Par jEAN-mARC gHITTTI, Aux Éditions Kimé
Voici un grand livre de philosophie !
Vous prenez peur et vous vous dites spontanément : “ce n’est pas pour moi !” Détrompez-vous, ce n’est pas un livre réservé aux professionnels de la philosophie, il suffit « d’avoir faim »[1] de Simone Weil et d’avoir repéré, au hasard de nombreux articles, combien à notre époque sur des sujets comme l’éducation, les luttes sociales ou la guerre, elle est une référence.
L’écriture claire, précise, et la méthode rigoureuse de Jean-Marc Ghitti nous permettent de suivre pas à pas la philosophe dans les lieux où elle a vécu. En mettant en correspondance sa biographie, les éléments vécus et ses écrits, il caractérise ces lieux comme des matrices inspirantes, car Simone Weil vit en cohérence avec ce qu’elle pense, et elle pense ce qu’elle vit. Disparue, elle est toujours présente et J.-M. Ghitti retourne sur les lieux en questionnant notre actualité : que reste-t-il du passage de Simone Weil ? Les problématiques soulevées par la philosophe sont-elles toujours d’actualité, ou l’œuvre philosophique répond-elle aux questions de notre temps ?
Que nous donne à voir J.-M. Ghitti sur la personne de la philosophe ?
Une femme libre, volontaire, dont la marche mystique en quête de vérité, dans cette première moitié du XXème siècle, la qualifie d’Homo Viator[2] décliné au féminin. C’est librement qu’elle choisit ses compagnons de route : la solitude, la pauvreté, le malheur et la maladie.
La solitude car elle a besoin d’écrire en permanence, de coucher dans ses cahiers ses pensées, sur son travail d’enseignement de la philosophie, sur sa participation syndicale, sur la condition ouvrière, sur celle des paysans, sur les totalitarismes qui partent à la conquête de l’Europe, sur sa foi…
La pauvreté découle de son indifférence aux conditions matérielles de son existence : elle habite de petites chambres non chauffées, elle distribue son argent. [3]
Le malheur, si ce n’est pas le sien, c’est celui des autres car le malheur est inséparable d’une condition humaine qui prend en compte l’existence des humiliés, des petites gens, des ouvriers, des colonisés.
La maladie marque très tôt un corps fragile, rendu vulnérable par son anorexie. Son état de santé s’aggrave avec la tuberculose. Mais faut-il comprendre qu’elle « paye » d’une partie de sa vie chaque vérité atteinte ? Car, opiniâtre et audacieuse, elle franchit le pas de sa condition sociale pour expérimenter ses intuitions philosophiques au mépris des conditions d’existence, dépourvues de tout confort matériel.
Une note de lecture n’est qu’une note de lecture !
Ce personnage libre accouche d’une pensée non dogmatique, qui ne se moule dans aucune des idéologies du XXème.
Un mot sur sa méthode : vérifier les intuitions par l’expérience. Éloignée d’une démarche uniquement théorique, Simone Weil partage sur le terrain la condition ouvrière, la condition d’ouvrière agricole, la condition de combattante dans la guerre civile espagnole, la condition de Résistante pendant la Seconde Guerre mondiale.
Sa participation à la vie ouvrière en usine n’en fait pas une marxiste : elle dévoile le machinisme comme moyen d’oppression, de servitude, de déshumanisation. Elle cherche moins à participer à la lutte des classes qu’à se battre contre l’injustice, se battre moins pour les conditions économiques et sociales de la personne humaine que pour lui permettre d’être reconnue comme une âme en tension spirituelle.
Elle dévoile aussi dès les années 30, au-delà des appels au nationalisme, au devoir de combattre les ennemis de la nation, la manipulation des masses au service des conquêtes territoriales et le culte du chef caractérisant le fascisme. En visite à Berlin, elle perçoit le totalitarisme hitlérien dès l’été 32 comme une manifestation de la force. Elle s’oppose à Trotsky sur la dictature du prolétariat car elle saisit toute la tyrannie bolchevique. Souvent proche de milieux communistes, anarchistes, socialistes, elle n’adhèrera jamais ni au bolchevisme ni au stalinisme ni au réformisme social basé sur le développement économique.
C’est aussi une philosophe qui se meut dans des contradictions qu’elle n’essaye pas de masquer : pacifiste, elle admet la nécessité de s’engager militairement. Elle prend part à la guerre civile espagnole où elle rejoint ses amis du P.O.U.M[4] dans la colonne Durruti. Elle n’y reste pas, non seulement à cause d’un accident personnel mais surtout parce qu’elle se confronte concrètement au désir de meurtre et aux actions meurtrières de ses compagnons. Son analyse ne souffre pas d’équivoque, pendant la guerre le rapport de domination à l’autre passe par les armes.
Indifférente au regard que ses contemporains portaient sur elle, Simone Weil ne prend pas en compte la gêne qu’elle provoque, combien elle « dérange ». A mes yeux, elle illustre ce précepte d’Emmanuel Levinas « l’Autre me dérange ». N’est-elle pas cet Autre qui dérange avec son exigence d’absolu ? Certains le reconnaîtront après son passage, ce fut pour eux une rencontre exceptionnelle dont ils garderaient la trace dans leur souvenir et dans leur existence. Ils nous orientent dans la bonne direction : laissons-nous déranger par Simone Weil. Par ses concepts comme « L’amour compassionnel », « la dépersonnalisation », son approche du désir, particulièrement à rebours des représentations actuelles.
Mort ou résurrection ?
Bulletin de décès : le 24 Août 1943, Simone Weil meurt au sanatorium d’Ashford, cachectique, tuberculeuse, seule.
Gardons-nous, devant une âme si noble, de tout réflexe vulgaire, de juger sa mort comme un échec, la défaite de l’héroïne de l’histoire. En continuité avec son être propre, n’est-elle pas indifférente aux conditions de sa propre mort ? Pouvons-nous en déchiffrer le sens à l’aide de cet aphorisme du mystique Angelus Silesius « Vers Dieu, je ne peux aller nue mais il me faut être dévêtue ».[5]
Simone Weil-Homo Viator poursuit son cheminement en empruntant les voies de l’Eternité, ce qui nous donne la grâce de la connaître, de la re-connaître, de dialoguer avec elle.
Bonne lecture et merci à Jean-Marc Ghitti.
Christiane Giraud-Barra (de Garrigues et Sentiers)
Notes :
- [1] Simone Weil disait que pour lire un livre il fallait en « avoir faim ». Notre temps provoque-t-il la faim de sa pensée ?
- [2] L’Homo-viator est une image religieuse et philosophique. Du point de vue religieux, elle signifie que l’être humain est un pèlerin en marche vers Dieu. Du point de vue philosophique, que l’être humain est un voyageur, en marche vers un dépassement de lui-même, être autre que ce qu’il est, au moyen de buts qu’il se fixe lui-même.
- [3] Hormis deux parenthèses heureuses dans son histoire personnelle, son séjour en Italie et sa vie à bord des navires qui lui feront traverser l’Atlantique pour aller à New York puis à Londres.
- [4] Partido obrero de unificación marxista – d’inspiration trotskyste et que Georges Orwell rejoindra (cf. Hommage à la Catalogne, 1938).
- [5] C’est moi qui ajoute le -e féminin !