De Debout les Femmes à Ces femmes qui tiennent la campagne, les travailleuses du lien comme avant-garde de la volonté collective
Le film Debout les Femmes de François Ruffin (2020) nous avait mis en vrac : nous sommes sortis de la séance pris d’émotions contradictoires. Entre stupéfaction et colère face à la violence d’un quotidien laborieux outragé, entre crainte et fierté d’appartenir au même camp social que ces guerrières de l’utilité sociale, nous avons été pris dans la chaleur d’un rapport particulier au temps et à l’espace. Sans doute qu’il est rare de voir s’ajuster des images aussi simples aux aspérités d’une réalité sociale aussi méconnue.
Le documentaire retrace le courageux mais désespérant travail parlementaire du député insoumis pour améliorer les conditions de faisabilité des métiers de ces travailleuses du lien (aides soignantes et agents de service hospitalier, auxiliaires de vie sociale et aides à domicile, assistantes maternelles et auxiliaires de puériculture, femmes de ménage aussi). Il s’agit d’un document important puisque, sous la forme d’une enquête de terrain dont la finalité parlementaire ne masque rien du réel, il nous confronte à la vie admirable et tenace du prolétariat des premières et secondes lignes qui, durant le confinement, ont montré que la production de soin et d’hygiène est ce qui fait tenir la société. Dans la France des sous-préfectures, des ronds-points et des pavillons où les maux sociaux sont exacerbés (coût du carburant, services publics en berne, chômage, artisanat et petites boutiques bouffées par la concurrence des monopoles installées dans les zones industrielles…), elles sont celles qui font tout pour briser la solitude et la détresse des mis au ban de l’appareil productif : les retraités, les invalides, les malades. Elles sont les gardiennes de la flamme de l’empathie d’une cité qui n’en fait qu’un moyen de manager des équipes en vue d’éviter le burn-out des salariés et d’assurer la rentabilité des groupes. Sans pitié, ni charité ou misérabilisme, elles œuvres pour s’occuper de l’Autre et se trouvent au cœur de l’inversion des valeurs que la bourgeoisie nous impose par son monopole sur le travail. Ce monde où l’actionnaire parasite ne créant que les moyens de sa reproduction vaut plus que le travailleur qui contribue au bien commun.
Elles sont les gardiennes de la flamme de l’empathie d’une cité qui n’en fait qu’un moyen de manager des équipes en vue d’éviter le burn-out des salariés et d’assurer la rentabilité des groupes
Gratifiées de salaires de misère (on entend par là des salaires de 600 à 1100 €) ne prenant pas en compte le temps de travail fractionné des déplacements d’un patient à l’autre, ces travailleuses sont mises sous pression. Une concurrence acharnée entre boîtes du soin se partageant des parts de marché les soumets à des cadences infernales, puisqu’aucune affectation par zone n’est permise du fait d’une organisation anarchique de la répartition du travail sur le territoire. Victimes d’accidents et d’invalidités sévères après des années passées à avoir soulevé des patients plus lourds qu’elles-mêmes, dans le rush d’un timing serré (15 à 30 minutes par patients) pour garantir des prestations à l’acte sans aucun conventionnement (on pourrait imaginer le même que celui lié à l’Assurance Maladie pour les soins déambulatoires et dont les médecins traitant jouissent heureusement, les sortant de la précarité du marché de l’emploi), elles sont pourtant conscientes de leur force et actrices des transformations sociales en cours.
Ainsi, pour conjurer le désespoir d’un député ne parvenant pas à faire reconnaître la pénibilité de ces métiers (il ne gagnera que sur un mot à l’issu d’un vote : dignité), encore moins à augmenter les salaires de ces femmes dans une Assemblée nationale peuplée de rentiers, de spéculateurs, d’héritiers et de multi-propriétaires, le documentaire finit sur l’exercice fantasmé (et prémonitoire) de l’usage d’un parlement alternatif (peut-être pensé par le cinéaste derrière la caméra, Gilles Perret, ayant également travaillé sur La Sociale ou J’veux du Soleil) : celui du prolétariat des coulisses géographiques de la France et des couloirs des grandes officines du pouvoir bourgeois (les femmes de ménage du parlement y sont conviées, mais également celles des hôtels). Dans ce havre de souveraineté qui ne donne à Ruffin qu’une place honorifique de figurant, elles légifèrent pour elles, délibèrent pour elles, affirment pour elles, chantent pour elles, mais surtout ensemble. Car c’est ensemble qu’elles parviennent à recouvrer, dans la douleur de leurs témoignages, la dignité perdue. C’est en faisant ensemble qu’elles reprennent confiance en leur parole individuelle. Le mythe du développement personnel est balayé par l’acte de cohésion collectif qu’elles inaugurent à travers une cérémonie cathartique affirmant la puissance de leur parole. Acte initiatique, cérémonie de l’âge du citoyen-producteur responsable où s’expérimente et se met en musique une autonomie de classe malmenée, bafouée, vilipendée, refusée, confisquée.
Ces travailleuses ont bien le pouvoir de créer du lien par leur travail domestique, dans le lieu – le chez soi dirait Mona Chollet – de cette intimité matérielle qui constitue le socle de nos existences
D’un travail atomisé où elles ne font que se croiser, ces figures presque allégoriques en image cheminent pourtant vers une totalité visible et concrète. Intelligentes, indépendantes et déterminées, mais poussées à la reconversion par la vie épuisante et sans reconnaissance (les applaudissements aux fenêtres n’y feront rien) que leurs conditions de travail façonnent, elles ont le sens de ce qui devrait fonder le Contrat Social. Celui qui rend possible la souveraineté populaire et que l’on souhaite à nos semblables. Le titre de l’article aurait très bien pu être « Les femmes debout qui font la France déjà-là ». Un déjà-là de la contribution collective désintéressée qu’il nous faut constater au quotidien et accueillir dans ses surgissements ; un déjà-là comme processus esquissant une nouvelle architecture sociale à déployer sur tout le territoire. Un déjà-là, aussi, capable d’unir les femmes et les hommes avant tout divisés par la division du travail capitaliste ne reconnaissant que ce qui profite au capital, et ses représentations psychiques. Ces travailleuses ont bien le pouvoir de créer du lien par leur travail domestique, dans le lieu – le chez soi dirait Mona Chollet – de cette intimité matérielle qui constitue le socle de nos existences.
Finalement, ce qu’elles posent dans ce dispositif d’une Assemblée Gilet Jaune augmentée (elles en sont l’armée de réserve), c’est la question du contrôle de la production (la production de soin et d’hygiène ici) et de la responsabilité sur le travail.
Oui, les travailleuses sont en capacité de décider pour elles des fins et des moyens pour mener à bien leur activité ; pour bien faire leur travail sans qu’aucune subordination ne vienne les contraindre à l’arbitraire de la rentabilité ! Le cœur de la lutte de classe est le pouvoir sur le travail dans l’entreprise, et si on peut déplorer les ratonnades parlementaires subies par Ruffin, on ne peut que se réjouir qu’une telle réalité, celle du formalisme juridique creux, nous soit (dé)montrée au cinéma. Si nous devons tirer une leçon de ce film, c’est que seule l’autonomie de notre classe à diriger des affaires pourra convaincre, par la contrainte instituante de nos institutions, ces gens qui assassinent avec leurs armes : les lois au profit du marché concurrentiel des monopoles.
Oui, les travailleuses sont en capacité de décider pour elles des fins et des moyens pour mener à bien leur activité
L’ouvrage qui fait l’objet de la note qui suit s’inscrit dans la continuité de cette archive sonore et visuelle s’intéressant plus aux conditions matérielles d’existence des femmes qui tiennent la campagne, qu’au nécessaire et cependant insuffisant travail institutionnel d’un député à la fois obstiné et terriblement isolé au sein même de son propre camp. Malade d’une Assemblée nationale ne retranscrivant dans ces lois aucune des aspirations populaires dont elle se targue pourtant d’être la caisse de résonance, le député ne trouvera de quoi se soigner de la sécession (et cécité) de la plupart de ses collègues qu’auprès de ces femmes tenant loin d’elles deux maladies de notre temps : l’opportunisme et le volontarisme abstrait.
La rédaction
Ces femmes qui tiennent la campagne
Note de lecture de l’ouvrage de Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, La Dispute, 2022.
Des services publics déliquescents, une population vieillissante, des emplois rares et peu rémunérateurs… La campagne se mourrait-elle ? Contre cette peinture peu enthousiasmante, il faut lire l’ouvrage de Sophie Orange et Fanny Renard : Des femmes qui tiennent la campagne (La Dispute).
Sociologues toutes deux, elles sont allées à la rencontre de jeunes femmes qui font leurs vies dans des espaces ruraux. Loin des discours misérabilistes dans lesquels vivre en ces lieux serait une punition, leur étude nous montre des femmes dynamiques, débrouillardes, volontaires avec une forte capacité d’adaptation à un environnement compliqué ; des femmes qui ne se rêvent pas en mères au foyer mais en femmes indépendantes.
Ces femmes font leur propre histoire mais elles ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par elles, mais dans des conditions directement données et héritées du passé
Paraphrasons un vieux barbu du XIXe siècle : ces femmes font leur propre histoire mais elles ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par elles, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. Ainsi, leur implication dans les métiers du care, du service à la personne, ne doit rien à leur « nature féminine éternelle » mais tout à leur socialisation. En tant que filles, elles ont été habituées à s’occuper des frères, des anciens, à prêter la main à leurs mères pour les tâches ménagères. En tant qu’étudiantes, elles ont dû composer avec une offre de formation bien moins conséquente et variée qu’en ville, et dans laquelle le care est très présent, et pour cause : dans ces espaces ruraux où le travail est rare et les personnes âgées nombreuses, embrasser une carrière dans la santé et le social offre l’assurance de trouver un emploi, tant les besoins sont conséquents.
Se joue alors un jeu subtil entre ces jeunes femmes, en recherche d’un emploi leur assurant une certaine indépendance économique, et certains employeurs, publics comme privés, désireux de s’attacher de façon pérenne une main-d’œuvre, souvent plus qualifiée que l’emploi proposé ne l’exige ; mais pas facile d’offrir des perspectives quand on n’a à proposer que des contrats courts et des missions d’intérim, des rémunérations faibles, des temps de travail fractionnés auxquels s’ajoutent les trajets pour s’y rendre, donc la nécessité de disposer d’un véhicule personnel en bon état. Une autre dimension entre en ligne de compte pour celles qui aspirent à mettre un pied dans la fonction publique locale, via des contrats courts : la réputation. Être connue et faire partie d’une vieille famille, « sans histoire » et insérée dans la vie communale depuis longtemps, sont des avantages : « Les recrutements semblent parfois s’appuyer plus fortement sur l’interconnaissance et la réputation que sur des qualifications strictement scolaires ». Pour échapper à cela, certaines font le choix de l’indépendance. Comme le soulignent les autrices, il est plus facile de trouver un salon de coiffure ou une esthéticienne qu’une boulangerie-pâtisserie ou un charcutier dans les bourgs ruraux.
Elles tiennent autant la campagne que la campagne les tient. Mais jusqu’à quand ces « premières de corvée », qui n’ont pas de structures collectives à portée de main pour se défendre, accepteront de le faire sans grande reconnaissance ?
Si les femmes tiennent la campagne, c’est qu’on les retrouve à des endroits stratégiques. Les autrices ne parlent pas seulement de leur présence comme ATSEM à l’école (les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles), comme aide-soignante en EHPAD ou patronnes/auto-entrepreneuses dans ces commerces où les potins circulent autant que les tickets de caisse, mais aussi de leur présence dans le maillage associatif, sportif comme culturel, qui font la vie de village : « Si elles tiennent la campagne autant qu’elles tiennent à la campagne, c’est que des institutions locales comme l’école, les missions locales, les entreprises ou encore les collectivités territoriales n’ont pas intérêt à ce qu’elles la quittent ». Elles tiennent autant la campagne que la campagne les tient. Mais jusqu’à quand ces « premières de corvée », qui n’ont pas de structures collectives à portée de main pour se défendre, accepteront de le faire sans grande reconnaissance ? Telle est la question.
Patsy