Témoignage d’un refus de la lutte des places

Témoignage d’un refus de la lutte des places

Je ne suis plus « Parisienne ».

Ce titre que je n’ai jamais vraiment accepté, finalement. 
C’est quand mes illusions ont commencé à se désagréger au contact de la réalité, de mon quotidien, que je me suis sentie pouvoir maîtriser mon existence.
Je suis fatiguée du milieu artistique parisien. Il est morne, lisse et convenu

Tout se ressemble.
Tout le monde essaie de se démarquer de son voisin pour mieux se fondre dans un cercle restreint où la petite différence fait norme.

J’ai du dégoût pour les « industries » que j’ai côtoyées dans les soirées en espérant y appartenir un jour : celles de la musique et surtout du cinéma.
Du dégoût aussi pour les institutions auxquelles j’ai essayé d’appartenir : celles de la danse et surtout du théâtre.
Car voilà ce qu’est l’art en France aujourd’hui : des industries et des institutions dirigées par ET au profit des bourgeois. 

En leur sein, tout le monde souhaite profondément être spécial et se démarquer en produisant du rien. 

Il faut se réunir dans des soirées mondaines mais sous couvert de « cool » ou « d’underground ».
Il faut avoir un profil Instagram attractif et des milliers d’abonnés pour exhiber son « talent » et sa singularité.
Il faut faire des photos et encore des photos, avec toujours les mêmes photographes eux-mêmes dotés d’une grande visibilité. Leur légitimité absolue dépendant du nombre de leurs followers. Et plus il y en a mieux c’est.
Il faut toujours nourrir son narcissisme pour continuer d’exister, d’être visibles. Vivants (mélange pluriel singulier) aux yeux d’une foule d’inconnus.
Il faut aller dans les mêmes magasins et adopter les mêmes codes vestimentaires. 
Il faut lire les mêmes bouquins et écouter les mêmes podcasts. Et surtout aller dans les cafés pour donner son avis forcément « unique » sur tout et n’importe quoi, en déboursant six euros pour une boisson pas folle, dans un lieu rongé par le « m’as-tu-vu ».

Le rêve, 1940

Quand je passe à côté de ces terrasses, je me sens toujours profondément mal à l’aise. 
J’ai la sensation que la société capitaliste dans laquelle nous vivons a fini par s’insinuer dans tous les milieux pour créer des monstres de narcissisme névrotique (ou juste l’un ou l’autre) qui se retrouvent à être majoritaires dans les « cercles » artistiques. 

Il y a les requins et il y a les naïfs. Tous surnagent dans la lutte des places.

Ceux que j’appelle « les requins » sont les leaders maîtrisant les codes puisqu’ils sont le plus souvent issus de milieux sociaux ou la sélection fait loi. Ils ont une facilité à se placer parce que dès leur enfance ils ont été habitués à prouver qu’ils sont les plus aptes à diriger, ou tout du moins que leur place est méritée. Ils maîtrisent l’art de la synthèse car eux-mêmes sont synthèse. 
Ils maîtrisent le « cool », le « contestataire », pour parfaire leur opportunisme, humaniser leur penchant pour la domination. Ils sont calibrés pour. Ils sont les meilleurs éléments.

Quant aux « naïfs », ce sont ceux qui doivent apprendre les codes et apprendre à s’affirmer aux côtés des requins, sous leurs ordres, afin de devenir légitimes, eux-aussi, mais en passant par un chemin bien plus ardu. Le chemin initiatique du mérite. Eux doivent prouver plus et se conformer aux règles d’un jeu de la représentation qu’ils ne connaissent pas.

Je ne souhaite faire aucun raccourci. J’utilise ces termes car c’est comme cela que j’ai vécu, dans ma chair, les choses. 
Pour être sélectionné, et donc travailler, être vu, se sentir appartenir à ce monde et être doté de la bonne étiquette, il faut passer du stade naïf à celui de requin. 

Je suis fatiguée de chercher à être reconnue, de chercher à être désirée pour qu’enfin on m’adoube du titre absolu. 
« Artiste »,  « comédienne ».
Je n’en peux plus de sentir mon corps fatigué et mon esprit angoissé à seulement vingt trois ans. 
Je suis fatiguée de n’avoir de l’énergie que pour régler une myriade de problèmes imposés. 
(C’est drôle que myriade soit un nom féminin)
Tout ça pour « réussir ». 

Mais ai-je vraiment envie de réussir pour et avec ces gens-là? 
Résolument, non. 
Je veux être utile et reconnue par les gens en dehors de ce système de promotion sociale. 
Qu’ils soient artistes ou boulangers, ouvriers, jeunes étudiants ou mères au foyer… 
C’est ça qui me semble absolument essentiel. 
Je voudrais décentraliser tout cela. Décentraliser mon désir. Le déporter dans le réel.
Parce que j’en suis certaine maintenant : ce n’est pas à Paris que tout doit se passer. 

Et maintenant, il y a des bourgeois qui mettent en scène Pasolini. Quelle ironie !
Dans son Manifeste pour un nouveau théâtre, Pasolini fait là une véritable déclaration de guerre à la culture bourgeoise. Pourtant, je ne suis pas certaine que tous ces artistes associés à de grands théâtres nationaux, qui lisent ou montent du Pasolini, aient vraiment lu ou compris le sens même de ce manifeste.
Je parle de Pasolini mais je peux aussi parler de Frida Kahlo que j’admire pour ses positions politiques, son courage, ses peintures et ses écrits, et qui est devenue une égérie attrayante ou « cool », toujours pour faire vendre. Elle est devenue une image de marketing, une image surexploitée au profit du réflexe consumériste. Alors que cette femme, ouvertement communiste et engagée dans la lutte des classes, disait elle aussi « détester l’art fait par et pour les bourgeois » .   

Et il y a encore tellement d’exemples d’inversions du réel.

Le marxisme redonnera la santé aux malades, 1954

Je peux aussi parler de tous ces metteurs en scène renommés qui montent du Pirandello dans ces prestigieux théâtres, bien que cet homme était un fasciste convaincu, proche de Mussolini. 
Ces auteurs (Pasolini et Pirandello, deux hommes que tout oppose), sont mis en scènes dans un même espace (les institutions théâtrale aux mains l’élite culturelle) sans que soient interrogés leurs horizons politiques, leurs visions du monde. Tout est neutralisé sous couvert de faire de « l’art ». L’hypocrisie de ces institutions est totale. Le fond ? Qu’importe.

Est ce que mes convictions et donc mes écrits et mes désirs sont déterminés par ma condition sociale et par ma précarité ? 
Résolument, oui. 
Je pense que le préciser est important, même si cela semble évident. 
C’est justement cette condition (en plus du fait que je sois une jeune femme) qui me pousse à être lucide. Paradoxalement, c’est cette place que j’occupe au sein de la société qui me fait me sentir toute petite et illégitime à penser un nouveau cadre. 

Quand je suis revenue à Strasbourg après ma prise de conscience parisienne, je me suis sentie démunie. 
En ayant quitté Paris, j’avais la sensation d’enterrer toute possibilité de carrière.Tout me semblait petit, ennuyeux et vide de sens. 
La seule chose qui semblait pouvoir réinsufler du sens dans cet échec, prolongeant la promesse déçue d’une carrière, était le Théâtre National de Strasbourg. Écrasante institution trônant lourdement place de la République, sa programmation et ses affiches sont partout. Comment ignorer ce fleuron culturel de la bourgeoisie ?

J’ai bien tenté de me persuader ainsi : « si déjà tu as quitté Paris, passe au moins ce concours, ça ne te coûte rien ». 
Et bien si. Cela coûte 76 euros et sa santé mentale.
J’ai bien essayé de choisir un des textes proposés (toujours les mêmes auteurs) et de finaliser mon inscription, mais je n’y suis pas parvenue car l’angoisse et l’inconfort prenaient le dessus. Cet inconfort particulier qui émane d’une contradiction : celle de savoir que l’on se force à faire quelque chose contre ses principes, sa morale, ses profondes convictions, sa classe sociale, et que l’on va pourtant faire car « nous n’avons pas le choix pour réussir ».
Alors j’ai implosé et j’ai décidé que c’était terminé. 

Finies les Écoles Nationales. 
Finies cette illusion et cette bataille pour être une des « élues » de l’élite culturelle. 

Les deux Frida, 1939

Je veux avoir le choix de pouvoir faire les choses en adéquation avec ma classe sociale (tant instrumentalisée et méprisée par ce milieu), même si cette société nous fait croire que le travail acharné, jusqu’à s’oublier pour avoir « une grande carrière », est la seule issue à la précarité. 
Elle nous fait croire, aussi, qu’il faut toujours être plus grands, plus forts, toujours plus originaux et différents des autres. Avoir sa propre image de marque. Se vendre. 
Pour toujours plus coller à cette société individualiste et capitaliste ; à l’industrie et à l’esthétique décidée par le marché.

C’est la seule chance de « réussir ».

La promesse néolibérale de « l’accomplissement de soi » et de la « carrière dans le domaine qu’on aime » n’a pas été tenue pour moi. Pire, elle a failli me perdre complètement. 
Je pense souvent que j’ai été « lobotomisée » par le néolibéralisme et que mon « syndrome de l’imposteur » (encore un symptôme qui nous vient tout droit de la méritocratie bourgeoise) m’empêche non seulement de me sentir légitime sans l’aval de ses institutions et des « gens du milieu », mais me culpabilise au point de me faire sentir illégitime à devenir simplement artiste ou militante. 

J’ai grandi et évolué au sein même de ce modèle et Paris fut la dernière pierre posée à l’édifice de mon immense illusion. Celle qui le fit s’effondrer tout entier. 

À moi de retrouver un sens au milieu des gravats.

Anonyme

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