L’injustice sociale nuit gravement à la santé

L’injustice sociale nuit gravement à la santé

Ou un autre soin est possible

« [Cet homme révolté,] c’est un déséquilibré pour les normopathes puisque, pour être aussi sensible à l’injustice, à l’inégalité, à la non-fraternité, à l’abus de pouvoir, il est état-limite, c’est-à-dire un peu plus que névrosé. »[1]
- Jacques Lesage de La Haye

Nous avons peine à envisager le care dans le système actuel, nous avons même besoin d’avoir un mot anglophone, comme si le soin ne suffisait plus, ou bien seulement pour soi. Qu’en est-il du collectif ? Considérer un prendre soin éloigné de l’individualisme prôné par le capitalisme a des effets concrets sur les institutions qui s’emparent de la question de la santé, du social. En explorant en surface un cheminement tout à fait personnel, à partir d’un bout de l’histoire de la psychothérapie institutionnelle puis de l’émergence des centres de santé communautaire, nous allons (re)découvrir que d’autres trajectoires sont possibles.

« Il faut soigner l’hôpital avant de soigner les malades. »

« Il faut soigner l’hôpital avant de soigner les malades » : cette phrase nous parvient du mouvement de la psychothérapie institutionnelle, un mouvement issu de pratiques et réflexions dans le milieu de la psychiatrie pendant les années 40-50.

Un rapide historique

Des lieux et personnages emblématiques sont régulièrement cités, à l’instar de François Tosquelles, psychiatre catalan et révolutionnaire, qui fuit la dictature de Franco et est accueilli, comme de nombreux réfugiés politiques, à l’hôpital de Saint-Alban. L’hôpital est un haut lieu de rencontres entre résistants, poètes, philosophes, communistes… On peut y croiser Paul Eluard ou Frantz Fanon.

Pendant la guerre civile espagnole, Tosquelles œuvrait déjà à une transformation des principes de la psychiatrie, en embauchant par exemple des prostituées comme soignantes car “expertes du corps des hommes”. En France durant la seconde guerre mondiale, sous Vichy, de nombreux fols[2] meurent de faim dans les asiles. Une grande part de la population étant sur le front, la main-d’œuvre manque. Tosquelles ouvre l’hôpital et permet aux malades de prêter main forte dans les fermes. Le constat se fait que les fols, en participant au commun, vont mieux que quand èls sont enfermé·es. L’habituelle hiérarchie entre soignant·es et soigné·es s’estompe et de nouvelles relations peuvent advenir, plus dignes (même si toujours asymétriques).

Ces réflexions vont continuer à s’élaborer et se mettre en pratique dans l’après-guerre avec un autre duo régulièrement évoqué dans l’histoire de la psychothérapie institutionnelle : la clinique de la Borde et le psychiatre Jean Oury.

La clinique se définit comme « une expérience de collectivité thérapeutique » (Constitution de l’An 1, 1953). Une nouvelle effervescence intellectuelle jaillit de ce lieu. Il est dit que la psychothérapie institutionnelle fonctionne sur deux jambes : celle du freudisme et celle du marxisme. Il est clairement considéré que les conditions matérielles d’existence des personnes sont tout aussi importantes que les conditions morales dans la constitution de leur folie. Il faut, pour soigner, prendre en compte l’aliénation mentale et l’aliénation sociale.

Odilon Redon, L’araignée souriante, estampe, 1881.

L’institution psychiatrique prenant part à cette aliénation sociale, une importance est mise sur sa structure interne. Si l’institution veut soigner, elle-même doit être en bonne santé et prendre soin de son personnel. L’aspect démocratique de l’organisation du travail est alors primordial. Une polyvalence de la part du personnel est attendue, au-delà de leur diplôme : les personnes embauchées pour la cuisine ou le linge font partie intégrante de la fonction soignante, les personnes qui ont un statut de soignant participent au ménage, à la confection des repas. Les tâches de la vie quotidienne sont partagées. Une citation d’Oury revient souvent : « Si le directeur se prend pour un directeur, le médecin pour un médecin et l’infirmier pour un infirmier, il n’y a pas de raison pour que le fou ne se prenne pas lui-même à son tour pour un fou. » La psychothérapie institutionnelle tente ainsi de dépasser la logique normative des règles de l’établissement.

Au sein des hôpitaux se créent des Clubs thérapeutiques: des associations gérées par les patient·es, comme un à-côté de l’institution-mère. Par exemple, à la clinique de la Chesnaie, fondée en 1956, il existe un café et un restaurant tenu par les résident·es, ainsi qu’une salle de concert. Ces différents espaces offrent un passage, des échanges entre la clinique et la cité. Ça circule. Ces Clubs thérapeutiques ont inspiré la création des Groupes d’entraide mutuelle (GEM), des associations d’usager·ères de la psychiatrie, qui sont plus ou moins militants selon leur historique et localité. Ces GEM œuvrent généralement à une déstigmatisation de la folie, à un droit à la vie citoyenne.

Un modèle qui résiste difficilement

Toutes ces tentatives font émerger un dispositif pratique et réflexif autour du soin psychique qui se différencie de la psychiatrisation et pathologisation habituelles de la norme dominante envers ce qui est considéré comme déviant.

Mais comme toute bulle alternative qui cherche à promouvoir d’autres manières de travailler ou de vivre, des injonctions viennent perturber et empêcher son existence. Au fil des années, l’hygiénisme prend malheureusement le dessus et la liberté de ces institutions s’amoindrit. Les établissements doivent se conformer aux réglementations du code de Santé Publique. Par exemple, les locaux de la cuisine participative deviendront un self-service ; ailleurs, on impose un quota de postes infirmiers, au détriment de la présence de professions extérieures au milieu médical, ou encore des normes qui ne permettent plus l’usage d’un potager pour nourrir les résident·es sur place. Le lieu de vie alternatif à l’hôpital psychiatrique classique redevient un lieu de passage où l’on vient passivement consommer des soins, sans pouvoir y investir autre chose que sa maladie.

On peut évoquer aussi l’influence du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques, ou sous son nom raccourci anglophone le DSM, sorte de Bible de la psychiatrie classique. (C’est le DSM qui a l’époque inscrivait l’homosexualité comme une pathologie par exemple). Le DSM génère une pensée unique de la conception des souffrances psychiques. Qui plus est, ses liens avec les laboratoires pharmaceutiques tendent à favoriser une forte médicamentation. La perspective psychosociale est oubliée, silenciée.

Odilon Redon, A Edgar Poe (L’œil comme un ballon bizarre, se dirige vers l’infini), estampe, 1882.

En mars 2022, la Chesnaie, une des cliniques œuvrant encore à faire valoir la psychothérapie institutionnelle, est à vendre. Son propriétaire est le psychiatre chef qui part à la retraite. L’équipe soignante monte rapidement une association[3], ayant le projet de reprendre la clinique et la transformer en forme de SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif). Un écho dans la presse et des sympathisant·es les rejoignent, mais malgré les volontés de faire perdurer le modèle en s’appuyant sur un changement de ses statuts, le passage en force, dénoncé par l’association, du rachat de la clinique par une fondation privée se réalise.

La psychothérapie institutionnelle même dans son idéal reste un courant de la psychiatrie et doit être critiquée à cet endroit. La psychiatrie est globalement une institution violente du fait de sa tendance à la coercition et au contrôle social, les mouvements autour de l’anti-psychiatrie et les militant·es contre toute forme d’enfermement continuent à dénoncer ce système.[4]

Ce qu’on retiendra ici de ces expériences, c’est 1) l’importance mise sur l’analyse permanente et actualisée de sa propre structure, de ses dynamiques internes, de la composition de ses équipes professionnelles et 2) le contre-courant mis à l’individualisation du mal-être par les échanges réciproques entre le dedans et le dehors, vers une émancipation collective des soigné·es comme des soignant·es, où la question de « qu’est-ce que constitue le soin, la santé » est réellement posée et anticipée. Deux éléments que l’on retrouve aujourd’hui au niveau des centres de santé communautaire.

Un autre soin est possible

En 2014, la Case de santé à Toulouse est en lutte pour que l’ARS, Agence régionale de santé, continue à la financer[5]. Ce centre est à ce moment-là le seul en France et est reconnu pour son activité essentielle dans le quartier, à la fois pour les habitant·es et aussi pour la conception de la santé qu’il défend. Sous le prisme de la santé communautaire, la santé n’est pas uniquement l’absence de maladie : elle est le résultat de déterminants sociaux. La manière de se loger, de se nourrir, de travailler, de se socialiser, les violences subies en lien ou non avec des discriminations… Tous ces aspects de la vie quotidienne sont pris en compte au même titre que les soucis médicaux somatiques et demandent une équipe pluriprofessionnelle qui fonctionne de manière horizontale. « Aucun médicament ne soigne le fait d’être sans papier ou d’être expulsé de son logement. Pourtant ça rend malade ! » peut-on lire dans le texte de présentation de la Case de santé. La case est aussi un lieu de rencontres entre des personnes isolées partageant des préoccupations semblables ; à l’image des Groupes d’entraide mutuelle, divers collectifs émanent du centre (pour les étrangers malades, pour les usager·ères de drogue).

En 2016, le Village 2 Santé fait son inauguration dans la banlieue de Grenoble, après un long diagnostic pour appréhender le territoire et son histoire, les besoins et les souhaits du quartier et de ses habitant·es.[6] C’est leur centre de santé communautaire. Les habitant·es peuvent transformer l’institution. Il n’y a pas de salle d’attente dans le centre, mais une salle d’accueil où l’on vient boire un café même quand on n’a pas de rendez-vous, pour la convivialité du lieu. Ici, la figure du médecin ne fait pas peur, celle qui est habituellement « presque pire qu’un président » (une habitante) et qui, avec les travers de la médecine néolibéralisée, fait renoncer beaucoup de personnes aux soins. Pour rendre réel et effectif l’accueil comme premier acte de soin, les conditions matérielles et outils de travail de l’accueillant·e sont les mêmes que ceux du médecin : salaire égal, responsabilité partagée. L’outil de travail collectif, c’est le centre et chacun participe à sa gestion. Comme le dit un intervenant « on ne fait pas l’autogestion pour faire de l’autogestion », l’autogestion dans son idéologie permet une pratique accordée à l’idée fondamentale d’une santé qui regroupe au même niveau le sanitaire et le social.

Odilon Redon, Animaux au fond de la mer, peinture à l’huile, 1914.

Début 2023, un long article paraît sur les centres de santé[7]. L’ouverture de centres salariant des médecins semble aider à contrer le phénomène des déserts médicaux. Le terme  “communautaire” lié à la conception de la santé communautaire (reconnue par l’OMS) disparaît parfois, ou se confond avec un “centre communautaire” là où les pouvoirs publics préfèrent le mot “participatif”. Ces centres ne pratiquent pas forcément l’égalité salariale à 100 %. Le modèle reste précaire et sa financiarisation peu pérenne, certaines Agences régionales de santé ayant du mal à s’engager sur le long terme pour subventionner des institutions non rentables d’un point de vue capitaliste. Pourtant, les actes non facturés des accompagnateur·ices en soin social sont à voir sous l’angle de la prévention, et octroient un argument long-termiste pour faire des économies… Sans doute que des collectivités ont du mal à s’engager également auprès de ce qui leur apparaît comme du militantisme (pour nous, du bon sens), surtout à l’heure de la criminalisation de la pauvreté avec les lois Asile immigration et Kasbarian-Bergé. Ceci dit, lors du Ségur de la santé, la mesure intitulée « lutter contre les inégalités de santé » a promis la création de 60 “centres de santé participatifs”. Le Réseau national des centres de santé communautaire, dont la Case de santé et le Village 2 santé font partie, note l’importance de ne pas être dupe : « Nos centres n’ont pas vocation à être des solutions de proximité bas de gamme pour pallier un système qui accentue les inégalités sociales de santé »[8] et de continuer à demander des services publics de qualité.

A l’heure des attaques répétées contre nos conquis sociaux, les centres de santé communautaire sont une exemplarité pour penser à une Sécurité sociale généralisée. Se défendre contre la réforme des retraites oui, mais proposer un imaginaire où les besoins essentiels de chacun font partie prenante de notre santé collective, où chacun a de quoi se loger, se nourrir, s’occuper, se socialiser, se soigner… en se basant sur ce modèle, c’est encore mieux !

Le soin et le politique

On pourrait parler de pratiques alternatives car éloignées du modèle classique dominant, mais on peut surtout parler de pratique altératives, qui mettent en jeu autrui. « Politiser la relation de soin […] n’est pas seulement une exigence idéologique, mais un impératif subjectivement vital, indissociable de métiers dont la matière première est la subjectivité et la relation à l’autre »[9]. Ces pratiques altératives demandent de l’écoute (de soi, des autres), de l’attention minutieuse. « L’origine latine du « soin » trouve son sens dans l’idée de somniare en tant qu’action de soigner mais aussi et surtout comme intimement lié à celle de songer à, au sens de faire preuve d’attention. Le soin se réfère à une attention collective. »[10]

Les équipes soignantes, dans le médical ou le social, ont l’habitude des groupes d’analyse de leurs pratiques professionnelles, pour délier les affects qui se jouent dans toute relation et élaborer des postures justes. Dans ces séances où l’on discute avec un·e psy externe à l’institution de ce qui se trame dans le quotidien du travail, il arrive régulièrement que les problématiques liées à des situations d’accompagnement se fassent dépasser par des enjeux institutionnels (en lien avec la hiérarchie dans la boîte, de la dynamique des équipes, de la communication avec des partenaires, avec les financeurs…). Il serait sans nul doute nécessaire d’avoir des temps spécifiques dédiés à une analyse de l’institution en elle-même : « soigner les institutions des métiers de l’humain avant d’accueillir et d’accompagner les personnes concernées ».

Odilon Redon, Le cyclope, peinture à l’huile, 1914.

Basée sur de la psychosociologie appliquée et traversée par de nombreuses expériences dans les années 70, l’analyse institutionnelle qui sous-tend la psychothérapie institutionnelle et les centres de santé communautaire peut être pertinente dans toutes institutions, collectifs, organisations, celles où on travaille, celles où on vit, celles où on milite. Quelque chose qui laisse l’espace à l’auto-réflexivité, au doute, afin d’accueillir mieux, d’ouvrir son attention envers les personnes à qui on s’adresse, qui s’adressent à nous ; renverser un peu les relations hégémoniques liées aux savoirs, études, statuts, classes sociales, avec des outils d’éducation populaire critique et radicale. Où on se laisse transformer par l’autre et où on peut réellement parler de transversalité.

On retrouve des traces de ces idées dans le secteur de l’éducation et de la pédagogie, secteur qu’on peut considérer comme faisant partie du « prendre soin » autour de l’enfance. Avec la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury, les tentatives de Deligny, les Lieux de vie… Il y a aussi à aller s’inspirer du côté  des groupes d’auto-support, des formes de communautés moins institutionnalisées, où des personnes marginalisées défendent leur droit d’accès à des soins dignes, critiquent les inégalités de santé et se réapproprient des savoirs-faire adaptés. On pense aux Black panthers[11], aux usager·ères de drogue, aux mouvements de lutte contre le sida (Act-Up), aux féministes face à la gynécologie patriarcale, etc…

On retiendra ici la théorisation par Guattari, qui participe dès les années 50 à la fondation de la Borde avec Oury.

« Il s’agit d’une analyse en acte, dans la mesure où analyser les institutions, c’est introduire en elles de nouveaux rapports intersubjectifs, de nouvelles règles de fonctionnement, de nouvelles formes de vie. C’est lutter contre leur sclérose, contre leur fermeture, et œuvrer à une libération du désir porteuse de potentialités révolutionnaires » (V. Schaepelynck dans L’institution renversée)

L’analyse institutionnelle permet qu’une institution ne se fige pas en une structure oppressive voire répressive. Dans le monde du travail et dans le milieu militant, nous avons tous des exemples d’entreprises, associations, syndicats ou partis que nous désertons ou qui finissent par imploser ou exploser par manque de recul critique.

Les quelques apports exposés dans cet article, sur l’accueil de la folie, sur une perspective commune autour de la santé, où le politique s’incorpore dans le soin, nous amènent à des pistes pour fabriquer des structures émancipatrices pour tous·tes.

Camille P.

Notes :

Ces femmes debout qui font la France à venir

Ces femmes debout qui font la France à venir

De Debout les Femmes à Ces femmes qui tiennent la campagne, les travailleuses du lien comme avant-garde de la volonté collective

Le film Debout les Femmes de François Ruffin (2020) nous avait mis en vrac : nous sommes sortis de la séance pris d’émotions contradictoires. Entre stupéfaction et colère face à la violence d’un quotidien laborieux outragé, entre crainte et fierté d’appartenir au même camp social que ces guerrières de l’utilité sociale, nous avons été pris dans la chaleur d’un rapport particulier au temps et à l’espace. Sans doute qu’il est rare de voir s’ajuster des images aussi simples aux aspérités d’une réalité sociale aussi méconnue. 

Le documentaire retrace le courageux mais désespérant travail parlementaire du député insoumis pour améliorer les conditions de faisabilité des métiers de ces travailleuses du lien (aides soignantes et agents de service hospitalier, auxiliaires de vie sociale et aides à domicile, assistantes maternelles et auxiliaires de puériculture, femmes de ménage aussi). Il s’agit d’un document important puisque, sous la forme d’une enquête de terrain dont la finalité parlementaire ne masque rien du réel, il nous confronte à la vie admirable et tenace du prolétariat des premières et secondes lignes qui, durant le confinement, ont montré que la production de soin et d’hygiène est ce qui fait tenir la société. Dans la France des sous-préfectures, des ronds-points et des pavillons où les maux sociaux sont exacerbés (coût du carburant, services publics en berne, chômage, artisanat et petites boutiques bouffées par la concurrence des monopoles installées dans les zones industrielles…), elles sont celles qui font tout pour briser la solitude et la détresse des mis au ban de l’appareil productif : les retraités, les invalides, les malades. Elles sont les gardiennes de la flamme de l’empathie d’une cité qui n’en fait qu’un moyen de manager des équipes en vue d’éviter le burn-out des salariés et d’assurer la rentabilité des groupes. Sans pitié, ni charité ou misérabilisme, elles œuvres pour s’occuper de l’Autre et se trouvent au cœur de l’inversion des valeurs que la bourgeoisie nous impose par son monopole sur le travail. Ce monde où l’actionnaire parasite ne créant que les moyens de sa reproduction vaut plus que le travailleur qui contribue au bien commun.

Elles sont les gardiennes de la flamme de l’empathie d’une cité qui n’en fait qu’un moyen de manager des équipes en vue d’éviter le burn-out des salariés et d’assurer la rentabilité des groupes

Gratifiées de salaires de misère (on entend par là des salaires de 600 à 1100 €) ne prenant pas en compte le temps de travail fractionné des déplacements d’un patient à l’autre, ces travailleuses sont mises sous pression. Une concurrence acharnée entre boîtes du soin se partageant des parts de marché les soumets à des cadences infernales, puisqu’aucune affectation par zone n’est permise du fait d’une organisation anarchique de la répartition du travail sur le territoire. Victimes d’accidents et d’invalidités sévères après des années passées à avoir soulevé des patients plus lourds qu’elles-mêmes, dans le rush d’un timing serré (15 à 30 minutes par patients) pour garantir des prestations à l’acte sans aucun conventionnement (on pourrait imaginer le même que celui lié à l’Assurance Maladie pour les soins déambulatoires et dont les médecins traitant jouissent heureusement, les sortant de la précarité du marché de l’emploi), elles sont pourtant conscientes de leur force et actrices des transformations sociales en cours. 

Ainsi, pour conjurer le désespoir d’un député ne parvenant pas à faire reconnaître la pénibilité de ces métiers (il ne gagnera que sur un mot à l’issu d’un vote : dignité), encore moins à augmenter les salaires de ces femmes dans une Assemblée nationale peuplée de rentiers, de spéculateurs, d’héritiers et de multi-propriétaires, le documentaire finit sur l’exercice fantasmé (et prémonitoire) de l’usage d’un parlement alternatif (peut-être pensé par le cinéaste derrière la caméra, Gilles Perret, ayant également travaillé sur La Sociale ou J’veux du Soleil) : celui du prolétariat des coulisses géographiques de la France et des couloirs des grandes officines du pouvoir bourgeois (les femmes de ménage du parlement y sont conviées, mais également celles des hôtels). Dans ce havre de souveraineté qui ne donne à Ruffin qu’une place honorifique de figurant, elles légifèrent pour elles, délibèrent pour elles, affirment pour elles, chantent pour elles, mais surtout ensemble. Car c’est ensemble qu’elles parviennent à recouvrer, dans la douleur de leurs témoignages, la dignité perdue. C’est en faisant ensemble qu’elles reprennent confiance en leur parole individuelle. Le mythe du développement personnel est balayé par l’acte de cohésion collectif qu’elles inaugurent à travers une cérémonie cathartique affirmant la puissance de leur parole. Acte initiatique, cérémonie de l’âge du citoyen-producteur responsable où s’expérimente et se met en musique une autonomie de classe malmenée, bafouée, vilipendée, refusée, confisquée. 

Ces travailleuses ont bien le pouvoir de créer du lien par leur travail domestique, dans le lieu – le chez soi dirait Mona Chollet – de cette intimité matérielle qui constitue le socle de nos existences

D’un travail atomisé où elles ne font que se croiser, ces figures presque allégoriques en image cheminent pourtant vers une totalité visible et concrète. Intelligentes, indépendantes et déterminées, mais poussées à la reconversion par la vie épuisante et sans reconnaissance (les applaudissements aux fenêtres n’y feront rien) que leurs conditions de travail façonnent, elles ont le sens de ce qui devrait fonder le Contrat Social. Celui qui rend possible la souveraineté populaire et que l’on souhaite à nos semblables. Le titre de l’article aurait très bien pu être « Les femmes debout qui font la France déjà-là ». Un déjà-là de la contribution collective désintéressée qu’il nous faut constater au quotidien et accueillir dans ses surgissements ; un déjà-là comme processus esquissant une nouvelle architecture sociale à déployer sur tout le territoire. Un déjà-là, aussi, capable d’unir les femmes et les hommes avant tout divisés par la division du travail capitaliste ne reconnaissant que ce qui profite au capital, et ses représentations psychiques. Ces travailleuses ont bien le pouvoir de créer du lien par leur travail domestique, dans le lieu – le chez soi dirait Mona Chollet – de cette intimité matérielle qui constitue le socle de nos existences.

Finalement, ce qu’elles posent dans ce dispositif d’une Assemblée Gilet Jaune augmentée (elles en sont l’armée de réserve), c’est la question du contrôle de la production (la production de soin et d’hygiène ici) et de la responsabilité sur le travail.

Oui, les travailleuses sont en capacité de décider pour elles des fins et des moyens pour mener à bien leur activité ; pour bien faire leur travail sans qu’aucune subordination ne vienne les contraindre à l’arbitraire de la rentabilité ! Le cœur de la lutte de classe est le pouvoir sur le travail dans l’entreprise, et si on peut déplorer les ratonnades parlementaires subies par Ruffin, on ne peut que se réjouir qu’une telle réalité, celle du formalisme juridique creux, nous soit (dé)montrée au cinéma. Si nous devons tirer une leçon de ce film, c’est que seule l’autonomie de notre classe à diriger des affaires pourra convaincre, par la contrainte instituante de nos institutions, ces gens qui assassinent avec leurs armes : les lois au profit du marché concurrentiel des monopoles.

Oui, les travailleuses sont en capacité de décider pour elles des fins et des moyens pour mener à bien leur activité

L’ouvrage qui fait l’objet de la note qui suit s’inscrit dans la continuité de cette archive sonore et visuelle s’intéressant plus aux conditions matérielles d’existence des femmes qui tiennent la campagne, qu’au nécessaire et cependant insuffisant travail institutionnel d’un député à la fois obstiné et terriblement isolé au sein même de son propre camp. Malade d’une Assemblée nationale ne retranscrivant dans ces lois aucune des aspirations populaires dont elle se targue pourtant d’être la caisse de résonance, le député ne trouvera de quoi se soigner de la sécession (et cécité) de la plupart de ses collègues qu’auprès de ces femmes tenant loin d’elles deux maladies de notre temps : l’opportunisme et le volontarisme abstrait.

La rédaction

Ces femmes qui tiennent la campagne 

Note de lecture de l’ouvrage de Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, La Dispute, 2022. 

Des services publics déliquescents, une population vieillissante, des emplois rares et peu rémunérateurs… La campagne se mourrait-elle ? Contre cette peinture peu enthousiasmante, il faut lire l’ouvrage de Sophie Orange et Fanny Renard : Des femmes qui tiennent la campagne (La Dispute). 

Sociologues toutes deux, elles sont allées à la rencontre de jeunes femmes qui font leurs vies dans des espaces ruraux. Loin des discours misérabilistes dans lesquels vivre en ces lieux serait une punition, leur étude nous montre des femmes dynamiques, débrouillardes, volontaires avec une forte capacité d’adaptation à un environnement compliqué ; des femmes qui ne se rêvent pas en mères au foyer mais en femmes indépendantes.

Ces femmes font leur propre histoire mais elles ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par elles, mais dans des conditions directement données et héritées du passé

Paraphrasons un vieux barbu du XIXe siècle : ces femmes font leur propre histoire mais elles ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par elles, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. Ainsi, leur implication dans les métiers du care, du service à la personne, ne doit rien à leur « nature féminine éternelle » mais tout à leur socialisation. En tant que filles, elles ont été habituées à s’occuper des frères, des anciens, à prêter la main à leurs mères pour les tâches ménagères. En tant qu’étudiantes, elles ont dû composer avec une offre de formation bien moins conséquente et variée qu’en ville, et dans laquelle le care est très présent, et pour cause : dans ces espaces ruraux où le travail est rare et les personnes âgées nombreuses, embrasser une carrière dans la santé et le social offre l’assurance de trouver un emploi, tant les besoins sont conséquents.

Se joue alors un jeu subtil entre ces jeunes femmes, en recherche d’un emploi leur assurant une certaine indépendance économique, et certains employeurs, publics comme privés, désireux de s’attacher de façon pérenne une main-d’œuvre, souvent plus qualifiée que l’emploi proposé ne l’exige ; mais pas facile d’offrir des perspectives quand on n’a à proposer que des contrats courts et des missions d’intérim, des rémunérations faibles, des temps de travail fractionnés auxquels s’ajoutent les trajets pour s’y rendre, donc la nécessité de disposer d’un véhicule personnel en bon état. Une autre dimension entre en ligne de compte pour celles qui aspirent à mettre un pied dans la fonction publique locale, via des contrats courts : la réputation. Être connue et faire partie d’une vieille famille, « sans histoire » et insérée dans la vie communale depuis longtemps, sont des avantages : « Les recrutements semblent parfois s’appuyer plus fortement sur l’interconnaissance et la réputation que sur des qualifications strictement scolaires ». Pour échapper à cela, certaines font le choix de l’indépendance. Comme le soulignent les autrices, il est plus facile de trouver un salon de coiffure ou une esthéticienne qu’une boulangerie-pâtisserie ou un charcutier dans les bourgs ruraux.

Elles tiennent autant la campagne que la campagne les tient. Mais jusqu’à quand ces « premières de corvée », qui n’ont pas de structures collectives à portée de main pour se défendre, accepteront de le faire sans grande reconnaissance ?

Si les femmes tiennent la campagne, c’est qu’on les retrouve à des endroits stratégiques. Les autrices ne parlent pas seulement de leur présence comme ATSEM à l’école (les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles), comme aide-soignante en EHPAD ou patronnes/auto-entrepreneuses dans ces commerces où les potins circulent autant que les tickets de caisse, mais aussi de leur présence dans le maillage associatif, sportif comme culturel, qui font la vie de village : « Si elles tiennent la campagne autant qu’elles tiennent à la campagne, c’est que des institutions locales comme l’école, les missions locales, les entreprises ou encore les collectivités territoriales n’ont pas intérêt à ce qu’elles la quittent ». Elles tiennent autant la campagne que la campagne les tient. Mais jusqu’à quand ces « premières de corvée », qui n’ont pas de structures collectives à portée de main pour se défendre, accepteront de le faire sans grande reconnaissance ? Telle est la question.

Patsy