Comment « faire payer au patronat la volonté de cette réforme  » ?

Comment « faire payer au patronat la volonté de cette réforme  » ?

se donner les moyens de gagner ensemble

« Frères humains qui après nous vivez, / N’ayez pas vos cœurs durcis à notre égard, / Car, si pitié de nous pauvres vous avez, / Dieu en aura plus tôt de vous merci. » François Villon, La ballade des pendus, 1489.

L’épitaphe que François Villon composa en prison pour lui et ses compagnons attendant d’être pendus sonne comme une adresse à notre classe. Dans sa ballade complète, il ne formule pas de demande aux hauts dignitaires ayant pourtant le pouvoir de les gracier (il le fut au final), mais directement à ses semblables et à Jésus. Dans le contexte contemporain de crises, de guerres et d’accentuation de la conflictualité sociale, ces paroles nous encouragent à dépasser la simple demande. Nous ne pouvons compter que sur nos potentialités pour défendre et développer le monde que nos aïeux ont commencé à édifier. Celui d’une souveraineté totale instituée par nos lois : celles des citoyens-producteurs sans qui la société s’effondrerait. Ainsi, Jésus est à comprendre comme l’image de l’avènement d’un sujet capable de s’emparer d’un déjà-là afin de prolonger l’œuvre de Dieu, soit l’œuvre collective. Cette idée se retrouve chez Jaurès : « c’est dans le prolétariat que le verbe de la France se fait chair »[1]. Autrement dit, l’expression concrète de la nation est le peuple laborieux uni dans une volonté collective. Et pour s’émanciper des maux qui l’accablent, pour éviter la pendaison haut et court, il doit maîtriser ce qu’il espère. C’est bien le droit à disposer de notre activité comme nous l’entendons qu’ils tentent de nous confisquer. Car Macron, les monopoles et la bourgeoisie veulent définitivement soumettre notre classe.

La légitimité des surgissements sociaux face à la leur

Pour « faire payer au patronat (celui des monopoles) la volonté de cette réforme » (Adrien Cornet, délégué CGT à la raffinerie de Grandpuits), puisque la faillite institutionnelle (électorale, constitutionnelle, parlementaire, médiatique, etc.) condamne toute possibilité de débat, il faut se coordonner en vue de constituer une force matérielle plus légitime que celle à laquelle nous nous opposons. C’est-à-dire celle qui assène, après avoir usé de tous les autres éléments de langage, l’argument du « président élu démocratiquement » (une victoire en négatif face au RN et qui lui autorise visiblement tout), en même temps que les 49-3 et les ordonnances, pour imposer sa légitimité se réduisant désormais au formalisme juridique creux du vote. Tout cela s’accompagnant d’un raidissement technique et policier particulièrement criant depuis le surgissement des Gilets Jaunes et la crise sanitaire dont la gestion fut déléguée aux experts (Conseil de défense sanitaire, cabinets de conseil, etc.). Ce qui en fait un pouvoir en crise, définitivement illégitime, pouvant toutefois encore se prétendre représentatif de la volonté des français par le simple fait qu’aucun contre-pouvoir structurant n’est pour l’instant en mesure de le remplacer. Nous sommes ainsi pris dans un moment paradoxal, frustrant, intenable, dangereux et à la fois plein de possibilités, avec une classe dirigeante ne parvenant plus à produire du consensus ni à diriger. La reproduction de la croyance en cet ordre politique est compromise, la promesse démocratique largement déçue.

Illustration de Roland Topor

Il faut donc, pour combler cette absence d’horizon commun au plus vite (au risque de voir advenir quelque chose de pire), travailler à la synthèse, à la réunion dans un mouvement commun, de l’esprit citoyen des Gilets Jaunes – la France des sous-préfectures, des ronds points et des pavillons, dont le taux de participation aux manifestations est plus élevé que dans les grandes villes du fait de problématiques nationales exacerbées (pénibilité, chômage, faillite des services publics, coût du carburant, …) – cristallisant le désir d’une souveraineté nationale face au cosmopolitisme bourgeois et à l’a-nationalisme d’une certaine gauche[2], de la conscience de classe héritée des organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier, et de l’élan alternatif des marges productives qui se matérialise par des associations ou des collectifs de précaires, de chômeurs ou d’activistes. La possibilité de faire céder la classe sociale (et d’abord au parlement. Cf. « Autopsie d’une réforme des retraites ») qui impose depuis 35 ans ses réformes dépend pour beaucoup de notre capacité à nous fédérer dans une grève active et politique motivée par une perspective commune : le travail libéré du chantage à l’emploi et la souveraineté populaire sur des institutions pensées comme l’émanation des aspirations sociales et culturelles de notre époque. Certes, il y a l’opposition parlementaire, les manifestations, l’opinion publique, les argumentaires que nous produisons afin d’augmenter la tension et de raffermir notre volonté, mais le véritable moyen de fracturer le camp d’un ennemi si résolu est d’ordre économique. La bourgeoisie ne pourra que désavouer des représentants de son pouvoir (même ceux s’illustrant magistralement par leur fanatisme à défendre ses intérêts) dépassés par une contestation qui parvient à asphyxier son économie, et donc l’objet de sa rente !

Il y a l’opposition parlementaire, les manifestations, l’opinion publique, les argumentaires que nous produisons afin d’augmenter la tension et de raffermir notre volonté, mais le véritable moyen de fracturer le camp d’un ennemi si résolu est d’ordre économique

L’idée qui doit nous animer est que la réforme n’est qu’un point d’appui, l’un des aspects d’un tout, et que le retrait ne suffit pas : Parcoursup et sa fixation sociale[3], la réforme des lycées professionnels réinstitutant le travail des enfants[4], la formation au détriment de l’éducation, la soumission de l’assurance-chômage à des décrets politiques statuant sur la durée des allocations, l’inflation comme exploitation détournée des travailleurs, l’augmentation des cadences et l’accentuation du contrôle hiérarchique, ou encore la politique de mise en concurrence avec les travailleurs étrangers et la multiplication des contrats précaires pour faire pression sur les salaires.

Nous savons défiler, apprenons à gagner

Si la grève générale d’occupation et redistributrice, instituant la gratuité des services essentiels, la démocratie en entreprise par des comités de travailleurs et de nouvelles institutions de la valeur (socialisée) par des comités économiques, est la perspective politique à construire, on ne pourra y arriver que par étapes. C’est-à-dire que nous devons articuler différents types d’actions pour élargir et permettre à chacun de s’inscrire dans une lutte reconductible : chômeur ou lycéen, métallurgiste ou employé de bureau, raffineur ou caissier intérimaire, indépendant (notamment l’ubérisé) ou petit patron. Tout le monde doit pouvoir agir concrètement au sein d’une mobilisation qui brasse très large, bien au-delà du noyau habituel des salariés du public ou des militants du mouvement social, mais avec la force d’organisation de ce dernier ! Toute l’épaisseur sociale du territoire doit être pris en compte.

  • Désorganiser la logistique du flux marchand par le blocage et l’occupation, des entrepôts aux ronds points névralgiques, en passant par les lieux de pouvoir (local politique, conseil d’administration, institution étatique, etc.)..
  • Organiser des grèves du zèle[5], des grèves tournantes ou perlées[6] dont les secteurs névralgiques (transport, énergie, éducation) seraient, de manière coordonnée, le fer de lance, et les autres, plus loin du front, des soutiens affirmés.
  • Créer des caisses de grève pour soutenir l’effort  dans la durée et rendre possible une mobilisation massive : un euro par militant CGT permettrait de dégager 700.000€ par mois. Imaginez alors la force que nous aurions si tous les syndiqués et les mobilisés (plus de 2 millions le 19 janvier) mettaient un euro par mois ! Cela constituerait également un premier pas vers la reconnaissance de la puissance d’une socialisation des richesses dans des caisses économiques gérées par les travailleurs.
  • À ces fins, la priorité est de recréer des lieux de cohésion sociale dans les salles des fêtes, sur les places, les carrefours de l’infrastructure, et principalement sur les lieux de travail (piquets de grève et tables d’information) afin de se former et de délibérer sur le meilleur moyen de s’organiser, de répondre à la répression (réquisitions, dispositifs policiers, etc.) ou encore de coordonner des actions à une échelle plus vaste.
Illustration de Roland Topor
De la démonstration de force au rapport de force

Majoritaires, nous devons à présent dépasser la démonstration de force des journées de mobilisation et de grève saute-mouton ou perlée (d’une semaine à l’autre ou toutes les deux semaines), trop espacées pour créer l’élan capable de nous redonner confiance[7]. Cela doit être l’objectif du premier temps de notre plan de bataille, car le gouvernement joue la carte de l’épuisement de la mobilisation et de la division des organisations. Par le « dialogue social » il va tenter de fracturer le front syndical et politique, dont les directions sont largement enclines à accepter des « améliorations » (aménagements à la marge) pour se préserver d’un potentiel embrasement risquant de contester leur propre pouvoir. Laurent Berger, représentant pour la CFDT, est le premier attendu sur la liste des déserteurs ! Une « démocratie apaisée », sa version de la conciliation en période de confrontation, c’est sa façon de ne jamais résoudre la contradiction capital/travail.

Illustration de Roland Topor

À l’inverse, ce que nous devons créer rapidement ce sont les conditions du rapport de force capable de contrer la minorité prête à tout pour passer ses projets (49-3, ordonnances, fake news médiatiques, répressions, etc.) et dont le représentant, ne jouant plus sa réélection, est déterminé à entrer dans l’histoire de sa classe[8]. La grève générale reconductible est ce levier que nous devons activer. C’est elle qui nous permettra de, non seulement, imposer le retrait de cette réforme, mais surtout de poser la question de l’organisation de la production et des grandes orientations de la société, pour que plus jamais de tels projets puissent être envisagés. Qui doit diriger ? Comment organiser le travail ? Que devons-nous produire, sous quelles conditions, à quelles échelles, en quelles quantités ? Comment distribuer et consommer les fruits de notre production ? Il s’agit de partir de partout pour converger vers différents échelons d’assemblées, base matérielle d’une volonté collective retrouvée. Cette organisation poserait de fait la question de la souveraineté sur le territoire et sur le travail d’un peuple de citoyens-producteurs.

Ce que nous devons créer rapidement ce sont les conditions du rapport de force capable de contrer la minorité prête à tout pour passer ses projets et dont le représentant, ne jouant plus sa réélection, est déterminé à entrer dans l’histoire de sa classe

Illustration de Roland Topor

La résignation des indifférents c’est l’art de ne jamais se mettre à dos l’Histoire : c’est le pari confortable que les dominants resteront dominants, sans pour autant contester la légitimité de la lutte des dominés. Quant à l’indignation, l’état de la protestation morale, elle ne suffit plus. Elle mène, au pire, à se contenter de la grève par procuration et, au mieux, à se rassurer par la donnée quantitative des journées de manifestation qui à la moindre baisse sera l’occasion pour le gouvernement de parler d’« essoufflement » et pour le citoyen de désespérer. À ce jeu moral et comptable, nous perdrons. Un modèle civilisationnel aussi radical ne nous donne pas d’autre choix que de contraindre la bourgeoisie par l’action collective, organisée, déterminée, en nous appuyant sur un système social (le régime général) qui porte les conditions de possibilité d’un travail libéré de la subordination patronale (Cf. Les allocs c’est du travail).

« La retraite nous fait apercevoir la possibilité d’un monde où les travailleurs, titulaires d’un salaire inconditionnel, sont libres, autonomes et responsables, souverains sur l’objet et des conditions de la production. » (Cf. Retraites : prenons le pouvoir).

Ensemble et non simplement côte à côte, partons tous en lutte avec ces vers : « Fais que l’enfer n’ait sur nous aucun pouvoir / N’ayons rien à faire ou à solder avec lui » (François Villon, La ballade des pendus, 1489).

Alaoui O.

Notes :


  • [1] Bruno Antonini, État et socialisme chez Jean Jaurès, Paris, l’Harmattan, 2004, pp. 220-240.
  • [2] Les Gilets Jaunes sont une donnée essentielle car ils constituent une grande part de la diversité sociale que le monde syndical traditionnel n’a pas su capter : petits patrons, employés de banques, d’entrepôt, d’hypermarché
  • [3] Visionner : https://www.youtube.com/watch?v=50HsFOUXlzg&t=1459s&ab_channel=LeM%C3%A9dia
  • [4] Lire le très complet article : https://www.frustrationmagazine.fr/reforme-lycee-professionnel/
  • [5] Consiste à exécuter le travail en appliquant à la lettre tous les règlements afin d’en ralentir le plus possible l’exécution.
  • [6] Affecte successivement les différents ateliers d’une usine ou services d’une entreprise de telle sorte que les effectifs ne soient jamais au complet et que les pertes de salaire ne soient pas trop importantes.
  • [7] Si une majorité de Français est contre cette loi (entre 60% et 80% selon les sondages), ils sont presque autant à penser qu’elle va passer.
  • [8] « Ce qui se joue, c’est mon autorité […] On ne reculera pas ». E. Macron, à propos de la réforme des retraites le 29 septembre 2022 : https://twitter.com/brevesdepresse/status/1575361630732435456

Une réflexion au sujet de « Comment « faire payer au patronat la volonté de cette réforme  » ? »

  • 21 février 2023 à 8h13
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    Je souhaite contribuer à cette revue. Je suis basé à Lille et prêt à la relayer auprès des travailleur.es de l art et de la recherche à Lille et les Hauts-de-France.

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