Transformer la société par la guerre contre les peuples
“Le soleil se couche. Les armes se réveillent” Atiq Rahimi
Il faut prôner la paix et faire la guerre ; faire la guerre pour amener la paix. C’est le jeu des intérêts impérialistes. C’est ce que la France fait en envoyant des armes pour pacifier l’Europe. C’est ce que les 46 États membres réunis lors du Conseil de l’Europe ont réaffirmé le 16 mai 2023.
La guerre est incompréhensible si on ne tient pas compte du temps qui a été nécessaire à sa production. Aussi vrai qu’il faut retracer le parcours de la marchandise pour saisir par quel enfer d’exploitation elle est passée, il faut restituer la partie cachée des évènements pour en saisir la forme et le contenu.
Alors pourquoi nos élites européennes disent travailler pour la paix tout en faisant la guerre ?
L’Union Européenne prépare la Pax Americana
En France, le Service Militaire Volontaire et le Service National Universel sont là pour discipliner le corps social. France, Travail ! Parce qu’il faut se « former » comme on « forme » pour l’entreprise. Parce qu’il faut « réorienter » comme on « réoriente » tout au long de sa scolarité ou au bout d’un burn-out. Il faut « former » et « réorienter » les forces vives pour pourvoir en opinion publique et en soldats les puissances européennes. Plus précisément : la grande Alliance du Traité de l’Atlantique Nord régentée par les États-Unis sans qui la défense européenne serait sans défense. La situation l’exige. Quitte à fouler l’histoire des peuples, leurs liens culturels et leurs moeurs. Quitte à nier le temps long des relations entre nations par l’entremise des élites de l’Union européenne soutenant le projet d’un empire des régions. Quitte à se servir des ukrainiens, comme c’est le cas depuis au moins 2014 (révolution Maïden), comme d’une lingette absorbante d’ambitions impériales ou régénératrices. Coréens, vietnamiens, irakiens ou chiliens savent ce qu’est le prix à payer de la Pax Americana : pacification états-unienne pour son hégémonie culturelle, économique, commerciale, politique et militaire, à tout prix !
L’offensive de l’armée russe débute le 24 février 2022. Le 30 avril 2022, Nancy Pelosi (présidente de la Chambre des représentants) affirmait à Kiev que le soutien américain tiendra « jusqu’à la victoire ». Le 25 avril, en visite à Kiev, le ministre américain de la Défense, Loyd Austien, déclarait quant à lui : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une ligne déjà assumée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan dix jours auparavant, sur NBC : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé ». Simples discours volontaristes en réponse à l’agression ? Déjà, en janvier 2020, Adam Schiff, démocrate et président du Jury en charge du procès en destitution de Trump, tenait ces propos au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine ». Plus loin encore dans le temps, en 2017, deux sénateurs républicains déclaraient à la télévision : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ». C’est bien que la guerre par procuration en vue de renverser le régime de Poutine – de l’aveu même d’un proche de Trump et de la bouche du gouvernement anglais (Boris Johnson et son ministre de la Défense) – est un projet de longue date. Et puisque l’objectif n’était pas la simple défense de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, il ne pouvait y avoir de négociation avec la Russie.
D’où le refus des États-Unis, de Trump comme de Biden jusqu’à Obama, de participer aux pourparlers avant et au début de la crise, alors que la Russie avait pour principale revendication le retrait des armes offensives déployées à ses frontières et la garantie que l’Ukraine n’adhérerait pas à l’OTAN. Hillary Clinton proposait au contraire une solution audacieuse quelques jours après l’offensive, le 1er mars 2022 : transformer l’Ukraine en Afghanistan pour les Russes. L’humanitaire transcende décidément les clivages et porte son coût humain ! L’avantage c’est qu’il est un agent révélateur de l’inanité du decorum des formations politiques de gouvernement. Alors que le protocole de Minsk II signé en février 2015 visait à créer un contexte favorable au dialogue (cessez-le-feu, autonomie locale et temporaire des régions des oblasts de Donetsk et de Lougansk, suivie d’élections anticipées, désengagement de la Russie de ces territoires, aide humanitaire et économique partagée dans le Donbass, etc.), un tel discours parallèle ne pouvait qu’alimenter la suspicion des russes et, au final, mener à l’échec des accords. Un échec manifestement voulu pour pousser Poutine et la classe dirigeante russe à la faute : l’engagement armé sur le territoire tampon de l’OTAN.
Si Obama était, en 2014, réticent à fournir l’Ukraine en armes modernes (ce qui n’a pas empêché formateurs, matériel et capitaux de transiter), l’extension volontariste de l’OTAN aux frontières de la Russie a, dès sa première phase de 1997, alarmé les analystes et les diplomates américains. Dans la continuité des accords de défense (novembre 2021) garantissant à l’Ukraine une solidarité totale de la part de son allié (intervention en cas d’agression, manœuvres militaires communes, transfert de technologies, d’armes et d’experts, unités spéciales et de renseignement sur le terrain), Anthony Bliken, Secrétaire d’État de Biden, déclare le 8 juin 2022 au Congrès que les États-Unis soutiendront l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Un tel propos a définitivement enterré la possibilité d’une désescalade dans les mois suivant l’invasion qu’il faut donc comprendre comme le point d’orgue d’une guerre du Donbass aux enjeux internationaux, ainsi que des tensions autour de l’annexion de la Crimée et de la révolution Maïden (2014).
À l’avenir, la Russie, ne pouvant accepter l’humiliation d’une potentielle défaite face à un bloc sous tutelle états-unienne, ne pourra qu’user de moyens de plus en plus violents. Le risque d’utilisation de l’arme atomique n’est d’ailleurs pas à négliger dans cette confrontation engageant la deuxième et la première puissance nucléaire (la Russie et les États-Unis). De même que des puissances non moins négligeables comme la Chine, l’Iran, la France ou l’Angleterre. D’ailleurs, force est de constater que la guerre s’est rapidement déplacée non seulement sur le terrain des infrastructures énergétiques russes, mais encore sur le territoire russe lui même. L’actuel président Ukrainien, Zelensky, a d’ailleurs toujours été partisan du maximum en salle de commandement : détruire le principal oléoduc alimentant la Hongrie en pétrole, frapper la Russie avec les armes occidentales ou s’emparer de villes frontalières pour utiliser leurs populations comme otage face à Poutine.
Bien sûr, si l’Union européenne finance des dispositifs comme le Service Militaire Volontaire, c’est parce qu’elle est complètement alignée sur ces positions bellicistes. Elle est en guerre contre « les crimes effroyables des russes » et tente de créer un climat martial utile à ses visées. C’est par ce genre d’adjectifs que l’on peut observer la substance idéologique du langage usuel. Au niveau politique, la manière dont on parle détermine effectivement la manière dont on pense. Car quelle guerre impérialiste n’est pas un crime en soi ? Afghanistan, Irak, Libye, guerres de Yougoslavie ? Quelle ingérence ne l’est pas ? Syrie, Palestine, Égypte, Amérique du Sud (il y aurait trop à citer, à commencer par le Chili) ? Quelle indépendance bafouée ? Éthiopie, Mali, Centrafrique, Burkina Faso, Congo ? Quel blocus ? Irak, Iran, Cuba, Corée du Nord, Syrie, Venezuela ? Comment ne pas voir l’hypocrisie états-unienne qui ne reconnaît pas la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munitions ? Qui ne reconnaît pas même le tribunal international de La Haye, allant jusqu’à voter une loi d’invasion des Pays-Bas en cas de jugement d’un de ses ressortissants ?
La diplomatie évincée par l’union sacrée
“Si loin de Dieu et si proche des États-Unis !” Poète mexicain de début du XXe s. repris par le dictateur Porfirio Díaz
Tant que le dialogue existe, on ne fait pas la guerre. Le dialogue a été rompu donc on contribue à la faire en diabolisant l’ennemi à outrance. Il est certain qu’un pays n’aide jamais un autre par pur désintéressement. L’Ukraine, isolée, n’aurait pas tenue avec son 5,4 milliards d’euros de budget militaire en 2020. Ainsi, les États-Unis ont déjà investi plus de 71 milliards d’euros en sa faveur depuis le début de la guerre (fin février 2022), dont plus de 44 milliards en dépenses strictement militaires. Ce montant constitue 60 % de l’aide totale fournie par les autres pays de l’OTAN sur un total d’au moins 151 milliards d’euros (montants estimés en février 2023). Le 9 mai, 1,2 milliards supplémentaires ont été débloqués.
Comparaison budgétaire n’est pas raison – le budget ne suffit pas (structures institutionnelles et efficience administrative, stabilité territoriale, cohésion sociale et sentiment d’appartenance, aptitude à mobiliser et à canaliser les populations au service d’une vision du monde ; capacité industrielle, modèle économique, déploiement logistique et sécurité de l’approvisionnement ; formation des citoyens, expérience des cadres, stratégie ou doctrine militaire, sont autant de facteurs qui assurent le bon emploi de l’investissement) – mais permet quand même de se faire une idée des forces en présence. Scrutons donc le budget de la défense des principales nations engagées derrière l’Ukraine sans toutefois en tirer des conclusions quant à leur capacité opérationnelle. C’est 44 milliards pour la France, 52 milliards pour les Royaume-Unis, 60 milliards pour l’Allemagne et… 853 milliards d’euros pour les États-Unis en 2023, avec une capacité de projection immense grâce à sa flotte présente sur tous les océans (désormais deuxième derrière la Chine en tonnage) et ses plus de 800 bases disséminées dans 177 pays à travers le monde ! Des bases encerclant d’ailleurs littéralement la Russie. L’Union européenne pèse, sur la base de l’ensemble des États membres, 282 milliards (2018). Enfin, les dépenses militaires des adhérents de l’OTAN s’élèvent, quant à elles, à 1 050 milliards d’euros en 2022.
L’armée Russe était abreuvée à hauteur d’au moins 107 milliards d’euros en 2019 (estimation du Ministère des Armées française obtenu sur la base d’un calcul en parité de pouvoir d’achat). Mais d’autres observateurs vont jusqu’à 165 milliards d’euros. Ceci sans compter l’autonomie relative de son industrie militaire et sa capacité à déployer des technologies d’un excellent rapport qualité/prix.
Quoiqu’il en soit, c’est simple : l’OTAN est la plus ambitieuse machine de guerre jamais créée par l’humanité pour une capacité d’action près de dix fois supérieure à la Russie. Il est donc clair que l’Union Européenne, née du plan Marshall (plan d’aide à l’Europe au profit de l’hégémonie américaine dans tous les domaines), n’a jamais eu pour vocation de devenir un entité politique indépendante. Rappelons qu’au départ, l’idée de l’Europe est, au XIXe s., une réponse au panslavisme et à la slavophilie qui gagne le continent. Ainsi, le comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi publie en octobre 1923 son programme Pan-europa. Cette opposition à l’Est est donc constitutive de la vision idéologique que portent les oligarques de l’Union européenne sur le monde.
L’Ukraine ayant tout fraîchement rejoint les intérêts européens (en 2014), elle s’est échinée à devenir l’enfant modèle : anti-slave, anti-communiste et ultra libérale, elle va jusqu’à développer avec excès une contre histoire des partisans ukrainiens alliés des Waffen-SS durant la Seconde Guerre mondiale. Face à l’héritage soviétique, la figure de proue de Stefan Bandera, nationaliste à tendance fasciste, devient dangereusement populaire. Dangereusement parce qu’elle tend à légitimer les régiments ouvertement néo-nazis (tel Azov) opérant sous les couleurs de l’armée ukrainienne (on retrouve aussi une extrême-droite panslave du côté Russe). Ceux-ci ont d’ailleurs été à la pointe de la guerre dans le Donbass aux côtés de milices islamistes. Dès le début de la guerre en 2014, une politique anti-slave a en effet été menée par le gouvernement ukrainien, doublée de nombreux bombardements et d’opérations terrestres. De cette situation, un sentiment farouchement nationaliste et anti-communiste a entraîné des exactions sur les populations slaves ou engagées à gauche. De l’autre côté, les indépendantistes ont bien évidemment largement été instrumentalisés par le Kremlin dont le but était d’étendre sa zone d’influence.
Ce qui est certain, c’est que l’Ukraine n’infléchit pas sa politique d’alignement sur les grandes puissances impérialistes et multiplie les symboles. Ainsi, la commémoration de la libération du 9 mai partagée avec la Russie est remplacée par celle du 8 mai intitulée « commémoration du monde libre ». Elle ne tourne pas non plus le dos à sa réputation, largement prouvée, de régime corrompu aux pratiques autoritaires, « accueillant la principale plaque tournante du travail d’armes international ». Il faut dire qu’une inquiétude gagne les américains : de hauts responsables de l’administration de Biden reconnaissent être incapables de tracer les armes livrées et admettent qu’il est déjà probable que de nombreuses d’entre-elles soient tombées entre les mains de néonazies, de réseaux terroristes variés ou du grand banditisme.
De part cet héritage historique et ce contexte de tension attisée de part et d’autre, notamment par la sinueuse avancée de l’OTAN le long de la frontière russe, il n’est pas étonnant que les élites continentales européennes se soient laissés emporter dans cette terrible escalade à la remorque de Washington. Au demeurant, il sera désormais difficile de parler de souveraineté européenne tant cette classe politico-économique est intégrée au circuit financier du monde anglo-américain depuis les années 2010 (paradis fiscaux). En France, la nouvelle loi de programmation militaire pour la période 2024-2030 a été déposée le 4 avril sur le bureau de l’Assemblée nationale. Elle est examinée depuis le 22 mai par les députés. Cynique car annoncée en plein mouvement contre la réforme des retraités justifiée par un prétendu déficit d’environ 13 milliards (cf. Autopsie d’une réforme des retraites), elle prévoit 413 milliards pour transformer l’armée, soit une augmentation de 41% par rapport à la période précédente. Cette somme va profiter au complexe militaro-industriel constitué de huit groupes fortement engagés dans la sécurité intérieure (les technologies développées servent également sur le territoire), sans pour autant suffire à pallier les lacunes d’une armée en lambeaux et fortement intégrée aux standards de l’OTAN.
Les pays européens augmentent leurs investissements militaires pour se placer au sein du bloc trans-atlantique et ainsi le renforcer, non par souci de développer leur souveraineté : « En 2022, l’Europe a connu sa plus grande augmentation des dépenses militaires depuis la dernière année de la Guerre Froide ». Norme de l’Organisation du Traité Nord Atlantique que les membres se doivent de respecter, le plafond des 2% du PIB consacré à la Défense devient actuellement plancher. Si l’on observe l’évolution collective des dépenses militaires en Europe, celles-ci ont augmenté de 14% (Finlande, Lituanie, Suède et Pologne en tête), tandis qu’à l’échelle mondiale l’augmentation n’était que de 3,7%. Ces chiffres traduisent à la fois un rattrapage (à la fin de la Guerre Froide le budget des armées est sabré) et une panique réelle. Sur un autre plan, l’emprise idéologique et symbolique se renforce sur les populations.
« On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre » (Jean Jaurès, dans Œuvres de Jean Jaurès : les alliances européennes (1887-1903, éd.1931).
L’ennemi est désigné : les pays aux intérêts divergents de ceux de l’OTAN. Le camp du bien réactivé : l’OTAN, sa comète d’accords bilatéraux et ses alliances continentales. Il faut donc serrer les rangs, ajouter la milice Wagner à la liste des organisations terroristes de l’UE – mais pas la vingtaine de sociétés militaires privées états-uniennes – hisser fièrement les drapeaux de la communauté européenne devant nos mairies et abreuver l’opinion désorganisée des consommateurs de discours prêt-à-porter de fausses informations dans le but d’humilier l’ennemi.
Symptômes de ces leurres qui, malgré leur aspect superficiel, fonctionnent ? Preuve que la leçon est apprise ? Aucun mouvement anti-guerre n’a vu le jour depuis 2003 (invasion états-unienne de l’Irak). L’armement de l’OTAN se déverse sur notre territoire. Les groupements tactiques et les exercices inter-alliés conjoints d’une dimension jamais vue depuis la première guerre du Golfe se multiplient (Air Defender 2023 avec 24 pays, dont la Suède et l’Allemagne, et 10 000 participants, ou encore Defender Europe 2023 du 22 avril au 23 juin). Aucune voix ne s’élève non plus contre le fait de former des soldats ukrainiens en Pologne, en Allemagne et maintenant en France.
Autre indice ? Dans la continuité de la mise à bas des droits sociaux et de l’éducation au profit de la formation (cf. L’impossible émancipation ?), c’est la facilité des atteintes des droits et libertés publiques qui accompagne toujours les contextes de guerre. Jusqu’aux associations de défense des droits de l’homme, la classe au pouvoir cherche à menacer et à discipliner : états d’urgence, atteintes au droit de manifester, au droit de réunion et d’association (engagement républicain et décrets de dissolution), surveillance de masse, censure médiatique, répression syndicale et politique, journalistes pris pour cible et arrêtés, lois anti-terroristes versées dans le droit commun (décrets à disposition contre les casserolades pour atteinte à la sûreté du chef de l’État), reconnaissance faciale à l’occasion de la loi relative à la sécurité des Jeux Olympiques, usage intensif du LBD habituant les policiers à tirer sur la population, etc.
Il en faut encore ? La banalisation du recours aux réquisitions en temps de grève, particulièrement dans les raffineries. Ce fut le cas durant le mouvement contre la réforme des retraites de 2010 et en 2023, contre l’actuelle réforme des retraites. Historiquement, c’est un droit militaire qui prévoit la réquisition des travailleurs pour la défense nationale. Loi instituée en 1938 et directement employée contre la grève générale lancée par la CGT la même année (défense de la semaine de 40h), l’argument de « l’atteinte à l’effort de guerre dans un contexte international dégradé » est en réalité déjà mobilisé en 1910 face aux cheminots. En 1950 la loi est pérennisée et utilisée avec largesse tout au long de la décennie (face aux gaziers, postiers, électriciens, cheminots, …). Puis, en 2003 et 2004, deux lois facilitent les réquisitions et octroient plus de pouvoir aux préfets, avec les résultats que l’on connaît. Prétextant à chaque fois d’une mise en péril « des besoins généraux de la Nation », c’est la simple continuité économique des activités qui est visée, comme l’ont reconnu le Conseil d’État en 2010 et le tribunal administratif de Rouen le 6 avril 2023.
À ce jeu d’amnésie des leçons tirées de l’Histoire, nous sommes champions. Puisque les actuels gouvernements mettent en place des politiques basées sur la force, la contention, la soumission idéologique, bientôt le contexte de guerre justifiera tout. Un gréviste pourra être persécuté car jugé d’avance comme ennemi des intérêts du monde libre !
Principes de reconnaissance d’une boucherie à endiguer
“Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage !” Discours de Jean Jaurès (25 Juillet 1914)
L’invasion est injustifiable comme l’a été celle de la Géorgie en 2008 ou de Crimée en 2014. L’autocrate Poutine, ni fou, ni fanatique, mais représentant des oligarques d’État ayant gagné leur emprise par le pillage du bien commun dans les années 1990, a instrumentalisé les populations russophones, les faisant passer pour « pro-russes » (donc pro-Poutine), et s’est joué de l’orgueil atlantiste pour consolider le pouvoir politique et économique de sa classe. Aujourd’hui, le vrai problème est la pensée figée d’une gauche désarmée face à la guerre et se refusant à toute solution diplomatique. Par là, elle remobilise l’idée d’une guerre civilisationnelle. Si écologistes et socialistes sont à la pointe de cette position, le Parti Communiste et la France Insoumise font profil bas mais abdiquent sous la pression d’une opinion publique façonnée par les thèmes médiatiques aux mains d’une élite supranationale qui assoit son pouvoir dans les échanges mondialisés. Et que dire d’une gauche qui, disant vouloir défendre le pouvoir d’achat des français, se compromet au jeu des sanctions économiques plus défavorables aux populations de l’Est et de l’Ouest qu’à l’oligarchie visée ?
Incapables de mener des réformes sociales, de développer une politique diplomatique indépendante de l’OTAN et pour la paix, ainsi qu’un internationalisme intransigeant, les européistes de droite comme de gauche veulent nous embarquer de force dans leur aventure stérile. « Les États-Unis et l’Europe sont pleinement, complètement, totalement, unis » a déclaré Joe Biden après la décision de l’Allemagne de fournir en chars Léopards l’Ukraine (mars 2023). L’UE a définitivement acté sa dépendance à l’OTAN. La Finlande a d’ailleurs rejoint l’organisation le 4 avril 2023, ajoutant encore aux tensions, et l’Ukraine fait des pieds et des mains pour y parvenir. En revanche, la plupart des pays non alliés de l’OTAN ont opté pour la neutralité, ce qui représente tout de même plus de la moitié du genre humain.
La guerre comme continuation de la politique pour les classes dirigeantes
Contrairement à l’illusion ambiante dans laquelle nous vivons, le monde est loin de constituer un front uni derrière des puissances qui, autrefois, récemment et encore actuellement, commettent des crimes de guerre. Oui, la Russie n’est pas la seule à cibler les populations. Et si fournir une aide humanitaire et le droit d’asile aux victimes de ce feu croisé est nécessaire, contribuer à alimenter une guerre de haute intensité n’aidera en rien à limiter les violences faites aux civils. Ce cynisme des élites ne fait que renforcer l’évidence historique : la guerre n’est jamais que le fruit d’intérêts particuliers fardés de bons sentiments. De la même manière, la grande nuisance des sanctions économiques est criante pour les européens. En Union européenne, l’effet est double avec des États rechignant d’indexer les salaires sur l’inflation. Ceux-ci, se calquant sur le président de la Réserve fédérale des États-Unis, ont en effet préféré la baisse des taux d’intérêt des banques centrales afin de provoquer une récession maîtrisée (ralentissement économique), quitte à créer du chômage. Publiquement pourtant, l’augmentation générale des prix est justifiée par le Covid et la guerre.
En réalité, ce contexte inflationniste divergeant entre les pays a débuté bien avant, avec l’introduction de l’euro en 2002 qui a également alimenté la crise de 2008. Plusieurs facteurs sont ensuite venus s’y greffer ces dernières années : la hausse réelle des coûts (énergie et transport), la stratégie des banques centrales ou « l’effet d’aubaine », soit l’instrumentalisation de la situation par les faiseurs de crise pour gonfler leurs marges. Ce sont d’abord les grandes banques qui en profitent pour spéculer, notamment sur le cours du blé, puis les géants de l’agro-alimentaire et les acteurs de la grande distribution qui ont vu leurs marges augmenter de 9% au début de l’année malgré la diminution du prix des matières premières (les grandes enseignes connaissent une crise depuis plusieurs années). Dans le même temps, les profits des monopoles de l’énergie, dont l’arnaque s’est vue renforcée par la libéralisation de ce secteur sous directive européenne, ont augmenté. L’humanitarisme est toujours le véhicule des visées géopolitiques des grandes nations et, dans leur sillage, de nombreux intérêts financiers et économiques peuvent se développer !
En Russie, la pression s’intensifie surtout sur les ménages avec une inflation qui tend toutefois à ralentir. L’objectif annoncé d’affaiblir les oligarques est loin d’être pleinement atteint, ceux-ci sachant parfaitement comment sécuriser leur trésorerie (c’est bien leur activité principale après tout). Et ce n’est pas la confiscation d’un yacht ou d’une villa ici et là qui va subitement les inciter à se retourner contre un Poutine largement aligné sur les positions dominantes des plus conservateurs. En effet, la Russie constitue un marché gigantesque et le régime actuel est indispensable à la survie de cette classe politico-économique. Autrement dit, les intérêts de cette fraction hégémonique dépendent directement de la puissance de l’État et de sa capacité à contrôler le territoire. Un territoire immense déjà bien difficile à maitriser. Il faut s’en rendre compte : ces rentiers dont la richesse est issue du démantèlement de la Russie post-soviétique, ont besoin de l’instrument étatique présent car leur avantage concurrentiel provient historiquement de leur mainmise sur les institutions publiques, et non principalement de l’exploitation ou de l’innovation comme c’est le cas du capitalisme transnational occidental (les GAFAM et autres multinationales flottant au dessus des états-nations) – ou des autres élites russes plus mondialisées mais conscientes de ce qu’elles auraient à perdre dans la défaite. Cette classe dirigeante conservatrice, prête à tout pour préserver son mode de domination organiquement lié à l’État, est donc particulièrement belliciste. Et pour cause, elle ne survivrait tout simplement pas à une « occidentalisation » de l’économie russe. Malgré les difficultés économiques évidentes, il faut comprendre l’opportunité que représente cette nouvelle situation pour ce régime d’accumulation singulier que l’on pourrait nommer capitalisme d’État ou politique. C’est ainsi que le sociologue hongrois Ivan Szelenyi développe le concept de Max Weber selon lequel « l’exploitation directe de la fonction politique par la classe capitaliste vise à maximiser l’accumulation des richesses » .
Le calcul des États-Unis – car l’initiative des sanctions est la leur – pourrait être d’asphyxier la Russie pour favoriser le besoin d’un changement de régime à l’Est, tout en créant à l’Ouest un fort consensus autour des élites, si ce n’est nationales, au moins européistes et atlantistes, par crainte et besoin de sécurité. Mais le résultat escompté n’est sans doute pas au rendez-vous comme l’a démontré la piètre tentative wagnérienne neutralisée en vingt-quatre heures par le pouvoir russe. La figure de Poutine, à considérer comme le représentant des intérêts de la classe précédemment décrite, est portée par un sentiment patriotique plutôt passif dans la population. Les manifestations menées par les classes moyennes occidentalisées que la presse nous avait vendu au début de l’opération comme l’amorce d’un soulèvement « démocratique », et en réalité réservées à une élite citadine – à la façon des révolutions « colorées » portées par ces mêmes classes moyennes cosmopolites ne réussissant jamais à instaurer un régime plus démocratique et égalitaire – n’ont fait que feu de paille. Répression oblige ; souvenir de l’humiliation de la mise sous tutelle de l’État soviétique et de son pillage par des intérêts privés, aussi. Du haut de son « bonapartisme », Poutine tire moins son soutien populaire d’une adhésion politique et idéologique que de sa capacité à surmonter les crises et à garantir la stabilité le pays. Il est un chef et justifie ses actions par la légitimé d’un monde « multipolaire » ouvert aux ambitions des pays de la périphérie : les non-alignés du Sud et ses puissances montantes ou historiques (Chine, Iran, Inde, etc.). En cela, la guerre l’a aidé à redorer son blason au niveau international comme au niveau national, alors qu’une baisse de confiance se développait sous l’effet, notamment, d’un softpower occidental marqué (les ONG occidentales en sont l’un des véhicules). En France, Macron ne s’en sort pas si bien. Ses pirouettes diplomatiques n’y font rien : il est moqué, raillé, casserolé. Le chancelier Olaf Scholz, successeur de Angela Merkel et compagnon de misère de notre pontife, n’est pas en meilleure santé : le plébiscite de son peuple lui fait défaut.
Même avec des institutions solides on ne gouverne pas sans peuple. Le couple régnant européen est donc en crise. En crise de projet fédérateur, en crise de vision politique, en crise de légitimité du fait de la souffrance de ses populations, il s’en remet au monde anglo-saxon en général, à l’OTAN militairement et à l’axe Londres, Varsovie, Kiev du point de vue diplomatique. Trop paralysante, trop encombrante, trop lourde à gérer, l’Union européenne est en cale sèche et ses élites se jettent dans les bras d’un sauveur lui aussi incapable d’opérer des choix sensés. La dernière déclaration de Josep Borell, le chef de la diplomatie de l’UE, atteste de ce phénomène de vide. Celui-ci a demandé aux marines européennes de patrouiller dans le détroit de Taïwan, arguant que l’île, pourtant non reconnue comme nation souveraine par l’UE et l’ONU, à l’instar de la Crimée, est stratégiquement cruciale pour l’Europe. Au final, en affaiblissant les structures nationales, le projet européen a accouché de fragments de sociétés disparates, sans frontières instituées et orphelines d’une pensée centrale capable de mettre les peuples en mouvement.
Effet contraire sur la star Zelensky, pur produit des « révolutions » pro-occidentales dans les pays post-soviétiques. Impopulaire avant ce conflit, il est devenu une espèce de produit Marvel : super-communiquant, s’invitant à tous les évènements d’envergure au point d’incarner une blague, cet Iron Man armé du bouclier de Captain America a solde tout compte de sa période néolibérale de dérégulations et de privatisations n’ayant en rien réglé le problème de corruption ou des inégalités. Bien au contraire. En attendant, le PIB ukrainien s’est effondré de 29,1 % depuis le début de l’offensive, contre 2,1% en Russie.
Penser les conditions d’une autonomie populaire ?
En vérité, cette période charnière nous impose de sortir des refuges émotionnels pour nous poser de vraies questions.
Commençons par celle-ci :
Comment contrer les agressions de la société marchande, du pouvoir arbitraire d’institutions nous échappant et de puissances nationales ou supranationales arrogantes ?
Historiquement, l’impérialisme déploie et révèle les traits fondamentaux des structures du capitalisme : exploitation et expansion sans limite, violences et oppressions en tout genre. Il est le symptôme d’un capitalisme entré dans une phase particulière de son développement, à savoir une crise d’expansion de ses intérêts où des blocs antagonistes se disputent débouchés et zones d’influences. Et cette crise ne se réduit pas à ses dimensions économiques. En ce sens, « le carnage humain n’est pas un dégât collatéral en marge d’une violence socio-économique conçue comme déterminante en dernière instance : il est son expression » (David Muhlmann, Lénine en son temps. Politique du moment opportun, PUF, 2022). Il ne s’agit donc pas de choisir entre un camp impérialiste en pleine phase d’expansion militaire et culturelle dans les pays post-soviétiques et un pouvoir russe marginalisé à l’échelle de la mondialisation, affirmant difficilement ses projets d’intégration à l’extérieur de ses frontières (l’Union économique eurasiatique, l’Ukraine, la Géorgie, …) et dont le capitalisme d’État peine à développer les rentes d’une classe dirigeante jouant sa survie (en ce sens, il est difficile de parler d’impérialisme russe).
Pour faire face à de telles conflagrations, la boussole de notre action devrait être la cohésion de notre bloc social, bien au-delà de cette guerre impliquant deux camps travaillant contre nous : un capitalisme transnational lorgnant sur de nouveaux marchés, soutenu par les classes moyennes occidentalisées et la puissance régalienne des États-Unis dont le modèle néolibéral en déclin (au niveau sanitaire, social, politique ou idéologique) opte pour une fuite en avant guerrière en vue d’assurer ses intérêts marchands, et une classe dirigeante conservatrice essayant de soutenir son taux de rente par des extensions territoriales ainsi que par un resserrement autoritaire sur des positions nationalistes. Notre lutte devrait en clair consister à contrer les blocs au pouvoir qui se fissurent et organisent le chaos financier, énergétique, culturel et politique au niveau mondial. Eviter le réflexe cosmopolite, qui mène à la xénocartie (régime politique sans souveraineté), et le replis national, portant les pires rejets xénophobes, apparait dans ce contexte comme vital, l’enjeu étant de reconquérir une indépendance totale capable de garantir un contrôle populaire en matière de grandes orientations politiques et sociales à l’échelle du pays. À savoir, une souveraineté investie par les citoyens-producteurs en charge d’organiser la production ; de l’auto gouverner démocratiquement contre la propriété lucrative de seigneuries monopolistiques s’autonomisant de plus en plus d’États qui leur ont tout abandonné.
Ce fut le cas en 1946 avec la création du Régime général de la sécurité sociale tentant d’instituer la propriété d’usage comme droit inconditionnel à travers la mise en sécurité sociale (en-dehors du marché capitaliste et du cadre étatique bourgeois) d’une partie des grands moyens de production (santé, énergie, transport, etc.). Ce fut le cas durant le Covid, quand les travailleurs des hôpitaux ont pu substituer la bureaucratie néolibérale paralysée par ses propres normes à l’initiative collective et concertée d’une efficacité incomparable. Ce mode d’organisation – l’auto gouvernement par les intéressés – qui revient régulièrement sur le devant de la scène historique ne découle d’une idéologie « socialisante » mais d’une logique implacable éprouvée sur le terrain de la nécessité pressante : les travailleurs sont plus aptes à diriger leurs activités que les technocrates et les gestionnaires de la production.
De l’échelle de la production et du quotidien des travailleurs à l’échelle géopolitique du jeu des nations, le besoin impérieux d’autonomie se fait ressentir. Car la réactivation de la vision partisane opposant l’axe du mal et le monde libre produit une double ignorance : l’idéalisation de nos régimes et la diabolisation des autres. Cette dynamique risque de nous mener à une conflagration mondiale. Plus immédiatement, elle risque d’affaiblir durablement le mouvement social de notre propre pays à l’heure d’un pouvoir légal déstabilisé, d’une addition de crises institutionnelles dans un contexte de tensions sociales exacerbées, et d’une crispation de l’État sur le respect des lois et les illusions constitutionnelles. Choisir de prolonger la guerre est donc un crime humain et une erreur stratégique autant que politique dans cette période où la réelle nature de l’État, qui a assez prouvé qu’il est une arme façonnée pour la défense d’intérêts particuliers et financiers, se dévoile. Faire ce choix ne peut qu’aboutir à un jusqu’au-boutisme destructeur. En fait, on ne pourrait mieux s’y prendre si l’on voulait saper la montée en puissance d’une conscience de classe qui se sédimente au travers de l’ensemble des luttes actuelles. Ne pas garder son sang froid, céder aux sirènes du militarisme, oublier que la prudence est une qualité essentielle en politique, c’est manquer la possibilité d’unir l’instinct de révolte au refus de la guerre.
Pour combattre tous ces aspects idéologiques et nous préparer aux tâches de transformation des structures sociales dans l’intérêt de la volonté générale et la perspective de développer les conditions matérielles de chacun, il faut étendre nos vues. C’est-à-dire veiller à inscrire chaque changement international, chaque évènement mondial, dans une analyse plus large du rapport de force entre les classes sociales et une compréhension plus précise de leur attitude vis-à-vis de l’appareil d’État. Rompre l’engrenage implique de changer, à l’Est comme à l’Ouest, la classe au pouvoir ne tenant que par son monopole sur le travail et la production. Cela implique de ne plus simplement chercher à redistribuer par l’impôt mais de s’attaquer au mode de distribution de la valeur reposant sur la propriété privée. Et pour cela, il faudra mettre cette dernière sous le contrôle des intéressés en avançant une vrai modèle social et culturel capable de fédérer largement. Ce qui appelle un préalable : dépasser les discours moralisateurs et remonter aux causes de la misère, de l’exploitation et des nouvelles formes de domination.
Alaoui O.