beaucoup de références et ça demande donc un travail de recherche. Bien sûr, ces références ne sont pas essentielles pour la compréhension générale, mais une fois qu’elles sont intégrées il y a quelque chose de jouissif à les maîtriser. Elle invite au jeu de piste, à l’enquête, chose dont on s’est emparé collectivement en cherchant chacun dans notre coin pour ensuite partager.
Cela dit ça m’a fait me poser une question : si nous avons le temps de chercher, ce n’est pas vrai pour tout le monde. Comment ça peut quand même rester lisible et ludique pour quelqu’un qui n’aura pas fait tout ce travail de recherche préliminaire ?
Octave : J’ai une intuition très forte pour la mise en scène du spectacle parce qu’au final le but du jeu c’est d’en faire un spectacle fini, clair et modulable en fonction de la salle. Il y a une réalité professionnelle que j’ai envie de placer derrière ce projet. J’ai envie de l’infiltrer dans les lieux conventionnés, institutionnels, qu’il aille chercher ces endroits si possible. Mais on en est pas là…
Je tiens à transmettre la jubilation que j’ai eu à découvrir l’œuvre, à la déplier en tournant les pages, mais aussi à déplier chaque petite étape puis d’en parler…
Notre Condition : D’ailleurs, elle fait beaucoup référence à Rabelais qui disait que « le propre de l’homme c’est le rire ». Une manière de dire qu’on est tous en capacité de se moquer des puissants, de leur bêtise, de leurs codes, pour prendre de la hauteur sur leur monde qui nous écrase. Il y un caractère déterminant de la langue. L’Homme est contraint par la langue à disposition pour penser et comprendre son monde. Car c’est elle qui façonne nos catégories mentales. Or, celle d’aujourd’hui est particulièrement pauvre et standardisée, ne tolérant que très peu les irruptions.
Octave : Oui. Elle même parle du pouvoir de subversion du rire. Quand je l’ai eu au téléphone, elle m’a dit que ça manquait énormément à l’opposition, que ça nous échappait trop et qu’il fallait y aller. Moi je suis parfaitement sur cette ligne avec ce spectacle, alors que le sujet est terrifiant.
Notre Condition : C’est quelque chose d’important parce que ce qu’elle identifie sans le dire c’est qu’on a cloisonné la raison et la pulsion, la raison et l’émotion. C’est la trace des contre-révolutions dans l’histoire du pays à partir du XIXe s[2]. On peut avoir l’impression qu’elle est à la recherche d’une dialectique qui ne sépare pas l’analyse des forces productives[3] et des rapports de production[4] , d’avec ce que ça opère de genèse en nous.
Et vous, en quelque sorte, à travers votre travail théâtral, vous essayez de retranscrire dans les corps quelque chose que Sandra Lucbert ne peut faire qu’à travers les mots. Votre enjeu semble être de retranscrire son geste consistant à déboulonner les « mots pulsions » nous empêchant, à travers la mise en scène, en créant quelque chose d’organique avec le spectateur : son intériorité confrontée à la froide réalité d’un rapport d’exploitation. Tout se joue là. Ne serait-ce pas une forme de retranscription tournée vers l’Éducation Populaire au final ?
Octave : Il faut oser le dire ! Éducation Populaire, évidemment ! Il y a un endroit où il va falloir en parler. Une vulgarisation politique est derrière tout ça car la genèse du projet c’est cet entretien sur Le Media. Sandra vient parler sur Youtube, moi je clique, attiré par un titre fort et une jeune autrice.
Mathilde : Elle t’a d’ailleurs dit que le sérieux ça l’ennuyait et que si ça peut être corporel, c’est mieux.
Octave : Oui. Les seules pièces qu’elle m’a cité sont des pièces où le corps est le langage premier, largement plus présent que la parole.
Mathilde : Elle t’a presque dit quelque chose comme « si vous enlevez mon texte c’est très bien ». Comme si elle en avait marre qu’on se prenne tout le temps au sérieux (dans le monde de l’art, littéraire, etc.). Une manière de dire que même si elle écrit un texte a priori sérieux que tout le monde essaye de qualifier comme essai, elle préfère que ce soit drôle.
Octave : Elle parle aussi en terme de stratégie, dans le sens où elle voit que cette transcription de son œuvre au théâtre peut provoquer quelque chose chez les gens. Elle préfère que ça vive en dehors de sa juridiction. Il y a, dans ce geste, une volonté de cibler l’endroit physique, l’endroit pulsionnel, des affects et de la désirabilité (cf. Frédéric Lordon) qui est essentiel. Et justement, le théâtre c’est un lieu de repoussoir où on réfléchit sur une scène face à un déroulement sur un plateau.
Nous, très vite, on s’est demandé dans quelle mesure le public pouvait se sentir physiquement investi dans cette histoire et dans quelle mesure il peut y avoir de la participation. Peut-être en demandant si des gens ont des questions à un moment donné. Peut-être en réfléchissant à l’endroit de rencontre que Sandra Lucbert a réussi à opérer avec nous pour le rétablir, le retranscrire sur le plateau, lieu théâtral.
Notre Condition : La question du rire est très importante. La subversion par le rire peut paraître paradoxale puisqu’on vit sous un régime de divertissement constant qui nous éloigne d’une certaine rigueur nécessaire pour s’investir dans le temps singulier de la lecture et des humanités (sciences humaines, littérature, arts, …), aujourd’hui oublié après 30 ans de contre-révolution libérale et d’enlisement grammatical.
C’est donc l’opération d’un décalage replaçant le rire du côté du politique pour le sauver de son pendant frivole, ce pur divertissement dont on a l’habitude. C’est à la manière d’un divertissement de consommation que nous avons l’habitude de l’appréhender. Ce dialogue entre le rire et le sérieux se niche dans un autre paradoxe au travers de la question de l’accessibilité de l’œuvre : il s’agit d’un livre catégorisé essai politique. Dans une société qui a perdu le goût et le sens de la lecture, ce n’est pas rien. Ce temps de la lecture semble mis en déroute par les pulsions nous entourant…
Octave : Sans la pulsion je n’aurais pas lu le livre. Sans la pulsion de la théâtralité qui me faisait sentir que j’allais pouvoir m’y retrouver personnellement, je ne serais pas allé au bout de la lecture et je n’aurais pas enchaîné avec d’autres de ses livres. Il y a effectivement un endroit de désirabilité.
Notre Condition : Tout texte doit un moment donné être retravaillé, retranscrit en d’autres termes. Le Capital de Karl Marx en trois volumes est par exemple une somme essentielle à la possibilité d’émancipation des classes laborieuses, pourtant il est difficile de se l’approprier en bossant à temps plein (et même tout court). On pourrait dire que dans ce monde où le verbe a été dégradé, la typographie dévalorisée par rapport à l’image, tout bouquin politique est condamné à être « élitiste ».
L’effort est donc de retranscrire dans un autre domaine d’expression quelque chose qui est aujourd’hui condamné à être enfermé. Il faut tenter une fuite de ce carcan littéraire tout en sachant que le théâtre lui-même est « élitiste », affligé par l’entre-soi mondain[5] et cette dévalorisation de son temps singulier (rien que par le nombre de rideaux imposé aux théâtres et par les politiques des jauges). Ce n’est pas un film projeté sur une toile ou, pire, depuis une dalle blanche d’ordinateur nous condamnant à recevoir passivement. Le théâtre implique de vrais corps en mouvement, de vrais personnalités, avec leurs regards s’adressant à nous et leur marge d’erreur.
Mathilde : C’est une discussion qu’on a eu durant notre résidence au travers de notre atelier Agora. Pour faire simple, pendant trois heures on est en débat, on pose des questions, des mots-clés, et on crée une arborescence avec plein de papiers. C’est la petite fourmilière en action. On se posait comme question « mais qu’est-ce qu’on veut faire avec ce texte ? ». C’était une question de forme à laquelle on n’a pas encore répondu. Mais toutes les interrogations sur l’élitisme, l’accessibilité, le fait de ne pas prendre les gens pour des cons en expliquant, définissant tout sous prétexte que l’œuvre est peu abordable… On a dû regrouper nos expériences au théâtre pour ne pas reproduire les mêmes choses, et notamment comment parler au public, comment ne pas le prendre en otage ou le moraliser.
Cette question est aussi liée au lieu. De fait, il y a le problème du « ou est-ce que ça se joue ». Parce que peu importe comment on fait, les endroits sont toujours plus ou moins élitistes. Concernant le TNS (Théâtre National de Strasbourg), peu importe ce qui y passe, c’est un haut lieu culturel et institutionnel dont toute une partie de la population est coupée, voire qui regarde le bâtiment avec défiance avec en tête « ce n’est pas fait pour moi ». Comment mettre de la diversité sociale dans les lieux ? Pour moi c’est important de s’insérer dans le milieu institutionnel, mais aussi dans d’autres lieux plus inattendus pour défendre ce projet. Ce sont des questions non résolues.
Donc déjà, il s’agit de savoir comment traiter notre matière pour embarquer les gens avec nous. Puis, une fois la chose traitée, comme le diffuser.
Octave : Dès le début de la production du spectacle on est de toute manière poussé à se demander où est-ce que le spectacle doit se jouer et à qui il s’adresse. Ces questions peuvent être des pièges mais il vaut mieux se les poser dès le départ. Et je préfère la manière dont on se les pose plutôt que la manière dont certaines grandes institutions les posent. Il faut prendre le temps de la chose.
Notre Condition : C’est le chemin emprunté dans le processus de création qui va définir le résultat. Par ce que vous dites, on sent bien que l’idée d’Éducation Populaire va avec le principe d’arborescence d’efforts. C’est un travail très ingrat dont les résultats ne se voient pas tout de suite parce qu’évidemment on est imbibé de la science statistique à travers les vues, les chiffres, les commentaires, les partages, les abonnées, qui nous sont imposés comme ces outils d’évaluation objectifs de notre travail. On veut donc que ce soit tout de suite gros. Dans la revue on le sent bien, alors que ce n’est qu’un petit pavé dans la mare de la grande famille à laquelle on appartient. C’est une tentative parmi d’autres. Et vous ce que vous prévoyez c’est une tentative parmi d’autres. Mais il y a une unité dans l’Éducation Populaire qui est celle de l’action tournée vers la transformation sociale.
C’est ce que Sandra Lucbert pointe aussi, même si elle est plus tournée vers la transformation des mots dans un premier temps, du fait de son domaine. Se restreindre à ça est certainement un écueil qui condamne à un travail sans fin puisque la langue capitaliste se renouvelle constamment.
Par contre, ce qui est intéressant de constater dans le procès relaté et dans la violence que peuvent ressentir les gens avec qui vous travaillez, c’est que cela nous met face à tous les mots qui nous font désirer ce qui nous annule au quotidien. C’est la prise en compte de cette violence quotidienne, en plus de constater que nous ne sommes pas individuellement à la hauteur pour les contrer. C’est ça qui peut mettre en panique. D’ailleurs, la force incisive de l’ouvrage se trouve là : il pointe le fusil sur notre tempe. On ne sort pas les fusils parce que les fusils sont pour l’instant pointés sur nous. L’impression donnée est que, à ce stade de son parcours, Sandra Lucbert en est à fustiger les mots qui nous empêchent de prendre les fusils. On est encore loin des sans-culottes.
Octave : C’est un terrible point de départ que de mettre ce titre sur ce livre, puisqu’il peut être compris d’une manière inverse à sa démarche, c’est-à-dire « personne ne sort les fusils et personne ne les sortira ». C’est comme un présent de vérité générale terrassant. Le bouquin va plus loin une fois qu’on rassemble les morceaux. Cette rage de Sandra devant les procès a dû créer cette zone non pas d’inaction, mais de volonté d’en rester aux mots et de combattre ce qui a été à l’origine de la colère par les mots. Pour le reste, elle est dépassée. Là où l’œuvre est brillante c’est qu’elle montre que les salariés de France Télécom se sont détruits eux-mêmes en réponse à la violence qui leur a été infligée. On sent une évolution ces dernières années vis-à-vis de l’action et qui est à faire de notre côté aussi parce que si on se retrouve dans un an et demi sans avoir suivi la progression de l’autrice…
Notes :
- [1] Cf. Philosophie de E. Laclau: https://laviedesidees.fr/Vous-avez-dit-populisme
- [2] À partir de cette époque les thermidoriens et les agents du Directoire ont opéré cette césure là où les révolutionnaires avaient réussi à dépasser cette opposition dans le sillage d’un Rousseau navigant entre Psyché (ensemble des processus conscients et inconscients propres à chaque individu : l’intériorité, l’âme, etc.) et Praxis (ensemble des activités visant à transformer le monde), réalisant de fait une synthèse à travers son œuvre (« Des confessions » ou de « La nouvelle Héloïse », jusqu’au « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » ou « Du contrat social ou Principes du droit politique »).
- [3] Moyens dont disposent les humains pour garantir leur existence : outils, machines, savoir-faires, …
- [4] L’organisation sociale de la production : servage, esclavage, salariat, etc.
- [5] Au sens d’un monde défendant les intérêts narcissiques d’une minorité masquée derrière des principes aimables, louables, bienveillants, mais qui ne sont que mensonges idéologiques.