À force de catastrophes sociales et environnementales, en cette année électorale où le débat médiatique se polarise autour de faux débats (vous les aurez reconnus) plutôt que sur les moyens de garantir nos conditions de survie matérielle et intellectuelle, tout le monde aura bien compris que la grève des Antilles (depuis le 5 novembre en Guadeloupe, rejoint par la Martinique et la Polynésie le 22 novembre) est un coup de semonce, sur fond de régime colonial.
De la même manière, le bruit de fond de nos collectivités est celui de la colère face à une sphère politique et institutionnelle ne parvenant plus à réguler les tensions engendrées par les contradictions économiques qui agitent la société… puisqu’elles les attisent par des réformes iniques comme celle de l’assurance chômage.
Il faudra sans doute avancer avec l’idée qu’aucune dignité totale et pérenne ne pourra être conquise en se contentant de revalorisations salariales, toutes légitimes soient-elles, si nos cotisations, c’est-à-dire une partie du profit produit, ne sont pas redistribuées (socialisées) dans les institutions du régime général (santé, retraites, chômage, etc.) et les services publics.
Des réformes pour contraindre les salarié.e.s
« On ne punit pas la mer en lui donnant le fouet » Antonio Gramsci
Rappelons que la première étape de la réforme de l’assurance chômage a été celle de la suppression de la cotisation chômage des salariés en 2018 (en promettant plus sur la fiche de paie). Résultat? Les représentants des salariés ont logiquement été éjectés de l’Unédic (organe de gestion de la caisse d’allocations), ce qui équivaut à une nationalisation sous la tutelle d’un État acquis à la vision court-termiste de l’accumulation de la plus-value.
Le deuxième volet pouvait dès lors suivre, celui de l’asséchement des allocations chômage visant à faire pression sur les allocataires en les forçant à accepter tous les salaires. Autrement dit, l’objectif était d’irriguer le « marché de l’emploi » d’une main d’œuvre corvéable. C’est ce qui nous arrive aujourd’hui, depuis le 01 octobre 2021.
Ce qui est en jeu ? Outre l’allongement du temps pour l’ouverture de prestations qui est passé de 4 mois (sur les 28 derniers mois) à 6 mois (sur les 24 derniers mois) au 01 décembre 2021, c’est bien le calcul de l’indemnité journalière des allocataires du 01 octobre de la même année qui marque une rupture totale avec la logique du salaire continué portée à l’origine par l’assurance chômage. Nous sommes face à un changement de modèle dans la continuité de la rupture anthropologique opérée par les dominants depuis 40 ans, transformant insensiblement notre statut de producteur de valeur en celui d’être de besoin. Comme le disait Penicaud (Ancienne Ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion dans le gouvernement de E. Macron) elle même dans son formidable lapsus, « c’est une réforme pour la précarité ».
Le nouveau mode de calcul est fondamentalement inique : avant, le total des salaires perçus était calculé sur le nombre de jours travaillés sur 12 mois. Ce faisant, l’indemnité était un vrai salaire calculé en fonction de ce que l’on percevait durant les jours travaillés. Avec la contre réforme, le total des revenus perçus sur les 28 derniers mois prend en compte le total des jours entre le 1er et le dernier contrat (avec un plancher). D’où la diminution drastique des indemnités!
Selon la note de l’Unedic (association chargée par délégation de service public de la gestion de l’assurance chômage), le changement du mode de calcul de l’allocation (SJR) entraînera la première année une baisse des droits mensuels pour 1.15 millions de personnes! Soit 17% de manque à gagner en moyenne et jusqu’à 43%.
Et 365 000 personnes seront concernées par le plancher, leur allocation mensuel nette passant de 885e à 622e en moyenne. Mais plus longtemps [dans la précarité] nous rétorque le gouvernement, fondé de pouvoir d’un finance autoritaire.
Une offensive contre les institutions du travail
« Ils font régner entre nous la compétition quand eux-mêmes coopèrent » Georges Jackson
N’oublions pas que, stratégiquement, il s’agit pour Macron et son monde d’en finir avec toute forme de salaire à la qualification, c’est-à-dire ce salaire reconnaissant notre valeur économique en-dehors de l’arbitraire de l’emploi.
À l’origine (1946), le régime général est conçu comme un « droit au salaire », validant les aînés et les chômeurs par un salaire continué basé sur le dernier revenu, et non sur un « j’ai cotisé, j’ai droit » mis en place un peu moins de 30 ans après (1984), sorte de répartition au mérite de la production. Dès lors, le retraité et le chômeur ne sont plus considérés comme des travailleurs.euses, mais des ayants droits au différé de leurs cotisations consignées sur un compte personnel de plus en plus pris en charge par l’État et ses prérogatives libérales. Séguin, en 1986, enfonce d’ailleurs le clou en indexant les pensions sur les prix et non plus sur les salaires. Le diable se niche bien dans les détails : on passe d’une continuité de son activité à une pension fluctuant en fonction des prix, transformant un être responsable avec des droits et des devoirs, à un être infantilisé et évidemment constamment moralisé, voire terrifié.
C’est bien ce droit au salaire (et non à l’emploi, objectif créé de toute pièce en 1992) basé sur la qualification personnelle, que l’on retrouve aussi bien dans le statut de fonctionnaire que dans les accords de branche réglementant la carrière (qualification indirecte à la personne) et balayés par les lois travail successives sous Hollande et Macron (loi travail I EN 2016 & II EN 2017), qui a été la cible principale de la contre-révolution néo-libérale de ces dernières décennies.
Il est étonnant de constater qu’aujourd’hui encore, les trois quarts des 320 milliards des pensions retraites ne relèvent pas des cotisations individuelles des travailleur.euses, mais de la poursuite d’un salaire de référence ; le salaire socialisé. Il faut aussi rappeler que le tiers des plus de 18 ans relèvent de l’au-delà de l’emploi, avec 5 millions de fonctionnaires, 1 millions de salariés à statut, la moitié des retraités qui ont une pension supérieure au SMIC et entre 70 % et 80 % de leur salaire de référence, enfin les salariés des branches qui pratiquent la carrière professionnelle avec le salaire à la qualification indirecte. En tout, ce sont 17 millions de personnes qui gouttent encore à l’embryon du salaire socialisé.
Ce passage progressif du « un chômeur/retraité a le droit à son salaire de référence » à « la durée de cotisation conditionne le droit à l’allocation et à la pension » initié dans les années 1980 donc, s’accompagne en plus de l’arrivée des sous régimes fragmentant les caisses et des comptes rechargeables (prenant en compte les cotisations non utilisées d’un chômeur ayant retrouvé un emploi et se retrouvant à nouveau au chômage, et non le revenu de son dernier emploi, même si celui-ci était mieux payé). Une logique équivalente a d’ailleurs été appliquée à la CGE (système d’assurance maladie) en 1992, dont la subvention par les cotisations patronales (taxe du capital) et salariales (assurance solidaire) s’est vue retoquée en subside financée par l’impôt, au bon vouloir d’un État suivant la courbe des politiques austéritaires… Là encore, il y a eu passage de la logique du droit à la logique de l’aide, de la logique de l’indépendance (mettant au cœur du projet l’enjeu du pouvoir) à la logique de la soumission.
Depuis, c’est un déferlement de réformes structurelles pour restreindre l’accessibilité à ces droits, subvertir l’idée d’un régime portant la possibilité d’une socialisation de la richesse et appauvrir les caisses par des cadeaux fiscaux aux grandes entreprises (exonérations de cotisations patronales, défiscalisations ou plans de relance). Ainsi, pour le calcul de la pension retraite, on est passé des 10 aux 25 meilleures années, et des 37.5 années cotisées aux 43 années, ce qui revient à mettre l’inflation sur la carrière et non sur le droit au salaire.
Le but est théorisé par le livre blanc de Rocard (1991), repris par la Banque Mondiale en 1994 : revenir au salaire à la tâche (CDI-projets, CDI-chantiers, CDD d’intérim, contrats zéro heures, auto-entrepreneurs, stages, service civique, …), un monde d’avant le contrat de travail inventé par le mouvement ouvrier, parce que c’est moins cher et que ça met à genoux. Mais intelligemment ! En faisant supporter cet objectif par un revenu universel, sorte de RSA amélioré, compressant toute les aides en une et permettant d’asphyxier le régime général qui porte en lui l’indépendance vis-à-vis du marché, ainsi qu’une gestion collective des investissements et des salaires via des caisses gérées par les représentants des travailleur.euses (ce qu’était l’Unédic : un organisme indépendant de l’État avec, pour trois quarts, des représentants des salarié.e.s).
Bref, l’enjeu pour eux est de substituer au contre-pouvoir économique et symbolique que forment nos institutions du travail déjà bien sapées, mais qui même en l’état ont prouvé leur valeur durant la crise sanitaire, le monde anarchique de la production effrénée et sa double tyrannie : la valeur d’échange et l’emploi capitaliste pilotés par « le marché », à savoir les normes édictées par les monopoles et les politiques du patronat (de manière impropre nos « collaborateurs » ou « entrepreneurs »).
Développer le droit au salaire libéré du marché de l’emploi
« Il n’y pas de santé possible dans l’inquiétude matérielle » Frédéric Lordon
On sait ce qu’il nous reste à affirmer dans nos perspectives à partir de ce déjà-là : un régime général amélioré et indépendant, débarrassé des restrictions et autres anomalies injectées par ceux qui mettent à mal nos métiers. Parce que les attaques minutieuses contre ces conquêtes sociales pointent bien ce que nous devons développer.
Par exemple, jusqu’en 1979, le montant de l’allocation comme continuité du revenu ne cesse d’augmenter pour arriver à un 57% du brut (soit 70% net). Une vraie réforme irait dans le sens de la revalorisation de l’allocation qui pourrait arriver à un 100% du net. Moyennant un rapport de force à la hauteur, rien ne contrevient à cette logique lorsque l’on sait qu’en France les 1% les plus riches qui détiennent 25% du patrimoine mobilier et immobilier, ont vu augmenter leur fortune de 439% en 10 ans.
Aux pensions fluctuant en fonction des prix et au « j’ai cotisé, j’ai droit » institué dans les années 1970, attribuant de fait la légitimité à vivre dignement au mérite individuel, nous pourrions opposer un salaire versé comme continuité du salaire, et devenu de ce fait droit politique attaché à la personne du citoyen, logique revendiquée à l’origine par le système des retraites et de l’assurance-chômage.
Car si la question de la souveraineté sur notre travail n’est pas mise au centre de nos préoccupations, alors nous aurons au mieux des augmentations sans les prestations sociales qui permettent de résister à l’arbitraire du marché et aux aléas des événements plus ou moins naturels (pandémie, catastrophes, accidents, …). Ou un « revenu universel » sans prises de décisions sur ce que nous voulons produire, et toujours sous tutelle.
Il devient en tout cas pressant qu’entre les différents secteurs de la société se discute les conditions matérielles d’une recomposition économique, relationnelle et scientifique du travail, pour pouvoir être en mesure d’opposer à la loi de la concurrence et de l’indifférence une orientation à la hauteur des enjeux.
Alaoui O.
Ping :Présidentielles 2022 : tout sera mini dans notre vie – Notre Condition