Ce que dévoilent les programmes du devenir bourgeois et ce que nous devons envisager
Recul de l’âge de départ en retraite et baisse des pensions, restrictions accrues et réductions des allocations, contreparties demandées aux bénéficiaires des minimums sociaux et travail forcé pour les dépourvus d’emplois, limitation de l’accès aux services publics sur des critères identitaires et méritocratiques : la bourgeoisie hégémonique a les crocs. Ses objectifs sont clairs, sa boussole bien réglée, ses arguments amplifiés par la redondance du drone médiatique. De sorte que personne ne peut vraiment s’y soustraire : nous sommes imbibés de sa mise en forme de l’ordre du monde.
Bien représentée par ses challengers, de Zemmour à Macron pour les plus sérieux, elle n’en démord pas : il faut détruire tous les systèmes de redistribution, toutes les têtes de pont permettant d’envisager la souveraineté des producteurs et des citoyens sur l’économie. Il faut détruire les bases matérielles de la mise en sécurité sociale des richesses. En effacer des consciences le souvenir même pour en éviter toute légitime résurgence. L’objectif est double : libérer des parts de marché en finissant de traiter le secteur public comme une mine à ciel ouvert d’une part, déplacer les aspirations populaires vers un modèle de sécurité auquel seules les élites administratives, économiques et politiques peuvent prétendre d’autre part.
La destruction des conquêtes sociales s’accompagne de la promotion du mode de vie du cavalier solitaire. Celui-ci implique de croire que pour se sortir de l’angoisse de la survie matérielle, il faut vivre comme le riche ; adhésion à ses codes, à son langage, à ses modèles, à ses pratiques.
Réductionnisme bourgeois : l’objet de leur crasse
Il est vrai que toutes les structures de notre système social, garde-fou de l’arbitraire patronal, ont la vertu d’endiguer l’extension des marchés dans leur perpétuelle fuite en avant profitable. Plus. Elles permettent aux luttes de se développer sur la base d’un puissant héritage dont l’usage est quotidien pour la majorité des français : services publics dans toute leur variété, carte vitale garantissant une santé gratuite et conventionnant des professionnels, allocations et pensions comme salaires continués, statut de fonctionnaire détachant le salaire de l’emploi, etc.
Pour extraire de la tête des populations l’idée qu’une organisation alternative de la société est possible à partir de ces embryons à étendre, il s’agit de saper ce ferment concret de l’horizon émancipateur. Car il remet en cause l’hégémonie d’une classe exploiteuse en crise, désormais hostile à tout mécanisme redistributif garantissant des conditions élémentaires d’existence.
Son entreprise est donc la suivante : transformer les institutions du travail forgées en 1946 et pensées comme des contre-pouvoirs à prolonger, en instruments de culpabilisation individuelle, de contrôle bureaucratique incapables et grippés. Une chose en cours depuis les années 1980 par l’inclusion de la logique méritocratique de marché du « j’ai cotisé j’ai droit ». Ce « différé de cotisation » va supplanter le « droit au salaire » originel de l’allocation et de la pension. Le premier nous réduit à des êtres de besoins, demandeurs d’emplois, machines économiques dépossédées de la gestion des affaires, sujets à la mutilation de l’exclusion du travail (licenciement, petit contrat, insertion, etc.). Le second est un droit nous posant positivement et en permanence (quoi qu’il arrive, à la retraite ou au chômage) comme producteurs responsables et capables de prendre en charge les affaires par notre action (Cf. Ce qui agite la société). Il pose la possibilité de la souveraineté sur le travail : la réalisation et la définition de notre travail.
Tout un appareillage de sous-régimes catégoriels se met en place. Dès lors, la durée de cotisation détermine le montant de la pension. On assiste à l’avènement des comptes rechargeables du chômeur cumulant les bons points personnels (P. Séguin fin 1980 / M. Rocard début 1990). C’est Séguin, en 1987, qui marque un tournant en indexant les retraites sur l’inflation et non plus sur les salaires. Sur le coup, la pension baisse en plus de changer de nature : d’un salaire continué ou tous les travailleurs ont intérêt à ce que les salaires augmentent, elle passe à un pouvoir d’achat réduisant le producteur (créateur) au consommateur (vivant par compensation symbolique). Par la suite, dès 1992, est formalisée la logique d’un chômage comme droit à l’emploi et non plus droit au salaire. Le prolongement récent de cette logique est la suppression de la cotisation chômage des salariés en 2018, cotisation remplacée par la CSG (Cotisation Sociale Généralisée).
Cet impôt « solidaire » institue un « droit au pouvoir d’achat » et une distinction entre les contributifs, les performants ponctionnés en fonction de leurs revenus (leur mérite), et les moins ou non-contributifs, soit ces fainéants salariés, retraités et chômeurs, aussi ponctionnés. Cette ponction déployée sur le contribuable en général, et justifiée par une solidarité face à la crise, détruit la logique de la cotisation, qui est donc une valeur reconnue à des productions non capitalistes se traduisant en salaire socialisé (des prestations de la sécurité sociale au salaire du fonctionnaire). Une survaleur venant s’ajouter au (1) profit et au (2) salaire direct du marché du travail (celui qui fait de nous des demandeurs d’emploi), ayant contribué à augmenter le PIB (le tiers aujourd’hui). En marginalisant les deux autres facteurs d’augmentation de la richesse globale, elle a même pour vocation, à terme, de s’y substituer totalement par son extension (attribution à tous d’un salaire et suppression de la propriété lucrative). Là ou l’impôt ne fait que corriger (toujours un minimum de peur de nuire à la compétitivité) et légitimer le profit (ou ponction sur la valeur créée par autrui). Bref, l’impôt évacue tout le potentiel révolutionnaire de la sécurité sociale, toute dynamique alternative reconnaissant le travail de ceux qui ne produisent pas de marchandise. Et puisque la caisse des cotisations disparaît avec la CSG, il n’y a plus rien à gérer ! S’en est de fait également fini de la gestion paritaire syndicale / patronale, supplantée par une mise sous tutelle de l’État. C’est le dernier stade de la dégradation d’une gestion ouvrière pensée et imposée aux trois quarts de 1946 à 1967.
Littéralement, nos institutions mutent en appareil punitif s’appliquant directement à la personne. Froides, distantes, méprisantes, elles se retournent contre nous. Le conseillé Pôle Emploi a pour mission de contrôler la recherche d’emploi de l’allocataire. On le sait. Mais quelle violence de trouver via Pôle Emploi même, une annonce de recrutement donnant le profil recherché du conseillé type : BAC+2 en marketing, communication, commercial / vente, restauration / hostellerie, service clientèle.
L’enjeu des programmes des challengers de la bourgeoisie est toujours le même en filigrane : briser le pouvoir d’un salaire détaché de l’emploi capitaliste pour fonder une société dépendante des monopoles.
Rocard (à droite), l’un des grands architectes du néolibéralisme français, 10 ans au gouvernement socialiste
L’enjeu des programmes des challengers de la bourgeoisie est toujours le même en filigrane : briser le pouvoir d’un salaire détaché de l’emploi capitaliste pour fonder une société dépendante des monopoles. D’où les réformes fractionnant les caisses redistributives et attaquant le statut de fonctionnaire, quintessence du salaire attaché à la personne, à vie. Dans cette perspective, les annonces sur l’augmentation du salaire net au détriment du brut (Pécresse, Zemmour ou Macron s’en font les promoteurs), qui comprend la part des cotisations nécessaires à tous nos dispositifs publics. Cette richesse socialisée profitant à la majorité, mais dite « charge » pour le grand patron, est détestée. Là encore, rien de nouveau. Une rupture conventionnelle au sein de la fonction publique a déjà été installée par Macron, tandis que la disparition du concours du CAPES en 2021, au profit d’une embauche à la manière du privé, acte la destruction de la logique de la titularisation (titulaire à vie d’un salaire).
Le réductionnisme bourgeois transparaît donc dans tous les programmes de l’extrême centre macronien à l’extrême droite zémmouriste. Dans une moindre mesure aussi, dans ceux de la gauche sociale-démocrate agonisante ou « verte ». C’est cette définition de l’Homme comme machine économique en concurrence avec d’autres machines économiques qu’ils tentent d’étendre. Selon cette vision, pris dans les rapports de production capitalistes, l’individu est forcé, pour être socialement validé, de mobiliser sa force de travail dans des tâches qu’il n’a pas décidées et qui mettent en valeur le capital d’une bourgeoisie souveraine. Étranger au travail, il est constamment menacé d’anéantissement en cas de non validation de son activité, soumis qu’il est à l’aléa du marché. Invisibilisant sa puissance créatrice, il est enfin réduit à son statut de consommateur qui ne lui permet pas de penser sa place dans la division du travail : en tant que consommateur tout est permis, en tant que travailleur rien n’est possible !
L’artifice bourgeois : l’universel minimum du contrat-de-travail-RSA
Mais le bourgeois a appris que l’empathie est utile. Il combine à son intérêt de classe les bons sentiments. Adaptés à la réalité des choses. Le projet en découlant est de substituer à la sécu, preuve de la capacité des travailleurs à instituer un monde alternatif concret (puissance en acte), sa propre version de la solidarité : une fausse solidarité écrasante, répondant aux besoins de ses congénères et contraignant ceux d’en bas. Là ou celle des institutions du travail est solidarité des travailleurs décidant de gérer ensemble la fraction socialisée du salaire, la solidarité capitaliste est celle du possédant envers le dépossédé. Elle définit l’autre par ce qu’il n’a pas et s’incarne aujourd’hui dans l’idée d’un revenu minimum universel. C’est un fait : la bourgeoisie avance toujours par proposition désorientante, susceptible de la consolider. Brouillard de guerre de la récupération idéologique du progrès.
Thorne Thoms, photo issue de la série Proverbs
Pour elle, il s’agit d’instaurer un droit du travail garantissant tout à la fois maximisation de son profit et stabilité de son hégémonie. Une sorte de pacification à deux piliers qui vise la reproduction de son système d’accumulation. Si ce n’est par une adhésion générale, au moins par une neutralisation des perspectives libératrices. Il n’y a pas d’alternative parce qu’il n’y a que des demandeurs. There is no alternative disait Thatcher.
1) Le premier pilier est ce que l’on appellera donc le revenu minimum universel. Il est envisagé comme « revenu de base inconditionnel » ou « revenu universel d’activité » (de même nature que celui proposé par Benoît Hamon en 2017). Il est non contributif, c’est-à-dire qu’il est censé être le filet de sécurité. Évidemment, on y décèle la déformation grotesque du salaire à la qualification personnelle (salaire à vie du fonctionnaire), mais rendu suffisamment crédible par un travail idéologique anti-fainéants / fonctionnaires pour s’offrir en alternative.
2) Car il est complété d’un « revenu contributif » à la forme du « compte personnel d’activité ». C’est la partie conditionnelle, non garantie, appelant à une thésaurisation des bons points accumulés par l’emploi. On en jouira de manière différée. La carotte du mérite, le supplément d’âme d’un dispositif alors complet et qui peut dès lors se présenter comme la synthèse du meilleur des deux mondes : l’inconditionnalité d’un droit à la survie et la récompense de son activité sur le marché du travail. Les plus méritants seront rétribués en conséquence, socialement valorisés et l’inertie de la sélection ainsi construite se prolongera au travers d’une dynamique concurrentielle perpétuelle. C’est le mode de répartition capitaliste.
On se demandait comment ils allaient nous préparer à recevoir le mur porteur de leur contre-révolution. Cette inconditionnalité de misère. Nous y voici : le RSA qui fait travailler pour moins que le SMIC !
D’abord annoncé par Pécresse, avec l’idée de conditionner l’allocation à du travail non salarié en 15h par semaine , il est à présent repris par Macron, dernier candidat à s’être déclaré et déjà donné gagnant. Surenchère de challenger : pour lui ce sera une contrepartie de 15h à 20h par semaine ! SDF, chômeurs en fin de droits, précaires, cinquantenaires licenciés, victimes des conditions de vie ou de drames existentiels, personnes handicapées, cette grande collection des improductifs est directement instrumentalisée par cette mesure. Instrumentalisée parce que l’objectif n’est pas seulement de mettre au pas ceux qui sont mis au ban de la production (double peine), mais bien d’instituer un contrat de travail en-dessous du minimum horaire.
Mécaniquement, les salaires vont progressivement baisser et les embauches au contrat-RSA grimper. L’autre effet marquant sera sans doute le travail forcé pour les démissionnaires exclus du droit au chômage par les conditions inatteignables mises en place en 2021. En somme, toujours plus d’allocataires viendront s’ajouter aux 1.95 millions déjà existants. Enfin, ces heures de travail créées (160 millions environ) viendront se soustraire à celles des travailleurs déjà en activité et remplacer les vrais contrats !
Dresser les corps pour discipliner le corps social
De la même manière, l’invention de la jeunesse dans le monde du travail avait pour but de contenir puis d’inverser la courbe de progression des salaires. Après-guerre, le salaire d’embauche des enfants d’ouvriers entrant sur le marché du travail était en croissance continue, de sorte qu’il n’était pas si éloigné de celui de leurs parents. Cette dynamique ascendante du travail sur le capital a eu pour effet d’entraîner tous les autres salaires à la hausse. C’est ce qu’il fallait briser. Dès les années 1970 (1977 et le « pacte pour l’emploi jeune » de Barr) la bourgeoisie s’y attèle dans le cadre d’une politique de « désinflation compétitive » actée en 1983 et prolongée en 1984-1985 (construction du grand marché commun ; déréglementation financière menant aux privatisations). Plus simplement, c’est la conversion de la France au principe de mise en concurrence internationale des travailleurs, à commencer par celle des jeunes, ayant pour effet direct la baisse drastique des salaires.
Puisqu’il y avait « le péril jeune » il fallait inventer le problème jeune : celui d’un « chômage des jeunes », pure construction statistique reposant sur un calcul biaisé ne prenant pas en compte la jeunesse scolarisée (confusion construite en taux et poids du chômage). Résultat ? De plus en plus diplômés, les jeunes sont de moins en moins qualifiés, c’est-à-dire de moins en moins bien payés. Au point que le SMIC est à présent vécu comme la norme, voire comme une rétribution enviable.
Ce moment fondateur de 1977 est la genèse de la phase d’insertion nécessitant de constamment faire ses preuves. Conditionnée aux 16-18 ans à l’origine, elle a été étendue dans les années 2000 aux trentenaires diplômés avec Rocard et Jospin. Aujourd’hui, de 16 à 35 ans, le CDI standard, soit le vrai contrat de travail encadré par de vrais droits, est un luxe. Les mesures spécifiques en direction de la jeunesse l’ont raréfié, transformant des postes pérennes en « contrat emploi solidarité » ou « jeune », stages, « volontariat » du service civique de Sarkozy, ou mesures accompagnées de la multiplication des CDD, intérim, CDI-projet ou chantier. Tout ce paquet de bizarreries a eu pour effet de dégrader les droits liés à l’emploi, normalisant le sous-salaire et le sous-contrat, jusqu’à les faire passer pour des opportunités. Faute de mieux.
L’idée même du RSA jeune, empoignée par la droite comme la gauche libérale au sortir des confinements, parce que les images de la pauvreté étudiante ont notamment fait le tour des médias, s’inscrit dans cette trame. La contrepartie se place ici dans son accessibilité : avoir travaillé deux ans à temps plein dans les trois années précédant la demande !
On parle ici de la parfaite symétrie avec la phase d’après le travail du retraité, ancien productif vivant désormais des cotisations non consommées. Là où la conception d’origine mettait en avant la poursuite du meilleur salaire, le retraité est devenu l’improductif affecté à la solidarité intergénérationnelle, cette autre facette de la solidarité bourgeoise installée dans les années 1980. Il est tout juste bon à garder les enfants des productifs. À scruter les programmes des poulains de la bourgeoisie, on ne peut pas être surpris de leur cohérence de vue. Leur universalisme est celui du minimum. D’ailleurs, l’autre promesse du candidat En Marche le dit bien. La suppression des régimes spéciaux des retraites (après les cheminots, la RATP et EDF) vise certes l’homogénéité, mais par un nivellement vers le bas du calcul des pensions, au lieu d’un alignement sur les valeurs hautes.
Duplicité des valeurs bourgeoises
C’est bien la logique victimaire qui préside à toutes ces mesures. Car la solidarité capitaliste dépossède sciemment l’individu de son statut de producteur souverain de la valeur, avec ou sans emploi, et impose les phases mutilantes du temps hors travail : l’avant travail de l’insertion, l’après travail de la retraite, l’entre deux des fainéants. Ainsi, détacher le jeune travailleur de l’idée qu’il est légitime à vivre de son métier et inscrire dans le droit le non-droit au salaire à la qualification, c’est construire l’acceptation sur le long terme qu’il vaut mieux un job, n’importe lequel, plutôt que rien. Surtout dans un contexte de pénurie d’emplois.
Ils nous tordent et nous distordent par les mots du verrouillage idéologique et de la récupération symbolique. Ils ont en effet leur propre solidarité, leur propre mode de répartition, leur propre vision de l’Homme et de l’universalité. Ces mots sont le reflet de l’idéologie accompagnant la reproduction d’un système par son extension. Ils forment un appareillage langagier qui corsète notre puissance d’agir. Parce que la classe qui a conscience de sa capacité à organiser la société est en mouvement pour conquérir sa souveraineté.
Détacher le jeune travailleur de l’idée qu’il est légitime à vivre de son métier et inscrire dans le droit le non-droit au salaire à la qualification, c’est construire l’acceptation sur le long terme qu’il vaut mieux un job, n’importe lequel, plutôt que rien
Martin Parr, New Brighton, England, 1983 (Magnum)
C’est pourquoi, de notre scolarité à notre mort, nous sommes habitués à ces infra-emplois aux droits inférieurs. Du stage à l’auto-entreprenariat en passant par le CDD, tous sont amputés d’un ou de plusieurs attributs du vrai emploi : le salaire à la qualification du poste, la protection totale du code du travail, la cotisation au régime général. Ce retour aux salaires payés à la tâche est paradoxalement rendu désirable par cette promesse de « flexibilité », de souplesse dans le temps de travail : l’illusion du choix. Celui-ci, envisagé par toute une génération tentant de redonner du sens à ses activités, n’est toutefois qu’une chimère dans le cadre d’un marché concurrentiel et instable. Au contraire, le salaire à la qualification personnelle, qui ne rétribue pas selon l’activité réelle mais en vertu d’une conception de ce que doit être l’Homme dans la société, assure stabilité et souplesse des trajectoires individuelles. En plus de rendre crédible la souveraineté des producteurs sur leurs affaires.
Dans le préambule de la constitution de 1946 reprise par la constitution de 1958 il est dit « tout être humain qui, en raison […] de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Voilà l’un des grands principes issus du rapport de force que nos aïeux ont su construire contre la classe qui, aujourd’hui, est à l’offensive. Principe incarné par des institutions réelles se déployant contre la fausse solidarité capitaliste, ce mode de répartition méritocratique, l’universalité du minimum et la vision mutilée de l’Homme.
Un contexte générateur de fausse conscience
Quand on sait que 25 % des travailleurs les plus pauvres sont morts avant 60 ans, le recul de l’âge du départ à la retraite se résume à tuer pour économiser ! C’est la proposition de Macron, de Pécresse et Zemmour (65 ans), alors que Marine Le Pen, retenue par sa « fibre sociale », propose 62 ans.
Le contrat-RSA envisagé par Pécresse et Macron, lui, soit ce revenu universel inconditionnel mais « mini mini mini », aura pour conséquence de baisser les salaires, d’augmenter les prix (inflation due à la garantie d’un minimum), de réduire nos droits et de marginaliser la sécurité sociale. Il isolera le travailleur, le fragilisera (comment trouver un logement avec un tel contrat ?) et, en définitive, le déresponsabilisera par sa mise sous tutelle (Cf. Échec ou puissance invisible). Rappelons qu’être sans poste c’est travailler à en trouver un ; c’est s’engager de multiples manières non reconnues par l’emploi capitaliste dans la société ; c’est réinjecter directement dans le circuit marchand ses allocations parce qu’on n’a pas de quoi se permettre d’épargner ou de boursicoter.
Les chiffres parfois sont d’un grand secours : le RSA coûte 12 milliards d’euros, soit 0,5% du PIB. L’évasion fiscale, elle, coûte 100 milliards d’euros, soit 3% du PIB que l’on ne reverra jamais !
Évoqué au début, le virus du cavalier solitaire, inoculé par le discours idéologique dominant et incubé par des méthodes de contrôle issues des institutions de la solidarité publique, est ce qui nous coupe de nos collectivités d’intérêt. Celles qui fondent notre conscience de classe. La sécurité sociale est de fait doublement plongée dans la crise, et avec elle la perspective de la généralisation du salaire à la qualification personnelle, ou salaire à vie, à envisager comme droit politique dès la majorité citoyenne. Si le désir général de résorber les inégalités progresse (10 % des héritiers les plus riches détiennent la moitié de l’héritage total, tandis que 50 % des plus pauvres n’ont rien), tout nous pousse à nous replier sur la famille, la bande ou le réseau privé, afin de sécuriser nos trajectoires de vie.
Otto Bettmann Archive
En se faisant cavaliers errants, nous devenons les complices des politiques libérales de droite ou de gauche. Au lieu de préférer la réponse collective visant à assurer les besoins vitaux de la majorité, on se met à envisager subrepticement l’enrichissement personnel par la rente et l’exploitation. Notre horizon devient alors celui de la coterie bourgeoisie. Du clan arriviste assurant sa survie par la sélection du parcours initiatique fonctionnant à l’accumulation des preuves de son mérite et de ses vertus. Macron a d’ailleurs traduit explicitement cette fausse conscience : « il faudrait que plus de jeunes veuillent devenir milliardaires ». Comme si, pour devenir oligarque, il suffisait en définitive de travailler durement et d’étudier avec acharnement. Et Dieu reconnaîtra les siens !
L’élection : la sélection des chefs
« Pour apprendre à maîtriser les autres classes sociales, le bourgeois doit apprendre à supplanter ses concurrents de la bourgeoisie ». (Clouscard, Le capitalisme de la séduction, p. 65).
Tout son apprentissage, fonctionnant sur le mode de la promotion mondaine, le prépare à son intégration et à sa participation à la gestion du système, au détriment des congénères les moins doués. Alors, de nouveaux leaders capables d’être à l’initiative des mesures brutales souhaitées devront surgir d’une sélection équivalente, celle des élections. En fait, la « sélection naturelle » opérant au sein même de l’espèce bourgeoise se prolonge par candidat interposé. Le but étant d’assurer une reproduction matérielle et idéologique de classe par le biais des fondés de pouvoir les plus efficaces, calibrés à leur image. En d’autre terme, la bourgeoise trie et choisit les meilleurs éléments du jeu représentatif, tout en préservant la cohésion de son camp.
L’exemple le plus éclatant est cette opposition des figures entre d’une part Bolloré soutenant Zemmour et de l’autre le tandem Bernard Arnaud – Eric Drahi soutenant Macron. Marine Le Pen, elle aussi, est accompagnée de son sauveur, proche de la macronie (l’argent n’a pas de couleur) : Laurent Fouchet, homme d’affaire entré dans les bonnes grâces de potentats africains en devenant même ambassadeur de Centrafrique et homme à tout faire d’oligarques d’Asie centrale (Kazakhstan) réfugiés en Europe, qu’il n’hésitera pas à escroquer. Celui-ci a, en 2017, parachuté 8 millions d’euros subtilisés dans les caisses d’un RN financièrement en difficulté, sans craindre l’Elysée et son service anti-blanchiment. S’appuyant sur leurs empires médiatiques, leurs réseaux de copinage intriqués et leurs réseaux de financement ancrés dans la Françafrique, les puissants soutiens font la campagne !
Macron souhaite l’extrême droite car elle lui permet de devenir ce démocrate rassembleur et salvateur lui garantissant la victoire par la vertu du vote utile
Otto Bettmann Archive : A man lights a fellow worker’s cigarette as they take a break on a Chrysler Building gargoyle
Il y a donc un engendrement réciproque des candidats. Pour les électeurs, il ne s’agit pas de choisir puisque la classe dirigeante balance actuellement entre une représentation d’extrême centre se voulant pragmatique (Macron), de droite classiquement réactionnaire mais obligée de reprendre des éléments de langage de l’extrême droite (Pécresse), et d’extrême droite nationaliste ou identitaire (Zemmour ou Le Pen). Dans cette logique, Macron n’est pas le moins pire puisqu’il produit et renforce constamment l’extrême droite, tandis que, par sa montée, celle-ci légitime la politique de Macron. Celui-ci souhaite l’extrême droite car elle lui permet de devenir ce démocrate rassembleur et salvateur lui garantissant la victoire par la vertu du vote utile. Et la plus-value du prestige antifasciste. Là encore, faute de mieux.
Dans les faits, et c’est une banalité de le dire, sur l’échiquier des étiquettes, gauche et droite (ou extrême centre) s’accordent sur les politiques économiques à mener (citons la loi travail I ou le CICE sous Hollande), sur les politiques migratoires (la déchéance de nationalité de Hollande), les mesures répressives (l’État d’urgence permanent, là encore initié par le PS) et les directions électorales du vote utile contre l’extrême droite ! Ce qui fait tout de même absolument tout. Leur tempérance affichée ressemble beaucoup à l’opportunisme des affaires : ils font bloc (bourgeois) autour de leurs intérêts.
Il n’y a qu’à voir le tout récent McKinsey Gate pour s’en convaincre : l’État conseillé par des cabinets privés à hauteur d’un milliard (minimum) afin de mettre en œuvre ses politiques publiques, remplaçant ouvertement la délibération classique entre législateurs et représentants syndicaux par la norme de gestion des conseils d’administration d’entreprises. Ou, dans son sillage, le Rothschild Gate : sur les revenus évadés à l’étranger de Macron et le système de « fraude fiscale légale » appuyé par Bercy qui lui a permis ce tour de passe-passe via trusts et paradis fiscaux. Fauche et magouille définissent le métier de bourgeois : commerçant véreux !
En conclusion : dépasser le clivage gauche / droite
Définitivement, le clivage gauche / droite est plus inutile que jamais. Il n’interroge pas le cadre, neutralise l’analyse, trompe nos boussoles et n’offre de fait aucun devenir alternatif. Il brouille plus qu’il n’éclaire. Ce qu’il faut envisager dans la situation actuelle, c’est le point d’appui des luttes concrètes en plein essor depuis les Gilets Jaunes et la fin des confinements (Cf. Échec ou puissance invisible et À bout de souffle ?). Constatant le potentiel de nos réalisations passées, il est évident qu’étendre la souveraineté des citoyens sur la production est le réel enjeu. Un enjeu démocratique qui passe par la prise de pouvoir consciente sur les lieux de travail, non par une élection peinant à mobiliser malgré un appareillage « civique » culpabilisant. La présidentielle de 2017 a légitimé Macron avec seulement 20 743 128 de français (30 % de la population) cherchant, pour beaucoup, à faire barrage, et avec un taux d’abstention record depuis 1969 (plus de 25% des inscrits). La démocratie représentative du parlementarisme est réellement en crise !
La question est donc : comment faciliter le processus de conquête de la responsabilité économique ? Ou quelle dynamique est susceptible de redonner de l’espace et du temps au mouvement social ?
Elle en appelle une autre : Comment faire plier l’illusion du « par en haut » au profit du « par en bas » ? Ou comment assujettir le « je ferai » du président au « nous faisons » du mouvement social ?
Il y a la possibilité conjoncturelle de s’adosser au réformisme, aussi timoré soit-il, face aux rois de la réforme. Car si tout est mini dans les programmes, celui de la France Insoumise / Avenir en commun ne déroge pas à la règle. Il ne revient même pas aux logiques fondatrices de 1946 (Cf. Premières parties de l’article). Force est de constater qu’il est toutefois le plus radicalement défensif dans la période. Le mieux construit et le plus cohérent aussi. Qu’il est effectivement le strict minimum mais qu’il peut potentiellement, de par sa dynamique, améliorer les conditions de vies de millions de personnes et aider à reprendre le chemin de l’offensive. Ce qui implique de voter en connaissance de cause pour ne pas tomber des nues ; pour ne surtout pas alimenter une nouvelle fois l’amertume d’une déception.
C’est-à-dire en ayant conscience que, dans ce cadre, la bonne gouvernance est un leurre et qu’une dynamique populaire puissante (de toute manière indispensable) ne devra pas rechigner à faire pression pour qu’un Mélenchon respecte ses engagements minimums. Sans toutefois négliger le fait qu’un besoin urgent de freiner le rythme des destructions sociales agite la société. Éconduire le champion réformateur qu’est Macron s’avère être la bataille à mener dans l’immédiat, à défaut de pouvoir compter sur un mouvement structuré en capacité de porter une alternative de rupture politique et économique.
On le voit aujourd’hui, un bloc bourgeois large fait barrage à la France Insoumise, médiatiquement et politiquement. La droite, le centre, les verts de Jadot et les sociaux-libéraux de Hidalgo (jalousie des gauches dans la préparation aux législatives) attaquent à toute occasion son représentant. Tout est fait pour que Mélenchon, qui talonne Marine Le Pen dans les sondages, ne parvienne pas au second tour. La classe dominante sait que Le Pen est la carte gagnante de son favori, tandis qu’elle sent que derrière Mélenchon, une lame de fond potentiellement beaucoup plus dangereuse risque de déferler sur les berges de ses intérêts.
Briser l’éternel scénario avec la présence de Mélenchon, au moins au second tour, serait donc l’occasion d’approfondir un espace propice aux discussions de fond.
Briser l’éternel scénario avec la présence de Mélenchon, au moins au second tour, serait donc l’occasion d’approfondir un espace propice aux discussions de fond. De créer un contexte plus favorable à la visibilité et à l’emparement par la population des thèmes sociaux et stratégiques de notre camp. Ce début, cette impulsion, permettrait sans doute au mouvement social de sortir de la stupeur, de retrouver ses marques dans l’espérance et d’agir pour aller plus loin que le programme actuel de la FI. En se posant donc nécessairement comme la menace face à tout gouvernement, même bien intentionné. Mais encore comme le pôle de résistance principal au patronat, aux bureaucrates d’état (parlementaires et haute fonction publique) et aux grands médias, qui ne manqueront pas de mener une guerre farouche à toute initiative vaguement redistributive. Parce qu’ils ne lâcheront jamais rien de leur position hégémonique sans le rapport de force visant à construire la souveraineté des citoyens-producteurs sur le travail.
Alaoui O.
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