Feux croisés sur l’artiste-producteur [1/3]

Feux croisés sur l’artiste-producteur [1/3]
Le cas du musicien-travailleur, sur la ligne de crête d’une double tutelle idéologique et matérielle
« Nous sommes sans espoir et remplis de désir ». Dante, La divine Comédie, chant IV.

Ce dossier se propose de dévoiler les déterminations structurelles, idéologiques et psychologiques qui forcent l’artiste-auteur à « aller dans la cale chercher ce qui va lui permettre de survivre : du fromage, du jambon… des choses très concrètes » (Macron, 6 mai 2020, s’adressant à la Culture). Nous le ferons par l’étude d’un cas précis : le musicien, notamment celui qui n’a pas de parcours académique et de diplôme légitimant. Comme tous les artistes-auteurs, il va chercher son pain au travers de modes de rétribution privilégiés, dont certains sont combattus et d’autres promus par l’idéologie et les usages dominants : la rente ou l’auto-entreprenariat plutôt que le salaire ou la subvention. Nous introduirons une réflexion sur le travail, l’œuvre d’art et l’importance de se pencher sur l’organisation des métiers puisqu’ils déterminent la conception qu’on se fait de l’humain : de son être social. Nous tenterons aussi de donner des orientations dessinant une perspective commune aux métiers de la Culture pour se garder des faux amis qui nous font réaliser l’inverse de ce que nous voulons, au fond, toutes et tous : devenir son propre artiste. Car pour devenir son propre artiste, il faut que chacun puisse le devenir.

Ce musicien nous le nommerons trivialement artiste auteur-interprète afin d’insister sur le fait que le musicien peut être auteur et/ou interprète. Ce qui a l’avantage de renvoyer à une réalité légale (celle de la Sacem), ayant cependant du mal à retranscrire le réel du processus de création, toujours collectif, même seul dans sa chambre. Dans un cas comme dans l’autre (auteur-interprète ou interprète), l’artiste n’en demeure pas moins travailleur de l’art. Cette dénomination est aussi employée pour affirmer le statut partagé avec d’autres types d’artistes (plasticiens, écrivains, etc.). Les points communs sont en effet nombreux et c’est pourquoi il est possible de se fédérer à l’échelle interprofessionnelle pour dépasser nos clivages.

Toutefois, nous bifurquerons toujours vers les modalités d’existence et de création propres aux musiciens (notamment en-dehors du conservatoire) au travers des cas abordés. Cela dans le but de donner des perspectives à un pan de la Culture particulièrement attaché à sa part du gâteau avarié.

Contexte du dossier

La situation du début d’année 2022 a évidemment joué à plein sur le destin de ce dossier qui devait n’être au départ qu’un simple billet d’humeur (mais les humeurs ne suffisent pas).

Pour rafraîchir notre mémoire collective mise à mal par le rythme de l’idéologie dominante : les concerts à jauge avec l’interdiction d’être debout ont débuté le 3 janvier 2022. Prévue jusqu’au 24 janvier, cette mesure a finalement couru jusqu’au 2 février pour les jauges et le 16 février pour la verticalité des corps. Ce qui a entraîné la fermeture de la plupart des salles et le report des concerts et tournées. Encore une fois, la détermination de classe a été surdéterminante. Car c’est celles et ceux qui avaient besoin d’aller au devant du public, dépourvus des grands réseaux de diffusion ou du confort d’infrastructures de répétition et d’enregistrement, pour vendre, fidéliser et éprouver leur musique, qui ont subi le plus grand préjudice. Les études, ainsi que l’expérience commanditées par la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, prouvaient pourtant que cette mesure était inopérante, voire contre-indiquée1. Les salles de concerts étaient moins un problème que les centres commerciaux.

Il y aurait donc eu volonté politique d’instrumentaliser un secteur si visible mais si faible. Nous pensons effectivement que le degré d’atomisation des consciences et des corps travaille contre les artistes auteurs-interprètes. Au lieu de nous réjouir naïvement « que le Gouvernement ait enfin entendu le besoin de visibilité nécessaire à l’organisation de concerts » (communiqué SMA – Syndicat des Musiques Actuelles du 21 janvier 2022), puisque ça ne sera jamais le cas, nous préférons analyser et comprendre comment s’est resserré le nœud gordien de la condition artistique, pour mieux le trancher.

Ce que l’œuvre d’art dit de notre être social : le travailleur et son produit

La partie ardue. Deux définitions que nous livrons synthétiquement dans ce préambule et qui soutiennent la ligne directrice de ce dossier. À savoir comprendre l’articulation entre le mode de production dans lequel l’œuvre d’art prend racine et le rapport idéologique à la création artistique par lequel l’artiste se définit.

L’artiste, un travailleur de l’art

Nous définissons l’artiste, quoi qu’il en dise par voix-e morale ou esthétique, en travailleur. Dans la grande division du travail, il a pour fonction de produire un objet spécifique : l’œuvre d’art. Seule la façon dont il se conçoit, découlant de la manière dont est socialement validée sa production, le différencie d’un autre travailleur. En vérité, il est, comme toute la classe laborieuse, soumis au régime de la propriété privée et contribue, comme tout autre prolétaire, à la production de valeur économique. Exploité, il l’est, la plus-value lui étant tout autant extorquée par la classe possédante2, celle détentrice des moyens de production et des marchandises produites. Le souci étant que son travail n’est validé que lorsqu’il valorise un capital étranger à lui : celui d’une bourgeoisie souveraine qui impose donc le cadre (les tâches, le rythme, les moyens et les finalités) et dont nous allons ancrer les visages propres au secteur culturel.

Le travailleur est constamment menacé d’anéantissement économique en cas de non validation de son activité, soumis qu’il est aux aléas du marché et à l’arbitraire de la subordination patronale.

Nous sommes le plus souvent étrangers à notre travail. Et quand ce n’est pas son contenu que nous ne maîtrisons pas, c’est sa forme qui nous échappe : ses modalités d’application. De fait, le travailleur est constamment menacé d’anéantissement économique en cas de non validation de son activité, soumis qu’il est aux aléas du marché et à l’arbitraire de la subordination patronale. Un arbitraire bien pensé qui permet à une minorité extérieure de décider de la valeur des productions, sans médiation collective, aucune. Cette situation fonde la précarité de nos conditions matérielles d’existence. Pour préciser ce processus de dépossession, il faut comprendre qu’avec la détention par la classe rentière des moyens de production et de diffusion, le travail prend un sens singulier. Il est dès lors arrimé à la valeur capitaliste qui n’intègre pas la valeur d’usage (ce qui est socialement utile) puisque, dans ce cadre, le travail n’est mobilisé que pour créer de la survaleur. Le travail capitaliste n’est qu’une simple substance créatrice de valeur pour la valeur. Cela peut se résumer simplement par « valoriser la propriété d’autrui pour que celui-ci en retire une marge de profit toujours plus conséquente aux dépens du travailleur ». L’indifférence au travailleur et à l’utilité sociale de la production est totale : la norme est celle de la rentabilité exponentielle.

Tout l’enjeu politique est donc de savoir à quelle valeur contribuer, sur quels critères, comment, pour qui et pour quoi ? Et cela pour sous-tendre une nécessité pratique et stratégique : que faire pour améliorer nos conditions ? Comment résoudre la contradiction artiste-rentier / artiste-travailleur ?

James Ensor, The skeleton painter, 1895

Ces problématiques appartiennent plus généralement au mouvement social. Celui-ci a toujours cherché à les résoudre en instituant les nouvelles formes de propriété déjà inscrites dans le cadre même qui nous tourmente. C’est un processus continu visant le progrès. Une recherche constante de subversion par l’actualisation des potentialités du présent. De là – contre la propriété privée lucrative – ont été bâties les institutions du travail (régime de la Sécurité sociale, assurance-chômage, retraites, statuts particuliers, statut de fonctionnaire, intermittence, etc.) posant en germe une représentation locale et nationale des citoyens-travailleurs : un pouvoir critique du mode de production actuel tout autant qu’un pouvoir de proposition partant de l’expérience, mise en commun, des différents secteurs.

Le rôle de ces constructions est double, même si elles ont été dévoyées par les contre-réformes successives. D’une part, sortir le travail de sa finalité de valorisation du capital pour le dédier à la valeur d’usage. Autrement dit, sortir de la logique de l’accumulation des richesses, ce règne de la quantité ne prenant pas en compte la qualité de ce qui est produit. D’autre part, que le travail soit décidé par les producteurs organisés eux-mêmes. C’est l’affirmation de la primauté du travail vivant (nous) sur le travail mort (le capital figé)3, ainsi que la redéfinition de la valeur (ce qui vaut) par un processus de délibération collective statuant sur l’utilité sociale de ce qui est produit.

Par conséquent, détachons nous de l’emprise de mots comme « activité », « vocation », « passion » ou « génie ». En naturalisant les capacités des individus et en justifiant la précarité des statuts, ils masquent les rapports sociaux au sein de la Culture en général. Ces verrous idéologiques ne profitent qu’à une poignée, généralement les surplus de classe de la bourgeoisie mondaine. Au-delà, il y a le réel de notre appartenance au monde du travail. Celui-ci se vérifie par plusieurs indices : la tendance au traitement à la tâche (les cachets, les commandes ou les prestations), l’existence d’employeurs (le diffuseur, le mécène, le marchand, le promoteur, etc.), l’héritage des tentatives pour instituer une sécurité sociale de la Culture par l’intermittence (sorte d’embryon d’un salaire détaché de l’emploi), ou encore l’affiliation des artistes-auteurs au régime général de la Sécurité sociale depuis 19754. Sans nier la spécificité de l’art – nécessitant une mobilisation d’usages particuliers, il s’agit bien d’un travail en tant qu’il y a technique, savoir-faire, corps de métiers, droits salariaux et production de valeur.

Rejoindre le principe de réalité implique donc de dépasser « la projection idéologique et esthétisante » de l’artiste-génie planant au-dessus du monde social.

Rejoindre le principe de réalité implique donc de dépasser « la projection idéologique et esthétisante » de l’artiste-génie planant au-dessus du monde social. Ce rapport hiérarchique, usurpation d’ordre symbolique et sélective (il faut une sorte de conversion morale), ne dit rien de la nature de la création artistique. Il se maintient par une gestuelle, une sémiologie, une morphologie acquise, qui fondent la morale de l’artiste (codes du langage, codes vestimentaires, rythme de vie particulier, etc.). Cette morale masque le rapport de production liant l’artiste aux techniciens, tout autant que la nature du contenu et de la forme de son œuvre. Le principe de réalité est bafoué et cette tromperie reconduite par un narcissisme de classe qui éloigne l’artiste de la compréhension des rapports de production sans laquelle il ne peut agir. Il est symboliquement réduit à s’envisager comme un mondain, malgré des conditions matérielles souvent diamétralement opposées. C’est-à-dire qu’il en est réduit à une figure qui ne jouit pas de l’objet artistique comme un producteur possédant ce qu’il a fait (par la connaissance de ce qu’il en coûte en terme d’application et d’effort nécessaire pour le produire), mais par l’usage qu’il en fait : un objet sélectif qui incarne la morale de l’artiste et que celui-ci fait fructifier par la rente. Un objet qui ne vaut que par sa capacité à marquer la distance avec l’univers du travail et de la subsistance. Qui le toise et qui s’en moque.

L’oeuvre d’art comme produit de l’Histoire

La seconde définition est celle de l’œuvre d’art : de son sens d’un point de vue anthropologique (relatif à ce qui définit l’Homme) et du contenu que lui donne l’artiste-travailleur à travers l’Histoire. Nous sommes habitués à des réflexions abstraites du type « l’art, ça sert à interroger, émouvoir, remettre en question, secouer, interpeller. ». Ou « c’est un lieu d’évasion » pour les définitions les plus évanescentes. Mais ces interprétations subjectives ne disent rien de ce que l’art reflète et synthétise en lui-même. Du fondement historique qui le fait.

Pour étayer le rapport entre la nécessaire mobilisation de la « profession des artistes » et le contenu du travail artistique, il faut observer que, dans les œuvres, de vrais problèmes sociaux s’expriment. Et nous ne parlons pas des œuvres revendiquées engagées : toute création humaine est de toute évidence engagée et rien ne peut l’extraire de son substrat, à savoir les rapports sociaux et le jeu des idéologies. Nous parlons ici de l’art « en général », c’est-à-dire des objets reconnus par la société, selon ses normes établies, comme appartenant à cette catégorie spécifique de la production humaine. Ses qualités fluctuent en fonction de l’époque, de la culture et du contexte politique dans lesquels il prend racine.

Préparant le terrain de la Commune et des grandes luttes du XXe s. Pour la reconnaissance d’un statut d’artiste en vue de son indépendance réelle (la garantie matérielle de sa libre expression), Châteaubriant affirmait, en 1831 : « Tout prend aujourd’hui la forme de l’histoire ». Sous-entendu : le beau est historique et par conséquent relatif. Il est le produit des goûts et des aspirations d’une époque, le reflet d’une époque. La fatalité des Anciens (les Grecs portés en modèle par l’Académisme royal) est balayée par cette sentence libérant le beau de sa définition restreinte. La critique de l’objectivité du jugement esthétique s’attaque à ceux qui décident et corsètent la souveraineté de l’expression artistique.

James Ensor, L’intrigue, 1890

« Le beau est toujours bizarre. C’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition et tâchez de concevoir un beau banal » (Baudelaire, Le peintre de la vie moderne). La recherche du contraste est désormais privilégiée : « le beau n’a qu’un type, la laideur mille » (V. Hugo dans sa préface à Cromwell), ce qui en fait un point de départ foisonnant pour les artistes dont l’effort va, dès le début du XIXe s, consister à exprimer les mutations et les aspirations modernes par le renouvellement des thèmes et des formes. Pour cela, dans une France post-révolutionnaire dynamique, il s’agira d’élargir les influences. Réhabiliter le merveilleux chrétien, les cultures populaires et les folklores nationaux, sera le moyen de se détacher du carcan des canons antiques (G. de Nerval et ses « Vieilles ballades » de 1842, ou « Le Génie du christianisme » en 1802 par Chateaubriand). Les sujets sont nouveaux, actuels et puisés dans l’imagination d’une créativité populaire variée dépassant les frontières.

L’autonomie du jugement du goût se donne pour perspective l’autonomie de l’individu face aux institutions qui promulguent l’illégitime.

La messe est dite, le point de non retour franchi. Ce qui se joue est la remise en cause radicale d’une conception du beau éternel et immuable, comme de la vision d’un ordre social naturel et indépassable. L’autonomie du jugement du goût se donne pour perspective l’autonomie de l’individu face aux institutions qui promulguent l’illégitime. Cette histoire-progrès, où l’individu peut exprimer son intériorité au nom de « l’indépendance de l’art et de la morale » (T. Gauthier, Mademoiselle de Maupin, préface), a été pris en charge par le sujet post-révolutionnaire. Par les arts, celui-ci s’incarne d’abord dans un romantisme contestant la normativité de tout jugement de beauté. Avec lui le beau ne peut plus être « unique et absolu » (Baudelaire, Peintre de la vie moderne). Ce mouvement ayant ébranlé, sur le terrain esthétique, le principe d’autorité représenté par l’Académie et les classiques, a véritablement importé la révolution dans les arts et les lettres5. La Commune, dans sa continuité, le fera sur le terrain institutionnel. Car, au fond, ce que le romantisme dénonce c’est la prétention d’un petit groupe, un monopole, à imposer le bon goût, et par là même à enterrer une part du réel, du vécu des contemporains. Victor Hugo dira qu’ « une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui » (Cromwell, préface). Hegel, accompagnant ce mouvement artistique tout en pointant ses limites, observera que « nous sommes arrivés ici au terme de l’art romantique, à ce point de vue moderne dont le caractère consiste en ce que la subjectivité de l’artiste se met au-dessus de l’œuvre et de son contenu » (Esthétique, Livre I). Puisque la source de la beauté ne se situe plus dans la nature et les modèles à imiter, mais en nous, l’artiste peut s’émanciper de la tutelle de l’œuvre et des institutions royales. L’œuvre ne reproduit plus le réel visible, mais donne à voir l’univers intérieur de l’être social.

Pour autant, cet avènement d’une critique subjectiviste et émancipatrice s’opposant aux critères normatifs de l’Ancien Régime, ne se fonde pas sur un « tout se vaut ». Baudelaire (« À quoi bon la critique » dans Salon de 1846) apportait une orientation nouvelle à la base du jugement esthétique que la Commune tentera de faire entrer dans le réel : « Pour être juste, c’est-à-dire avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ».

Aujourd’hui que le principe d’autonomie du sujet a été détourné par la raison instrumentale et gestionnaire du règne de la quantité, on aura beau dire « à chacun ses goût et ses couleurs » dans le relativisme le plus total6, l’esthétique est politique et a besoin du politique pour exister. Nous avons besoin du politique pour conserver l’esthétique et l’esthétique vient créer la synthèse des problématiques politiques. Malgré nous. Sans que nous en ayons forcément conscience.

James Ensor, The man & the mask, 1891

Hegel, dans son Esthétique, affirme que les problèmes de la servitude, de la liberté, de l’homme et de la femme et de la répartition des tâches, sont toujours posés dans l’œuvre d’art, par une pratique humaine (pouvant valoir pour elle-même selon la définition précédente) qui relève du sacré. En ce sens que créer une œuvre c’est s’inclure dans un processus de libération face à la nature ; c’est gagner en humanité en faisant civilisation. Concrètement, on peut se sentir proche d’un artiste se situant idéologiquement loin de nous ou de ce que nous jugeons être le mauvais bord politique. Car il est possible de se reconnaître à travers son œuvre lorsque celle-ci le dépasse, touchant à l’universel et nous permettant de nous y retrouver. Ainsi, la culture, lorsqu’elle n’est pas monopolisée par les intérêts d’une classe qui aliène à son compte le réel7, est le point partagé de la communauté politique. Ses symboles nous font comprendre la vie des autres, nous font se sentir appartenir à un monde, à un corps d’expériences, à des altérités, à une classe, à une culture. Et cette création ne peut se passer de l’outil sans lequel l’Esprit humain n’aurait pu naître. Ni l’Histoire. Les œuvres traduisent donc, par et avec l’Esprit, les rapports de force, les tensions, les contradictions qui font l’histoire humaine. Elles sont soumises, comme d’autres types de productions, aux révolutions scientifiques et technologiques. Autrement dit, elles expriment des réalités quotidiennes, des rapports de production aux rapports familiaux. Ce n’est pas pour rien que l’histoire de l’art est une porte d’entrée vers les civilisations passées : leur organisation sociale, leur rapport au sacré, à la religion ou à la nature, à la féminité ou au corps.

L’art suit une progression historique dont la loi est « la quantité fait la qualité ». À savoir qu’à force d’expérimentations et de tentatives, naissent des chefs-d’œuvre qui accompagnent des moments historiques (de la chapelle Sixtine, apothéose de la Renaissance, aux Beatles, transfigurant la bande son de la culture pop). Ce sont ces synthèses universelles. Leur esthétique exprime les vérités d’une période aux traits non reproductibles : des exceptions ou des singularités. En même temps, les œuvres dévoilent la vérité d’un processus humain tendant vers le progrès technique et politique dépendant toujours de l’action des Hommes, et sont faites de traits partagés : des invariants traversant les moments et les peuples, à l’instar de la place de la femme dans la cité. Peu importe la volonté du commanditaire ou de l’artiste : l’œuvre se sert des intentions individuelles pour déployer la liberté (comme processus d’actualisation des potentiels) qui fait le sens de l’histoire.

Les œuvres dévoilent la vérité d’un processus humain tendant vers le progrès technique et politique dépendant toujours de l’action des Hommes, et sont faites de traits partagés.

Cette base conceptuelle et historique nous permet de placer la création artistique au sein de la production humaine en général. Pour en revenir au premier point, notre raisonnement nous amène à dire que l’artiste n’est pas autonome ou en surplomb des groupes sociaux. Qu’il ne forme pas une classe à part entière, mais qu’il est bien le résultat d’un processus historique dont il est partie prenante. De là, que les conditions matérielles dans lesquelles il s’inscrit, et qui conditionnent nécessairement ses œuvres, ont de tout temps été le reflet d’un rapport de force entre marchands et artistes.

Les signes du temps

Être attentif à ces signes aux formes banales, parfois aimables, voilà le meilleur moyen de dévoiler les contradictions, les résistances et les potentialités de notre temps. Dans le flux d’information permanent qui nous submerge, il est facile de passer à côté de ce qui serait, autrement, de l’ordre de l’évidence. Il nous faut faire aujourd’hui l’effort de nouvelles mises en relation pour comprendre notre environnement social. Le geste d’espérance – celui consistant à agir sur le présent pour en libérer les figures les plus contrariées, est laborieux. Nous le sentons. Lorsque nous tentons de cheminer vers le réel, l’effort demande un prérequis : exhumer des faits voilés par l’opacité d’une réalité prétendue éternelle. Une réalité que nous acceptons au quotidien en serrant les dents parce qu’elle se présente sous la forme du « c’est ainsi ».

Le « c’est ainsi » de ce système. Cette vérité englobante à la mécanique implacable, inassignable et omniprésente, lointaine et diffuse, s’imposant en fait naturel. Aussi vrai qu’un larsen est une boucle de son amplifié à l’infini et qui s’achève, à la limite de la capacité du matériel, en sifflement strident. Possiblement des plus beaux lorsqu’il est souhaité, maîtrisé et intégré avec sens dans une œuvre. La réalité dont nous parlons est celle de la globalisation des monopoles marchands, abreuvés de capital fictif, aux effets particulièrement destructeurs sur les conditions de création et d’existence d’un pan entier de la Culture : ces artistes, auteurs et interprètes, seuls ou en bande, largement dépossédés des enjeux de leur collectivité, peu au fait de leurs droits et au statut précaire.

L’exercice est ici le suivant : s’emparer d’une de ces phrases cristallisant la conscience réfléchie d’intérêts dépassant l’individu. L’une de ces phrases trop souvent récusées sur le mode de l’indignation ou, pire, du cynisme. Et trop régulièrement perçues comme dérapages d’odieux personnages ou provocations, calculées ou non, de puissants hommes d’affaires véreux. Bref, qu’il y aurait là l’expression d’une mauvaise conscience, au sens d’une transgression morale volontaire procurant une certaine jouissance à des sadiques en surplomb.

Rappelons nous la mémorable Annonciation du patron de Spotify8, Daniel Ek, dans une interview donnée en juillet 2020 à Music Ally, vitrine médiatique de l’industrie musicale hégémonique :

« Certains artistes qui réussissaient dans le passé pourraient bien ne plus réussir dans le futur. On ne peut pas enregistrer de la musique tous les trois ou quatre ans et penser que cela va suffire ».

Cet intermédiaire, cette phrase révélatrice, est le signe le plus parlant de ce capitalisme de plate-forme. Bien qu’encore marginal dans le total des secteurs de la société, celui-ci tend à s’affirmer. Son fonctionnement corsète une scène musicale devenue largement dépendante des grands diffuseurs du numérique pour se projeter. L’injonction est là : faire offrande de sa production pour valoriser le Capital des monopoles et ainsi faire grossir leur part des profits.

La réalité dont nous parlons est celle de la globalisation des monopoles marchands, abreuvés de capital fictif, aux effets particulièrement destructeurs sur les conditions de création et d’existence d’un pan entier de la Culture.

La non-compréhension des rouages de ce business nous confine souvent à l’impuissance du constat des effets délétères, voire à la célébration, dans d’autres occasions, de la réussite voulue par de nouveaux modes de mise en valeur des œuvres. Cela passe notamment par une adhésion inconsidérée au numérique qui a pourtant pour effet de noyer le contenu dans un magma indifférencié où le nombre de vues, monétisable, conditionne le succès. Le plus souvent, notre intuition s’avère juste : il y a entourloupe, tromperie, confiscation, exploitation. On se fait voler. Et sans savoir pourquoi ni comment de telles injonctions peuvent apparaître alors même qu’elles outrepassent le sens du geste artistique (que les artistes déploient sur un socle très moral), on sort tantôt amusé, tantôt sidéré face à ce genre de ratonnade. Il faut dire que nous sommes largement acclimatés à la culture du clash permanent.

Ce patronat nouveau genre réussit à euphémiser la centralité de sa position dans l’industrie musicale. Daniel Ek est l’un des visages de la fuite en avant technologique rendue désirable par des produits culturels variés (séries, romans, success story médiatique, etc.). Il participe au chant des sirènes de l’élitisme technologique. Celui qui véhicule la promesse d’abondance (refusée à la majorité) malgré les chocs que notre civilisation capitaliste subit sous les coups d’une organisation anarchique de l’économie. Ces intermédiaires, à l’instar des distributeurs dans l’alimentaire, sont en position de force. Ils ont su se rendre indispensables aux musiciens auteurs-interprètes pour accéder au complément de revenu, et incontournables au public pour jouir d’un accès infini à un contenu en réalité prisonnier de la course effrénée à la production de valeur. Tout repose donc sur une fiction légitimant leur rôle.

James Ensor, The despair of Pierrot, 1909

Et puisque la fiction donne à penser par son pouvoir de synthèse et le recul qu’elle incite à prendre, on peut observer que le marchand du temple n’a pas de principes : il travaille contre ses concurrents, et c’est tout. Il est pourtant le premier à nous donner la leçon. Puis la fessée.

« L’homme d’affaires a bien souvent un cœur rétréci, car son imagination, enfermée dans le cercle borné de sa profession, ne peut pas se dilater jusqu’à comprendre des conceptions qui lui sont étrangères » (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller, 1795).

Les ressorts de l’impuissance

Des dizaines d’artistes ont évidemment répondu, dans une inefficacité des plus totales mais avec l’assentiment du bon sens commun. Celui qui nous place du côté de la vigilance, nous faisant vigile de l’ordre, et non de la transformation, car on ne modifie rien en changeant les mots. Donc oui : la musique, l’art en général, ne devrait pas être affaire de gros sous. [On pourrait d’ailleurs en dire autant de l’Éducation, de l’Énergie, du Logement, de l’Alimentation…]. Seulement, c’est un secteur qui rapporte. En France, la culture c’est 100 milliards (709 milliards en Europe), tandis que l’écoute en streaming a augmentée de 19 % en 2020 (85 milliards d’écoutes)9.

Si les artistes auteurs-interprètes sont des variables d’ajustement ce n’est pas parce qu’ils ne rapportent rien. C’est parce que le manque d’organisation du secteur permet d’en faire des variables. C’est-à-dire des orphelins d’une proposition commune coordonnant les travailleurs de la culture face à ce qui nous fait obstacle : la rapine d’une classe d’accumulateur. D’une certaine manière nous avons de quoi être rassurés puisque c’est le cas un peu partout. Un peu partout, seulement plus là où se trouvent les artistes qu’ailleurs. Comme le remarque Aurélien Catin10, pris entre solidarité morale (se mettre au service des autres luttes), implication individuelle détachée de sa qualité d’artiste (pour témoigner, tirer un bilan) et « artivisme » (créer des œuvres politiques en elles-mêmes, selon l’expression consacrée de Piotr Pavlenski), on en aurait oublié la militance politique. Celle qui permet d’agir sur les structures déterminant notre activité pour en revendiquer la souveraineté, à la manière des autres travailleurs. Heureusement, il semble que le plus souvent, « quand on commence à être en colère, on commence à voir tous les autres motifs d’être en colère ». Pour peu que l’on quitte la posture donnée par « l’arrogance de l’intelligence »11: la prétention d’initier les autres.

Cela s’explique. L’artiste, comme agent social isolé, doit être solvable sur le marché de l’art (dans son acceptation large, à savoir du spectacle à la galerie) pour pouvoir espérer vivre de ses productions, de la prestation à la rente. Il doit attirer l’attention auprès des structures exploitantes. Courtiser, s’adapter, au moins dans l’esthétique de « l’univers porteur », aux canons en vigueur des diffuseurs. Il doit donc savoir développer un business plan efficace pour prouver qu’il est possible de miser sur lui. Découle de ce fonctionnement la popularisation du terme d’artiste-autoentrepreneur, largement promu par les associations (leurs ateliers d’accompagnement), l’État et les boîtes de conseil (indifféremment puisque l’idéologie dominante est partout). Ou la multiplication de services dérivés comme les agences de communication, indispensables pour jouir d’un réseau vendu comme « privilégié », et pouvoir « percer » sur la toile (entendre avoir un minimum de visibilité).

Les piliers structurant la vie musicale

En musique12, il y a d’abord les réseaux permettant de se produire et qui se cristallisent autour de figures pivots dont la valeur est proportionnelle au sérieux de leur carnet d’adresse : les labels, les diffuseurs, les distributeurs, les managers, les tourneurs, les plateformes associatives soutenues par les villes et l’État.

L’artiste, comme agent social isolé, doit être solvable sur le marché de l’art (dans son acceptation large, à savoir du spectacle à la galerie) pour pouvoir espérer vivre de ses productions, de la prestation à la rente.

Ils sont porteurs de la viabilité économique et donc enjeux de pouvoir. Face à cet agencement des structures, tout le monde n’est pas égal. La loterie culturelle – à savoir la sélection par le haut des normes du marché édictées par des figures réelles : patrons et vedettes – joue à plein régime. Tri justifié idéologiquement par la mythologie non-raisonnée de la « sucess-story-rock » dont le modèle est le « vieux rockeur increvable et milliardaire qui continue, si flapi et ridé qu’il puisse être, à brailler dans son micro en contorsionnant sa vieille carcasse »13 : l’image de l’effort récompensé pour la pugnacité de l’individu, ce battant qui ne lâche rien, et la rencontre providentielle, et méritée, avec l’homme qui saura comprendre et s’investir pour le projet jusqu’au succès, encore mérité. Paradoxalement, tourner et vendre des prestations (ateliers pédagogiques, conférences, médiation, etc.) pour accumuler des cachets (un cachet équivaut à neuf heures), c’est la possibilité d’atteindre, si ce n’est le succès rémunérateur par lui-même du marché privé, le statut d’intermittent. Ce droit au salaire continué détachant le salaire de l’emploi capitaliste et subvertissant la logique du cadre imposé. L’intermittence est bien le premier possible émancipateur.

À condition de s’en emparer.

James Ensor, Entrée du Christ à Bruxelles (zoom) 1889

C’est ensuite par la propriété (le droit d’auteur) que les artistes peuvent espérer compléter leurs revenus, aujourd’hui largement captés par l’industrie de contenu (entreprises de presses, société de gestion des droits d’auteur) et les géants du numérique nous intimant l’ordre de produire plus pour valoriser leur capital. Ces mêmes acteurs qui ont tant à cœur de défendre le droit d’auteur au parlement. Ils travestissent en fait leur croisade mercantile en croisade humaniste. La défense acharnée de la propriété privée est avant tout le meilleur moyen de consolider leurs marges de profit. Ces ensorceleurs, marchands et réactionnaires-démocrates14. On peut donc considérer qu’enferrer le musicien auteur-interprète, et plus largement l’artiste-auteur, dans la posture fantasmée du rentier15, est une impasse si l’objectif est de garantir les conditions de vie de la profession, entendus comme conditions indispensables à la garantie d’existence de chacun.

Enfin, pour entretenir la dynamique de création et compléter le premier moyen de revenu cité, à savoir les réseaux pour se produire et engranger les cachets, il y a le système bicéphale bourse-subvention. D’un côté, la bourse au mérite passant, par exemple, par des tremplins (concours de type The Voice issus d’un partenariat public-privé). De l’autre, la subvention sur projet qui a fait la gloire du cinéma français et qui fonctionne grâce à la part du salaire socialisé (mis en commun) : les cotisations sociales fondant les institutions sociales, y compris l’intermittence. La subvention est donc le deuxième possible émancipateur à dégager des griffes de la bourgeoisie affairiste (Cf. Présidentielles 2022 : tout sera mini dans notre vie).

Refonder un imaginaire conscient de lui-même

Mais cette manne est actuellement sous le joug d’un État acquis depuis quarante-ans ans aux intérêts de la violence des monopoles, de la finance, du libre échange. Autant dire que le système de promotion porté par la subvention est le plus faible et le plus vite amputé de ses fonds en cas de crise. Or, notre monde, structuré autour de la nécessité d’accumuler toujours plus, est en crise. Crise des profits et crise de circulation donnant une crise plus générale : la crise de la cité, soit de la communauté humaine qui fait de l’Homme un animal politique défini par sa culture (un ensemble de coutumes héritées et prolongées). Nous sommes donc désormais face à une crise planétaire de la culture dont le danger se situe dans une coupure de plus en plus radicale entre vie intellectuelle et vie sensible, entre le sujet et la science. Cette crise de la modernité, liée à une perte de repères et de sens, les Romantiques l’avaient déjà identifiée. Mais fort de leur volonté d’action héritée de la Révolution et de leurs préoccupations tournées vers la transformation du sujet, ils ont su résister un temps au fatalisme de la conscience malheureuse16. Celle qui fuit, dans le pur songe, le désenchantement du monde industriel naissant et de sa contradiction fondamentale : un progrès scientifico-technique réel qui charrie en même temps exploitation et uniformisation de la production humaine menaçant d’anéantir culture et nature17. Pour le poète allemand Hölderlin (1770-1843) « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve ».

Ils ont ainsi redéfini la mission du poète et de l’art : prendre acte de cette crise pour faire qu’elle accouche du meilleur et d’une humanité réconciliée. Dès lors, le ressort de la tragédie ne peut plus être la passion ou le caractère mais « l’action de la société sur les passions ou les caractères » (Benjamin Constant dans Mélanges de politique et de littérature). Ou encore « le caractère du drame est le réel » (V. Hugo dans sa préface à Cromwell). Nous pourrions, nous aussi, faire œuvre de ce qui reste et refonder ce qui demeure à partir des piliers identifiés. Ce qui veut dire se réapproprier notre héritage historique (à la manière des Romantiques cherchant à actualiser les thèmes par les cultures populaires) pour ressourcer un imaginaire prenant en compte notre passé et qui nous permette de restaurer un ordre symbolique nous détachant du régime passionnel du marché.

Nous pourrions faire nôtre le cœur du programme Romantique et l’actualiser : « Transformer ce qui n’est historiquement qu’une tendance en une intention consciente d’elle-même », écrivait le linguiste et traducteur Antoine Berman (1942-1991). Au-delà du jugement esthétique, car il n’est pas question de reproduire une esthétique (on l’aura compris, nous récusons l’art de l’imitation, du pastiche)18, ces grands principes peuvent nous être utiles dans la perspective de libérer tous les aspects de l’art.

James Ensor, Le rire de la tête de mort, 1897

À l’inverse de la conception classique des beaux-arts excluant l’artisanat, ou de ce que l’on connaît aujourd’hui avec l’indifférenciation entre art et divertissement, la valeur de l’œuvre19 pourrait ne pas être l’enjeu. Ce qui pourrait compter c’est le faire-œuvre, le fait de concevoir et de fabriquer, en intégrant tout ce qui détient une dimension esthétique dans la définition de l’art et de son produit. La distinction entre arts libéraux et artisanat serait ainsi rompue et, avec, la division bourgeoise du travail manuel et intellectuel entamée ; cette division arbitraire du sensible et du réflexif reposant sur la division de la tête qui conçoit l’objet à produire et des mains qui le réalisent. Les artistes entreraient dans le monde du travail et les artisans dans celui de l’art, unissant toute cette variété d’approches par leur seule pratique. Un faire ensemble se dessinerait pour renouer avec l’œuvre contre l’uniformité croissante des produits culturels20.

Ce qui pourrait compter c’est le faire-œuvre, le fait de concevoir et de fabriquer, en intégrant tout ce qui détient une dimension esthétique dans la définition de l’art et de son produit.

Cela a déjà été expérimenté par la Commune qui a permis d’instituer une nouvelle définition de l’art par l’action politique : « La réunion du 13 avril 1871 va tacitement clarifier cette indécision : sont qualifiés pour entrer dans la fédération des artistes les peintres, les sculpteurs etc., mais aussi les ornementistes ou les artistes industriels. La distinction entre arts libéraux et artisanat devient plus floue, même si l’on ne trouve pas de propos explicites à ce sujet dans le texte. Il semble pourtant que ce soit la direction qu’ait prise la Fédération des artistes car elle écrit que sont considérés comme artistes « les citoyens et citoyennes qui justifient la qualité d’artiste, soit par la notoriété de leurs travaux, soit par une carte d’exposant, soit par une attestation écrite de deux parrains artistes » »21.

Ceci pour illustrer le fait que la définition de l’art et de son produit dépend des actions du citoyen organisé et de sa vision du monde social.

Faut-il laisser l’art être investi par le monde social pour mieux le capter et aiguiser les sensibilités, développer la conscience du réel, ou faut-il en faire une pratique corporatiste et individuelle, isolée et contemplative, aux codes sélectifs ? Les deux options configurent évidemment deux ordres sociaux différents.

Alors, que faire de ces possibles ?

Alaoui O.

  • 1 Entre autres : https://www.radiofrance.fr/franceinter/concert-test-d-indochine-a-paris-il-n-y-a-pas-eu-de-sur-risque-d-infection-d-apres-l-etude-scientifique-9245866
  • 2 Par exemple, quand il faut au capitaliste « acheter 1000e de matières premières, 5000e d’outils et payer 2000e de salaires pour produire une voiture qui sera vendue 10.000e, il empoche une plus-value de 2000e » (cf. Antoine Vatan, la situation de la classe laborieuse en France, 2022, p. 10). La plus-value est donc la partie non rémunérée par le capitaliste au salarié. C’est la base de son profit qui fait l’accumulation du capital. Notre salaire, lui, correspond à ce qu’il faut pour reproduire sa force de travail, y compris symboliquement dans la société de consommation.
  • 3 Le travail vivant c’est l’ensemble des producteurs, à savoir la force de travail produisant et générant une survaleur que l’on peut soit privatiser soit socialiser (les cotisations sont le moyen de socialiser la valeur en France). La travail mort c’est l’investissement dans les matières premières et les machines ne pouvant s’animer que par les mains du travail vivant. Elles produisent toujours plus de richesses (en quantité) mais on ne peut pas en retirer une survaleur, leur coût d’entretien et de revient étant fixe. Le recours à la machine, dans ce système de valeur capitaliste, enferme la production dans une course sans limite pour l’augmentation des richesses, jusqu’à la surproduction : ce moment où on ne peut plus écouler les stocks car les circuits sont saturés. Ce qui pousse à licencier, à détruire le travail vivant et donc à aggraver la crise.
  • 4 Loi qui harmonise le dispositif de 1956 et 1964 et confère les mêmes droits que les salariés. Ce qui confirme leur production de valeur économique. Une partie des revenus des artistes-auteurs est ancrée dans le champ du salaire.
  • 5 Se référer à la bataille d’Hernani (1830) cristallisant l’affrontement entre une jeunesse intellectuelle prenant enfin en charge les idéaux de la Révolution et une génération conservatrice en matière d’art et de politique. Si cette nouvelle génération exaltait d’abord la primauté royale, un glissement s’est opéré entre 1825 et 1830 environ lorsque les artistes subissent les affres de la censure et de la répression de Charles X.
  • 6 D’un certain point de vue, on peut dire que le romantisme portait en lui ce relativisme. Du moins, un certain romantisme ayant perdu sa volonté transformatrice (tendance lourde en Angleterre et en Allemagne) a pu instituer le rêve comme échappatoire au réel de l’enfer industriel ou du travail des enfants. Cf. Dickens ou Zola.
  • 7 La mainmise bourgeoise sur les productions culturelles, médiatiques, intellectuelles est criante : regardons l’état du cinéma français monopolisé par des réalisateurs et des acteurs issus des rangs de la bourgeoisie. Des clans bourgeois, et majoritairement parisiens puisque Paris concentre les pouvoirs. Ce qui domine, ce sont les comédies mettant en scène des bourgeois, des problèmes bourgeois, une esthétique bourgeoise, avec une dose d’humanité idéologique. Il y a une addition de minorités (mais toutes ces minorités ne font-elles pas une majorité exploitée ?) parce qu’on aime collectionner les objets : des femmes, des noirs, des asiatiques, des ploucs, des homosexuels, des trans, et des banlieues en toile de fond ; de gentils flics, de bons patrons, idiots mais pas méchants, des histoires d’amour de privilégiés (quand on est riche on a aussi des problèmes). Autant de signes interchangeables, de profils substituables (après la crise on préférera les professions du social pour flatter), de catégories qui se valent et se neutralisent pour mieux désarmer la critique. Et rien n’est grave, et rien d’autre n’est dit que la volonté de pacifier pour que rien ne change. Avec l’argent du contribuable évidemment, et pour des films même pas rentables. Voir : https://www.frustrationmagazine.fr/cinema-bourgeois/
  • 8 Rappelons aussi que Spotify c’est 48 milliards de capitalisation sur les marchés boursiers et 8 milliards de chiffre d’affaires en 2020, pour 345 millions d’utilisateurs réguliers et 155 millions d’abonnés payants. Un véritable empire.
  • 9 Petite percée dans l’industrie par ici : https://www.franceculture.fr/musique/en-souffrance-lindustrie-musicale-francaise-sadapte-a-la-crise-sanitaire#:~:text=La%20situation%20financi%C3%A8re%20globale%20de,soit%2019%25%20de%20plus%20qu
  • 10 Aurélien Catin, Notre Condition, essai sur le salaire au travail artistique, Riot Edition, 2020, introduction.
  • 11 Bernard Friot et Frédéric Lordon, En travail. Conversations sur le communisme, La Dispute, 2021, p. 226.
  • 12 Nous parlons ici de ce qui se passe hors cadre académique des conservatoires, bien que les milieux soient perméables.
  • 13 Alain Badiou, « L’emblème de la démocratie », dans Démocratie, dans quel état ?, 2009, p. 21.
  • 14 « Ensorceleurs, ces marchands […] qui se battent héroïquement loin du front dans des tranchées tranquilles et puis disent nous quand ils parlent des vrais soldats », 13 octobre 1917, Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, 2012 (réédition), p. 92), n’ont de cesse de légitimer politiquement leur droit à posséder et à accumuler(Cette bataille pour le droit de la propriété intellectuelle fait écho au renforcement de la tendance des droits de succession : « la fortune héritée représente 60 % du patrimoine en France, contre 30 % dans les années 1970 ». Donnée extraite d’une note du Conseil d’analysant économique, entité conseillant le gouvernement, et qui s’inquiète d’un retour à la société d’héritier dominant le XIXe s. Les échos, Impôts : la réforme des droits de succession revient dans le débat, 21 décembre 2021 : https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/impots-la-reforme-des-droits-de-succession-revient-dans-le-debat-1374043
  • 15 Il s’agit d’une illusion parce qu’en réalité 10 % des plus riches possèdent 50 % du patrimoine (c’est-à-dire immobilier et mobilier, soit ce qu’il y a sur les comptes) et les 1 % détiennent 25% d’un patrimoine qui ne cesse de grandir et de se concentrer : Thomas Porcher, Les délaissés. Comment transformer un bloc divisé en force majoritaire, 2020
  • 16 La Restauration de Juillet 1830 suite à la révolte populaire est une désillusion. Charles X, à la politique répressive, est remplacé par Louis-Philippe Ier, plus libéral. Balzac dans La Peau de Chagrin (1831) dira du nouveau régime : « Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie […] ».
  • 17 Formulée par Hegel, la conscience malheureuse, qui a valu tant de suicides dans la jeunesse du début du XIXe s., est celle qui fuit la souffrance de l’exploitation. Qui enterre l’homme d’action au profit de l’amoureux gémissant. Elle fait s’évader le sujet dans la métaphysique, l’esthétique, le poétique, la retraite de la nature ou le tragique de l’existence. Ce réflexe de repli purement existentialiste enclos l’individu dans une solitude le privant de tout idéal à partir duquel projeter son moi. C’est l’escapisme présent à chaque époque de transition voyant le déclin d’un ordre. Marie-Antoinette faisant construire sa ferme à Versailles à la fin de l’Ancien Régime, en est la figure archétypale. Pour guérir cette conscience malheureuse, il s’agit de se réconcilier avec le monde moderne tel qu’il est : le comprendre pour agir dessus. Car il faut partir des contradictions pour faire bouger les lignes. Et ce n’est pas en fuyant le problème qu’on le résout.
  • 18 « Le romantisme est la forme momentanée que revêt le beau dans la première moitié du XIXe s. » (Baudelaire dans Le salon de 1846)
  • 19 Quelle que soit la valeur d’échange, donc marchande, ou d’usage, à savoir socialement utile.
  • 20 Voir aussi l’article Un théâtre à transformer ?, par Margault W.
  • 21 Baptiste Laheurte, « La Commune et la révolte des artistes », Le vent se lève, 02 avril 2021. https://lvsl.fr/la-commune-et-la-revolte-des-artistes/?fbclid=IwAR0q5cMYVDwZj7c_eiCmF-eIAj09hIpkLXVCN9KYyLbBWlsEdk8_JkVwgNw

Faut-il parler du fascisme aujourd’hui ?

Faut-il parler du fascisme aujourd’hui ?

Quand j’entends le mot « fasciste » j’ai d’abord une image. C’est un homme en meeting, le premier depuis l’officialisation de campagne. Derrière lui, des personnes jeunes agitent des petits drapeaux français. Devant lui, une foule l’acclame. Nous sommes en décembre 2021. Les partisans sont en pull, en veste, il fait froid, mais tous tiennent fermement leur pancarte « Zemmour président ». Le candidat parle pendant une heure, peut-être plus ou moins. Puis il marque une pause rhétorique « Vous avez peut-être entendu dire que j’étais un fasciste ». Il poursuit en faisant une énumération de qualificatifs. Puis il s’arrête avant de conclure « Moi, fasciste ? Ben voyons ». Dans la même salle, le même jour, la même heure, les poings puis les pieds de deux militants d’extrême droite viennent s’écraser dans les corps d’un bénévole de SOS Racisme1. Ben voyons.

Un autre souvenir vient se greffer au premier. C’est encore une fois un homme, petite barbe, cheveux courts, baskets blanches usées. Face à lui, deux journalistes de Mediapart, dont l’une d’elle lui pose une question « Un mot pour qualifier le moment que nous vivons ?». Benoît Hamon, ancien candidat du PS répond alors « pré-fasciste »2. Nous ne sommes pas encore en décembre quand cette interview à lieu, mais en mai 2021. Un mois auparavant paraissait une tribune dans un journal d’extrême droite : la tribune des généraux3. Beaucoup de propos concernant le soi-disant « déclin de la France », mais surtout une phrase qui se grave dans l’esprit « Si rien n’est entrepris, le laxisme continuera à se répandre […], provoquant au final […] l’intervention de nos camarades d’active4 dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles […] ». On appelle ça aussi, dans un vocabulaire plus sincère, un coup d’État militaire ou un putsch. Comme au bon vieux temps à Alger.

Alors que le RN fête ses cinquante ans en ce début de mois d’octobre, ces souvenirs suggèrent en moi une question : faut-il parler du fascisme aujourd’hui ?

Les murs du fascisme

Lorsque l’on commence à s’intéresser au fascisme, nous observons très rapidement des murs. Des murs qui se dressent qui font que ce mot, si lourd, si évocateur d’un passé pesant, n’est pas utilisé dans l’analyse de notre société contemporaine par les commentateurs politiques.

Le premier mur auquel nous faisons face est celui de l’injure et de la confusion. Fascisme se confond avec totalitarisme, avec nazisme. Il est, pour ainsi dire, coincé dans une nébuleuse d’autres mots que l’on considère, à tort, comme synonymes. Devenu une insulte, comme une désignation dont l’exclusif but est d’être outrageant, il perd tout son sens. Si on est toujours le con de quelqu’un, on peut par extension dire également « [qu’] on est toujours le fasciste de quelqu’un »5 pour citer les mots de René Rémond (1918-2007, historien français). C’est une volonté notamment de l’extrême droite que de réduire ce mot à une utilisation purement péjorative. En 2011 Mélenchon l’employait pour désigner Marine Le Pen6, ce qui lui avait valu un procès. Une occasion pendant laquelle a été discuté du sens profond du mot fascisme dans un cadre judiciaire. Un procès qui s’est fini en faveur de l’ex-socialiste.

Mais pourquoi « fasciste » est-il devenu une insulte ? Cela constitue notre deuxième mur. Bien sûr, le phénomène politique ne reflète clairement pas une période de notre histoire occidentale particulièrement glorieuse, bien au contraire. Notre mémoire, au sens historique, y voit le nazisme, l’Italie de Mussolini. En bref, rien que personne en France n’ait particulièrement envie de revendiquer, hormis quelques “déséquilibrés”. Mais se limiter à cette explication serait particulièrement réducteur. Le fait que « fasciste » puisse être utilisé à presque toute occasion tient aussi du fait qu’il n’a été théorisé par aucun idéologue. Si le communisme trouve son origine en la figure de Karl Marx qui a en dressé les lignes principales, si le libéralisme économique est associé à Adam Smith (entre autres), le fascisme n’a pas connu le même processus. Aucun intellectuel n’en a posé les bases claires, sur lesquels se seraient appuyés Mussolini ou Hitler. Non, le fascisme est un mot qui est le fruit d’une observation. De ce fait, sa définition est vague, imprécise. En fonction des chercheurs, les bordures de ce mot varient. Définir le fascisme d’origine, celui qui va de 1918 (en considérant que la frustration des classes moyennes connues en Allemagne et en Italie sont les principaux moteurs de l’émergence de cette forme d’extrême droite) à 1945 (date à laquelle il aurait disparu en même temps que le régime d’Hitler) relève en lui-même d’un débat historiographique. L’historien Olivier Forlin (Le fascisme, Historiographie et enjeux mémoriels, 2013) nous dit à ce sujet « Même si aujourd’hui certaines définitions ou tentatives pour construire une théorie du fascisme présentent des analogies, force est de constater qu’il n’existe pas une définition unique, mais qu’une pluralité d’approches se juxtaposent ». Forlin en dessine des grandes lignes :

  1. D’abord, le fascisme tire ses origines des crises du XXe siècle. Parmi elles, la Première Guerre mondiale est la plus importante, sans pour autant négliger la crise de 1929. De ces événements découlent une banalisation de la violence qui permet l’émergence d’organisations comme les ligues d’extrême-droite et des structures paramilitaires.
  2. S’ajoutent des caractéristiques : la volonté de rassembler une communauté nationale (considéré comme un tout homogène) ; l’idéal de forger un nouvel homme (le mythe palingénésique, volonté de régénérer la nature de l’homme). Aussi, le fascisme est forcément un totalitarisme (régime à parti unique, qui ne peut tolérer une opposition organisée). En ce sens, il est profondément antiparlementaire. Il s’accompagne également d’une forme de culte, d’un mythe, une sorte de religion politique : ce sont des symboles qui puisent leur origine dans des traditions.

De ce fait, lorsque l’on se pose la question « le phénomène fasciste est-il notre contemporain ? », le mur de l’absence de définition précise se heurte à nous. À défaut, nous travaillons avec une idée dont les bordures sont friables si on tente d’en chercher l’essence, et nous nous en tenons à un « air de famille ».

Un troisième et dernier mur existe, et peut-être est-il une spécificité française. Notre pensée, nos études écartent le fascisme comme un phénomène à part entière. Il n’est qu’une parenthèse de l’histoire qui n’a pas connu de véritable succès après 1945 dans les sociétés de l’après-guerre. Au mieux, il s’agirait d’une mutation de la droite particulièrement nationaliste. L’analyse de la vie politique en France s’est passée de cette grille de travail. Le mot « fasciste » est occulté, réservé à son origine historique. Bien que la question soit posée lors des débuts du Front National (après 1972), jamais le mot ne s’émancipe de ses origines.

Prenons pour exemple la classification des droites de René Rémond (1918-2007). Dans Les Droites en France (édition de 1982), l’historien français distingue trois courants différents qui se sont forgés au cours du XIXe siècle.

  1. L’orléanisme reconnaît la Révolution française et s’articule autour d’un exécutif puissant (typiquement un roi), et d’un parlement. Il est libéral au sens politique.
  2. Le légitimisme est à l’opposé, contre-révolutionnaire, réactionnaire. Ce sont les « ultras » qui considèrent que le retour à la monarchie en 1815 n’est pas assez radical. Il n’est pas question ici d’avoir un parlement qui puisse tempérer le pouvoir royal.
  3. Vient la dernière droite : la bonapartiste. Au même titre que les deux autres, celle-ci doit avoir un exécutif puissant. Si elle a en commun avec les légitimistes de ne pas vouloir d’un parlement, elle a néanmoins besoin d’un soutien populaire profond. Cela passe par des référendums, des plébiscites. En d’autre termes, le bonapartisme se bâtit sur le mythe de la rencontre entre un homme et un peuple.

Les droites en France est un ouvrage qui a connu de multiples rééditions et ajouts de la part de son auteur en réponse aux débats qui l’ont entouré. Parmi eux, se trouve notamment la question du fascisme qui est un phénomène exclusif au XXe siècle et qui ne trouve aucune racine avant 1900. Si l’on considère l’axe gauche/droite en politique comme un positionnement vis-à-vis de la Révolution française et de son héritage, le fascisme qui naît en Europe, et non pas exclusivement en France, a une position ambiguë.

S’il est réactionnaire et nostalgique des traditions (fantasmées le plus souvent), il est paradoxalement révolutionnaire. Il se fait le défenseur des valeurs traditionnelles (et civilisationnelles) mais soutient activement l’idée de renverser le système corrompu à ses yeux. C’est ce que l’historien Z.Sternhell appelle « la droite révolutionnaire ». À la différence des légitimistes, les fascistes ont en commun avec la démocratie d’avoir le peuple comme souverain. Mais ces deux régimes expriment cela de manière différente : le premier par un homme dont les actions sont représentées comme la volonté générale, ce qui est une image bien sûr fausse, et le second par un système dans lequel chaque citoyen ne peut pas peser plus qu’un autre et s’exprime par le biais d’une participation à la vie politique. Les fascistes considèrent le peuple de la même façon que les bonapartistes, c’est-à-dire de manière qualitative plutôt que quantitative. Ces considérations obligent Rémond à repenser le fascisme en 1982 et à se questionner sur l’existence d’une possible quatrième droite. Une interrogation phare car, si elle existe bel et bien, demeure la question de savoir qui s’en fait l’héritier dans les années 80. Pour l’historien français, les mouvements qui ont existé en France au cours des années 20-30, voire 40, se rapprochent du bonapartisme, à quelques différences près. Parmi elles, notamment les organisations fascistes : ce sont des partis de masse, c’est-à-dire qui s’adressent principalement aux classes populaires, et notamment aux classes moyennes frustrées en voie de paupérisation. Le but est de ratisser très large dans la société. Ce qui n’est pas le cas des courants du bonapartisme. René Rémond conclut sa pensée par cette phrase « Tout bien pesé, pourquoi ne pas alors [tenir le fascisme] pour une excroissance du bonapartisme, qu’on rattacherait à son aile gauche ? »7.

Tels sont les murs qui rendent l’utilisation du fascisme difficile de nos jours. Il convient cependant de se questionner sur ce phénomène politique. Appartient-il exclusivement au passé, ou au contraire, peut-on l’utiliser pour comprendre notre présent ? Peut-il nous fournir la grille d’analyse qu’il nous manque pour saisir l’extrême droite que nous connaissons actuellement ?

Le fascisme d’aujourd’hui : un fascisme à l’identique ?

Il faut avoir l’honnêteté intellectuelle de reconnaître que l’extrême droite d’aujourd’hui se présente différemment de celle des années 20-30-40. On peut bien sûr s’amuser à jouer aux jeux des sept différences : comparer l’Allemagne de l’après 1918 à la France de 2022. Mais est-ce véritablement pertinent ? Les facteurs qui propulsent ces partis ne sont pas similaires. Nous n’avons pas connu l’équivalent de la Première Guerre Mondiale qui aurait durement touché notre quotidien, voire notre rapport au monde. Considérer que le fascisme originel est le même que celui que nous aurions aujourd’hui est une impasse intellectuelle et politique.

Cependant, notre extrême droite tire ses origines du fascisme, de la Seconde Guerre mondiale. C’est É​​ric Zemmour parlant du régime de Vichy, soutenant des thèses révisionnistes. C’est le Front National fondé par un ancien Waffen-SS de la division Charlemagne Pierre Bousquet et Jean-Marie Le Pen. Le terme fasciste n’est peut-être pas dénué d’intérêt ? Il faut bien sûr prendre tout le recul nécessaire avant d’utiliser ce mot. Empruntons les mots d’U.Pathela et L.Bantigny : « “Fascisme” : nous n’emploierons jamais ce mot à la légère. »8.

En employant ce terme, il nous faut veiller à bien le conceptualiser, à le situer. Sans cela, nous ne ferions que participer à lui faire perdre tout son sens. René Rémond met en garde quant à l’utilisation du terme. C’est une possibilité, mais « à condition que la possibilité d’une généralisation ne justifie pas n’importe quelle extension : pour rester signifiante et opératoire, la notion ne doit pas être diluée jusqu’à se perdre dans un syncrétisme où elle voisinerait avec toutes les formes possibles et concevables d’ordre établi »9. Si le mot fascisme doit être employé, il faut que cela soit fait avec le plus grand soin, au risque de le voir retomber dans le lexique de l’insulte. De là naît l’importance de borner et d’éviter des approches trop vagues tout en mettant particulièrement en valeur les mutations qu’il a subies depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le fascisme en mutation

En 2000 arrive en France un nouveau livre d’Umberto Eco : Cinq questions de morale. Parmi les textes présents, l’un d’eux porte ce titre « Le fascisme éternel ». Un peu plus tard, en 2017, cette partie est publiée séparément sous un nouveau titre Reconnaître le Fascisme (édition Grasset).

Pourquoi écrire un tel livre ? À l’évidence, parce que le fascisme tel qu’il a été ne peut se représenter tel quel. U. Eco le dit : « Je ne pense pas que le nazisme, sous sa forme originale, soit en passe de renaître en tant que mouvement capable d’impliquer une nation entière ». Il insiste aussi sur l’aspect difforme de ce phénomène politique, aux multiples facettes (paradoxales parfois) : « On peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu change »10 nous rappelle t-il. Mais avant d’en dire plus sur ce qu’est le fascisme aux yeux d’Eco, il faut que nous fassions déjà un aparté sur la conception philosophique sur laquelle il s’appuie.

La définition donnée par l’Italien emprunte à Ludwig Wittgenstein la notion de « jeux de langage ». Quand il s’agit de définir une notion, ce qui nous intéresse est de toucher l’essence. Suivons l’exemple du philosophe autrichien avec le « jeu ». Y a-t-il véritablement un point commun entre les échecs, la théorie des jeux, un jeu d’acteur, le football, un jeu télévisé ? Dans ses carnets, il écrit : « Ne dis pas : « Il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des « jeux »– mais regarde s’il y a quelque chose de commun à tous. – Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances, des parentés, et tu en verras toute une série.» Ce que met en valeur Wittgenstein, c’est l’idée selon laquelle nous sommes incapable de définir un concept par son essence. Nous sommes en revanche en mesure de « trouver des aires de ressemblance »11 entre plusieurs éléments, sans pour autant que l’ensemble de ces éléments aient forcément un point commun. À l’image d’une famille, tous les membres ne sont pas réunis par un trait comme la forme de la bouche ou du nez. Mais il existe malgré tout un « air de famille » qui nous fait dire qu’il existe des liens de parenté.

Appliquer cette conception philosophique à notre objet d’étude permet à Umberto Eco de saisir l’aspect trouble du fascisme, voire paradoxal. Son texte s’essaie à dresser une liste des éléments qui caractérisent ce que l’auteur appelle « L’Ur-fascisme », soit le « Le fascisme primitif et éternel ». Il est particulièrement important de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une liste à cocher, mais de points qui gravitent dans la sphère fasciste. Ainsi, « Le terme fascisme s’adapte à tout parce que même si l’on élimine d’un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste. Enlevez-lui l’impérialisme et vous aurez Franco et Salazar ; enlevez lui le colonialisme et vous aurez le fascisme balkanique ». Ainsi, l’objet est beaucoup plus flexible, en mutation, tout en conservant un « air de famille » qui les regroupe. U. Eco l’illustre à travers des exemples synchroniques, mais nous pouvons l’appliquer également de manière diachronique. L’Italie de Mussolini n’a pas toujours eu une composante antisémite pour ne citer que cet exemple. Chaque point n’est pas le terreau du fascisme, c’est un bout de fascisme en lui-même. Nous pouvons lui ajouter d’autres caractéristiques sans pourtant que la nature même de ce morceau en soit altérée.

Il était pour moi particulièrement important de consacrer au moins deux brefs paragraphes sur la particularité de la conception de U.Eco avant d’en lister les différentes caractéristiques. Car une vulgarisation à outrance de sa thèse nuirait tout bonnement à sa compréhension. Si nous nous étions contentés de comprendre que le fascisme peut perdre des éléments et en gagner ailleurs, nous aurions perdu de vue notre objectif de le borner correctement, et nous serions tombés dans la facilité redoutée par René Rémond. L’objet de notre étude aurait perdu toute consistance, d’où l’importance de mettre en valeur ces quatorze points qui gravitent dans la sphère fasciste autour desquels peuvent se greffer d’autres aspects. Quatorze points qu’on ne peut détacher des uns et des autres. « L’Ur-fascisme » décrit par U. Eco s’appuie ainsi sur :

  • Le culte de la tradition, le traditionalisme : le fascisme s’établit sur une relation particulière avec les vieilles croyances, les vieilles coutumes et pratiques. Ces trois éléments sont la source d’une vérité primitive, quand bien même il peut y avoir des messages contradictoires. Le fascisme prétextera métaphore, illusion, allégorie. Tout est déjà révélé, il suffit de revenir aux textes d’origine. « Il ne peut y avoir d’avancée du savoir. La vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes ».
  • Du fait que « la vérité est déjà énoncée », le régime fasciste s’oppose à la modernité, notamment celle apportée par les Lumières et la Révolution Française. Cela ne le prive pas forcément de la technologie qui n’est pas un fondement de son idéologie.
  • Le culte de l’action pour l’action qui se traduit par une méfiance, voire une hostilité à l’égard du monde intellectuel moderne (qui s’oppose ainsi par essence à la tradition). Penser, réfléchir, critiquer est un affaiblissement, une privation de force. Pourquoi attribuer du temps, de l’énergie, de l’argent à une activité qui n’apporte rien à la cité ? Les penseurs sont des adversaires.
  • Le rejet de la critique et de la prise de recul à l’égard des traditions. « Pour l’Ur-fascisme, le désaccord est trahison ».
  • La critique crée une diversité d’opinions. Or le régime fasciste se veut homogène. Il n’y a qu’une seule identité possible, celle de la nation, de la race (si nous prenons le fascisme du XXe siècle) ou de l’ethnie (si nous prenons le XIXe siècle). Par conséquent, la différence aussi bien dans l’opinion que dans la nation est une crainte. La diversité, un regard différent est amené par l’étranger, l’intrus. « L’Ur-fascisme » se développe ainsi sur une fondation raciste.
  • « L’appel aux classes moyennes frustrées ». Des classes qui connaissent alors une crise d’ordre économique, sociale, ou « la pression de groupes sociaux inférieurs ». Le fascisme ne s’appuie pas sur les personnes qui s’excluent de la vie politique, mais bien sur les classes moyennes qui sont hantées par la peur de descendre dans la hiérarchie sociale.
  • « L’Ur-fascisme » s’adresse aussi à ceux qui ne se reconnaissent pas dans une identité sociale, c’est-à-dire la conscience que l’individu a de lui-même, définie entre autre par sa relation aux autres membres de la société qui lui attribuent également une identité (Cf. Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale (6e éd.), Chapitre 7, Gustave-Nicolas Fischer). Le fascisme réunit ces personnes et les dotent d’un point commun qui les unit tous :« être né dans le même pays ». Mais du fait que le nationalisme ne peut se construire sans se distinguer, il faut créer du même coup un ennemi. Celui-ci est extérieur par essence à la nation car il n’est pas de la même race ou de la même ethnie, mais est en même temps à l’intérieur de la société. Le fascisme nourrit alors une obsession pour le complot qui justifie que ses partisans se sentent en permanence menacés. Il est nécessaire d’avoir cet ennemi, cet étranger extérieur et intrus intérieur, pour justifier le rassemblement en une nation dont la culture serait un tout homogène essentiel. Philippe Corcuff parle d’un « essentialisme culturaliste » (La grande Confusion. Comment l’extrême droite a gagné la bataille des idées, 2020) pour parler de cette différence culturelle qui justifierait la séparation avec toutes autres formes d’identités.
  • L’ennemi doit lui aussi être théorisé. Riche et puissant, mais en mesure d’être vaincu. Suffisamment crédible pour mettre en danger la nation, mais suffisamment faible pour ne pas pouvoir résister face à une « reconquête ».
  • Du fait que l’ennemi est intérieur, caché, qu’il y a un complot contre la nation, le fascisme justifie ainsi son état de guerre permanente : « Le pacifisme est alors une collusion avec l’ennemi ». Cependant demeure l’idée que cet affrontement touchera un jour à sa fin quand l’adversaire sera terrassé à la suite d’une action totale (la solution finale).
  • La société se doit d’être hiérarchisée selon un modèle militaire. Car si chaque individu est issu de la meilleure nation du monde, à en croire les discours fascistes, il faut néanmoins justifier un leader, un guide. Il faut justifier une élite, une méritocratie qui implique le mépris des personnes inférieures à nous dans la hiérarchie.
  • Le culte de l’héroïsme. Chaque citoyen peut, doit devenir un héros. Sa mort est aussi un objectif : il s’agit de l’accomplissement final de la quête fasciste.
  • Une hiérarchisation de la société qui se porte aussi sur la question des genres. L’Ur-fascisme décrit par U. Eco est machiste et condamne « les mœurs sexuelles non conformistes ».
  • Le fascisme considère le peuple comme une valeur qualitative et non quantitative. Cela se traduit par une méfiance, un rejet à l’égard des institutions dans lequel les citoyens s’expriment par le biais d’un vote, et où chaque individu pèse le même poids par le biais de son bulletin. Dans une conception qualitative, le peuple est un tout, un ensemble homogène qui n’exprime que « la volonté commune », le leader l’incarnant naturellement. Il ne dispose en aucun cas d’un droit qui pourrait avoir un impact politique. Ainsi le fascisme est à la fois populiste dans son discours mais surtout antiparlementaire. Le peuple dont il a besoin, pour établir, soutenir sa politique dans l’opinion publique, doit propager, diffuser des réponses émotives auxquelles il reconnaît comme la « voix du peuple ». « Chaque fois qu’un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu’il ne représente plus la « voix du peuple », on flaire l’odeur de l’Ur-fascisme ».
  • Dans l’optique où la critique, le recul, les universités sont des sources de divergences, il faut limiter au plus le langage. S’il n’existe pas de mot pour décrire un phénomène, on ne peut parler voire même discuter de ce phénomène. Ainsi il faut promouvoir la « novlangue » (terme qu’Eco emprunte à Orwell bien évidemment).

Loin d’établir une simple liste des caractéristiques fascistes, on remarque à la lecture de U. Eco que chaque point fait appel à un autre. D’où l’importance pour moi de prendre le temps de les décrire plus en détail, les commenter parfois, plutôt que de les énoncer brièvement au risque de leur faire perdre leur substance.

Pour compléter le travail de U. Eco, j’apporterai une remarque qui a été faite par Enzo Traverso en 2017 dans Les nouveaux visages du fascisme. Dans ce livre, il était question notamment de Donald Trump qui a été comparé à de nombreuses reprises à un fasciste. Seulement, si le personnage est éminemment proche de cette sphère, il faut bien reconnaître qu’il n’a pas engendré un mouvement complet à lui seul : « le fascisme ne se réduit pas à la personnalité d’un leader politique ». Cela m’amène à dire qu’il faut distinguer la personnalité fasciste (ou fascisante) du mouvement fasciste, bien que le premier contribue à rendre possible le second. Que penser par exemple d’un homme politique appartenant à l’exécutif qui reproche à un parti d’extrême droite « d’être mou » et qui manifeste devant le parlement ? (Cf. Darmanin, ministre de l’Intérieur). Ce dernier n’est pas en mesure lui-même de mener un changement politique qui ferait passer une démocratie à un régime fasciste, mais il participe néanmoins à la normalisation d’une pensée proche, voire commune à celle en œuvre à l’extrême droite. Quand est-il de cet acteur ? Comment l’analyser ? De là naît une nuance qu’il faut aussi conceptualiser, conscientiser. Enzo Traverso suggère justement l’utilisation de nouveaux termes comme « Néo-fasciste » et « post-fasciste » :

  1. Le « néo-fascisme » caractérise les mouvements qui revendiquent une continuité directe avec le fascisme historique. C’est un phénomène auquel nous assistons en Italie notamment où l’extrême droite affirme volontiers son lien avec Mussolini.
  2. Le « post-fascisme » a lui aussi une matrice fasciste dans son essence, mais ne revendique aucune affiliation avec lui. Il s’en est émancipé, pour former une nouvelle identité politique dont l’idéologie n’est pas encore fixée. Il s’agit d’un phénomène transitoire.

Traverso fait aussi une remarque très pertinente au sujet du « post-fascisme » et de sa relation à la République. Si auparavant l’extrême droite se présentait comme un parti contre le système républicain, voire anti-démocratique à la manière de l’Action Française dans les années 1930, aujourd’hui elle s’en revendique et se fait même l’héritière d’autres traditions politiques. Elle tend de plus en plus à se présenter comme une alternative tout à fait viable. Cela est peut-être le résultat de la « dédiabolisation » menée par Marine Le Pen depuis son arrivée à la tête du parti de son père ?

En parallèle, l’extrême droite trouve aussi des soutiens à l’extérieur de son cercle habituel qui se font les relais de ses idées. Des personnes qui rendent légitime les thèmes. Des acteurs qui participent à la fascisation des esprits.

Ce qui mène au fascisme : la fascisation ?

J’emprunte à Ludivine Bantigny et à Ugo Palheta un mot qu’ils utilisent à de très nombreuses reprises dans Face à la menace fasciste : « la fascisation ». Nous sortons d’une analyse purement historique et nous nous aventurons dans des perspectives plus sociologiques. Il s’agit de saisir, d’expliquer, de comprendre pourquoi une société démocratique peut être séduite par des partis, des hommes et des femmes qui appartiennent à la sphère fasciste (ou post-fasciste si l’on utilise les mots de Traverso).

En ce sens, il ne faut pas seulement se tourner vers les partis « post-fascistes » ou « néo-fascistes », mais également vers les acteurs qui gravitent autour, qui participent à la banalisation, qui rendent légitime « l’alternative » de l’extrême droite. Les deux universitaires résument : « si les fascistes parviennent généralement à obtenir le pouvoir par voie légale […] c’est que cette conquête est préparée par une période historique de fascisation. »12.

Cela est rendu possible par plusieurs facteurs. Prenons d’abord la crise sanitaire : sa gestion que les auteurs qualifient « d’autoritaire » a été un tremplin pour les thèses conspirationnistes. Les différentes théories du complot ont fleuri, justifiant une défiance de plus en plus importante contre le système, auquel s’attaque justement l’extrême droite.

Le maintien de l’ordre durant les manifestations a également été un facteur. On a ainsi vu des vidéos de CRS frappant des personnes à terre, blessant, mutilant, nassant devant l’Assemblée Nationale même. Le préfet Lallemand parlait lui-même d’une doctrine « du contact »13, là où auparavant les forces de l’ordre favorisaient une issue diplomatique. Cela a aggravé un sentiment d’insécurité parmi les manifestants. Face à ses bavures policières, le gouvernement nie, Macron, Castaner aussi bien que Darmanin. Ces observations peuvent aussi s’étendre à la gestion de l’ordre dans les quartiers populaires qui connaissent des contrôles au faciès et des bavures régulières, comme le rapportent William Bourbon et Vincent Brengarth dans Violences policières, le devoir de réagir (Gallimard, Collection Tracts, 2022). Ces faits, ignorés par le pouvoir exécutif, contribuent à donner un sentiment (justifié ?) d’injustice face à une police qui outrepasse ses devoirs premiers au profit d’une orientation politique se traduisant dans ses actes et dans ses votes.

Conclusion : pour le retour du mot fascisme

Je disais avant d’écrire cet article à une amie et collègue que le fascisme renvoyait à deux imaginaires. Le premier est le plus connu, et fait allusion à au début du XXe siècle, à l’ère des masses. On y voit des grandes figures ignorées par personne, comme Pétain, Mussolini, Hitler. C’est aussi des régimes politiques, des horreurs commises.

Le second imaginaire est bien moins mobilisé : le fascisme non pas comme référence historique, mais comme un qualificatif politique contemporain. Face à lui se dressent des murs qui rendent son utilisation compliquée : l’insulte, l’impensé, un bornage difficile (même pour la période historique). Nous aurions pu nous passer de son emploi. Mais je suis poussé à penser que nous nous passerions d’un outil pour comprendre notre vie politique contemporaine. Bien sûr, les phénomènes de 1920-1945 ne sont pas exactement les mêmes que ceux que nous observons aujourd’hui. Il est inutile de jouer au jeu des sept différences car cela serait concevoir l’histoire comme une science exacte dont le dessin est de prédire l’avenir. Il n’en est rien ici. Cependant, les événements du passé peuvent nous aider à comprendre notre temps. Comme le dit si bien Umberto Eco « Nous devons veiller à ce que le sens de ces mots ne soit pas oublié de nouveau. […] Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire « Je veux rouvrir Auschwitz […] » Hélas, la vie n’est pas aussi simple »14. C’est peut-être pour cela que nous devons employer le mot fasciste. Avec prudence bien sûr, en gardant à l’esprit toutes ses caractéristiques, sans jamais en faire une injure. Car il nous revient la tâche de faire en sorte que le fascisme ne soit pas au pouvoir.

Finissons avec une note littéraire, venu de V pour Vendetta d’Alan Moore. Son personnage, V, vient alors de s’introduire dans les locaux de la télévision du parti : « Oh bien sûr, la direction est mauvaise […] – Nous avons eu une bande d’escrocs, d’imposteurs, de menteurs et de déments qui ont pris une suite de décisions catastrophiques. C’est un fait ! – Mais qui les a élus ? – C’est vous ! Vous leur avez donné ces responsabilités, et le pouvoir de prendre ces décisions à votre place ». L’adaptation filmique le dit autrement « à qui la faute ? […] pour être honnête, si vous cherchez les coupables, regardez-vous dans un miroir ».

Gabriel Gardet-Mulliez

Webographie

https://www.lemonde.fr/politique/article/2014/03/06/a-t-on-le-droit-de-qualifier-marine-le-pen-de-fasciste_4379198_823448.html

https://www.youtube.com/watch?v=zq6hw8RSLBo (Interview de Benoît Hamon dans à l’air Libre, Mediapart)

https://www.radiofrance.fr/franceculture/dire-fascisme-en-2021-abus-de-langage-ou-clairvoyance-9275749

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/06/16/ordre-public-l-affrontement-ne-garantit-pas-la-securite_6130540_3232.html

https://www.valeursactuelles.com/politique/pour-un-retour-de-lhonneur-de-nos-gouvernants-20-generaux-appellent-macron-a-defendre-le-patriotisme/

Bibliographie

Reconnaître le fascisme, Umberto Eco (2017)

Le fascisme. Historiographie et enjeux mémoriels, Olivier Forlin (2013)

Introduction à Wittgenstein, Rola Younes (2016)

Les droites en France, René Rémond (édition de 1982)

Violences policières, le devoir de réagir, William Bourbon et Vincent Brengarth (tract Gallimard numéro 38, avril 2022)

Les nouveaux visages du fascisme, Enzo Traverso (2017)

Face à la menace fasciste, Ludivine Bantigny et Ugo Palheta (2021)

Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Gustave-Nicolas Fischer (2020)

La grande confusion. Comment l’extrême droite a gagné la bataille des idées, Philippe Corcuff (2021)

Illustrations

L’ensemble des illustrations a été généré par l’intelligence artificielle Midjourney à partir des mots : speech ; facism ; three colors.

Notes de l’auteur et de la rédaction