La Bataille de la Sécu, l’histoire d’un pouvoir autonome et collectif à prolonger
On peut considérer l’État comme l’ensemble des fonctions collectives nécessaires à la cohésion de la cité et inscrites dans un cadre institutionnel dont les lois sont le reflet de la volonté de la classe au pouvoir. En ce sens, il y a toujours un État, mais sa nature dépend de ses modalités de délibération, de sa nature sociale et des intérêts l’occupant. Il n’y a donc pas de neutralité étatique. Sa fonction n’est pas d’arbitrer, en bon juge garant de l’égalité et de la justice, mais bien de légitimer et de perpétuer les intérêts de la classe possédant les moyens de production.
La période de crise organique des institutions (qui n’arrivent plus à fédérer) et du mode de production que nous vivons, le dévoile dans toute sa cruauté : l’État actuel est au service des monopoles. Nous sommes dans ce que l’on nomme la phase du capitalisme monopoliste d’État. C’est-à-dire que ce dernier n’a pas le choix d’appliquer une politique volontariste ouvertement en faveur de la bourgeoisie supranationale pour juguler la crise du taux de profit. Car si l’augmentation des profits ne cesse de creuser les écarts de niveau de vie, le taux de profit d’un cycle de valorisation du capital à un autre a tendance à baisser. Or, il faut le maintenir pour ne pas voir s’effondrer la logique même du système : l’accumulation exponentielle. Les monopoles naissent de cette contradiction qu’un marché concurrentiel mute en un espace dominé par des géants. En raison du développement des forces productives (savoirs techniques et scientifiques, machines, systèmes, outils, ensemble des individus, …), accentuant mécaniquement la concurrence, l’ultra centralisation des ressources (salariés, machines, matières premières, infrastructures) dans de grandes structures devient en effet vitale. Dans ce processus, l’État sécurise et légitime la constitution de ces blocs centralisateurs.
On pourrait aussi dire, avec Michel Clouscard, que c’est en fait l’appareil d’État (experts économistes, parlementarisme bourgeois, police, armée, espionnage ou définition d’encadrement des droits de propriété du capital et articles constitutionnels de type 49.3) qui se tourne contre l’État, à savoir la volonté générale ayant réussi à se matérialiser par la subversion de pans entiers de l’appareil d’État. La Sécurité sociale est au départ, dès 1890, une création patronale utilisée pour diviser les travailleurs usine par usine, branche par branche, et éviter les hausses de salaire (notamment par les allocations familiales). Il a fallu attendre 1946 pour que les plus de 1000 caisses de cotisation (aux 70 000 employés) soient unifiées, avec un taux de cotisation unique et une gestion aux trois quarts par les représentants syndicaux.
En retour, l’appareil d’État va également chercher à détourner le droit et la loi pour réduire cet État de l’intérêt collectif en partie contrôlé par les intéressés. C’est-à-dire que l’appareil d’État est la structure qui garantit le respect du droit de propriété privée que la bourgeoisie monopoliste détient sur les moyens de production. Son rôle est de ménager une place au marché lucratif (dans le soin : cliniques privées, complémentaires, industrie pharmaceutique) pour affaiblir la production publique. Il se comporte donc comme une administration parallèle des grands groupes en s’occupant d’une part croissante du cycle de valorisation du capital (il subventionne les monopoles par ses plus de 2000 aides, il assure leurs débouchés par de la commande publique ou les exonère des cotisations et des impôts).
Les secteurs « capitalistes ne doivent leur bonne santé qu’à la bienveillance de l’État social, lequel préfère souvent la production capitaliste coûteuse et inégalitaire à la production publique peu chère et égalitaire » (Nicolas Da Silva, La Bataille de la Sécu, 2022, p. 30). C’est à l’intensification de cette tension fondamentale, réelle depuis 1789, que nous assistons depuis les années 1980. Au lieu d’élargir nos libertés grâce à de grandes institutions émancipatrices, les gouvernements successifs ont pris pour cible nos acquis sociaux, soit tout ce que le mouvement ouvrier a soustrait à la classe possédante (libertés publiques, droits du travail, éducation gratuite, etc.), afin de nous faire quitter l’état civil. Le résultat est de plonger les individus dans un état de nature basé sur la force, la contrainte, la soumission. La société devient alors l’arène d’une mise en concurrence d’agences et de structures constituant un appareil antagoniste à l’État comme reflet de l’intérêt général.
L’État social est ainsi une modalité de l’appareil l’État en tant que stratégie de pacification et de contrôle de la société. Il s’enracine dans « la préparation, la conduite et les conséquences » des grandes guerres mondiales du XXe s. qu’il prépare, dévoilant le lien objectif entre « la centralisation politico-militaire d’un appareil d’État en guerre et la concentration économique, la concurrence (…) et la guerre de conquête ». Ces guerres totales que Nicolas Da Silva dépeint dans son ouvrage La Bataille de la Sécu. Celles-ci vont forcer l’État à investir massivement dans la protection sociale pour à la fois galvaniser et maintenir un ordre social fragilisé, qui craint son débordement par des classes laborieuses très tôt auto-organisées dans des sociétés de secours mutualistes. En outre, cette dynamique va préparer l’avènement du Capitalisme de la séduction, accompagné de sa consommation mondaine qui se caractérise par le règne de la petite démarcation individuelle.
L’État social est plus ou moins affirmé en fonction de la période, mais soutient toujours la logique inverse aux institutions de l’embryon d’État du mouvement ouvrier (ou la Sociale). Puisque ce dernier porte la nécessité de l’accomplissement d’une responsabilité des producteurs sur la production, la bourgeoisie infantilise et déresponsabilise par les morales du mérite et de la charité. En moralisant le travail, elle dépolitise la question et nous réduit à des êtres de besoin. Il faut mériter son salaire (rentabilité utilitariste : “combien tu coûtes, combien tu rapportes”) et être solidaire (au sens de la bienveillance de la subordination) avec les “jeunes” et les “vieux”, les nécessiteux et les malades, avec ceux qui ne produisent soi-disant rien (artistes, fonctionnaires, etc.). En définitive, il faudrait taxer les riches parce que nous avons besoin d’eux, qu’on ne peut pas s’en sortir sans eux et qu’il en faut bien. Une manière détournée de tisser un lien de dépendance et de légitimer l’exploitation ! Ces deux morales du pauvre à aider et du pauvre méritant se répandent depuis 40 ans dans les institutions publiques forgées après guerre. Et nous les avons intériorisées.
Dans ce processus historique, le Régime général de sécurité sociale de 1946 propose donc une autre manière de reconnaître la valeur, sur le modèle du statut de la fonction publique qui attache un salaire à la personne (un grade). Le salaire de ceux dont, d’ordinaire, on dit qu’ils coûtent (professeurs, soignants, etc.), va être intégré au PIB. Leur production de richesse est dès lors reconnue et exprimée par leur salaire. Un salaire qui sort le travailleur du marché de l’emploi, de l’endettement et de la subordination – qui contraint à valoriser le capital d’un propriétaire lucratif – à l’image de la pension de retraite ou des allocations chômage.
Cela pose deux choses :
- D’abord, que nous n’avons besoin que de travail pour produire et que, de fait, le salaire ne doit pas arriver en bout de course mais être un préalable à la production. La seule avance nécessaire c’est le salaire.
- Ensuite, que tout ça est une question de définition. Ce qui pose le problème de la délibération collective en vue de la maîtrise des outils de travail. Libérer le travail c’est commencer par libérer les travailleurs de leur sentiment d’indignité.
C’est justement cette auto-organisation, ce privé du pouvoir collectif rendant inepte l’opposition public-privé, que l’appareil d’État tente d’étouffer par sa logique de charité sociale. Elle peut d’ailleurs être résumée ainsi : la mise sous tutelle des individus pour qu’ils ne remettent jamais en cause l’ordre établi. Ce qui fait peur à la classe dirigeante, c’est un scénario qui fait son chemin : que les gens se rendent compte que la solution ne se situe pas dans l’augmentation des dotations d’État aux services publics par exemple, mais dans la souveraineté populaire sur le travail. Si elle n’est pas au rendez-vous, les infrastructures sociales auront beau avoir les moyens, les hiérarchies les peuplant ne travailleront toujours pas à les orienter vers l’émancipation et le bien commun. La perspective à construire est celle qui consiste à passer toutes les productions sur le mode de la Sécurité sociale (la Sociale) qui libère les travailleurs de la dette et de la subordination.
Par l’exemple de l’évolution du système de santé français ayant pris essor dans les années 1960 grâce à la socialisation de la valeur, l’ouvrage, dont la note de lecture qui suit est le sujet, permet de comprendre comment l’autonomie des classes laborieuses s’est construite face à l’État social. Avec l’augmentation du taux de cotisation santé (de 8% à 16%) se déployant en salaires, les soignants ont pu affirmer concrètement qu’il n’y a pas de dépense de santé mais bien production de soin. L’Assurance maladie a ainsi pu se passer du crédit des marchés (et déboulonner par là le mythe de l’investissement nécessaire), tout en sortant de la précarité les médecins libéraux par le conventionnement. Les conquêtes sociales, du statut de fonctionnaire au Régime général, sont bien l’inscription dans le réel de la volonté collective visant à reconnaître la légitimité de l’individu à être responsable sur la production. Une volonté qui cherche donc ses voies pour faire État autrement et qui s’inscrit dans le cycle révolutionnaire ouvert en 1789.
« Dans toute situation historique concrète, s’entrecroisent les éléments appartenant au passé et à l‘avenir : les deux chemins se confondent ». Autrement dit, cette épopée à prolonger nous rappelle que toute révolution institue un monde nouveau au cœur des contradictions de la formation sociale existante.
La rédaction
Note de lecture de l’ouvrage de Nicolas Da Silva, La Bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.
À bas l’État social ! Tel aurait pu être le titre du livre de Nicolas Da Silva. Mais cet économiste a préféré une accroche moins provocatrice. La Bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, publié par La Fabrique est un livre passionnant qui nous offre une « histoire de la production de soin de santé en France depuis la Révolution française » ; une histoire qui pourrait se résumer par l’affrontement de deux logiques antagoniques : l’État social d’un côté et ce qu’il appelle la Sociale de l’autre. Tout cela mérite explication…
Longtemps, le pouvoir ne s’est guère préoccupé de l’état sanitaire des gueux. C’est le temps de la bienfaisance et de la charité toute chrétienne, où les hôpitaux sont davantage des mouroirs où l’on stocke malades et indigents que des lieux de soin véritables. La Révolution française ne remet pas fondamentalement en question la situation. Ne reconnaissant que des individus libres et autonomes, il revient à chacun de se prendre en charge, de se prémunir contre les aléas de la vie qui se nomment maladie, vieillesse et chômage ; trois fléaux qui sont telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’une population laborieuse à qui l’on interdit de défendre collectivement ses intérêts.
Qu’importe, au XIXe siècle, la classe ouvrière naissante crée ça et là des sociétés de secours mutuels, autrement dit des mutuelles qui se chargent de collecter des ressources et de les distribuer à leurs adhérents. Cette dynamique d’auto-organisation populaire, c’est ce que l’auteur appelle « La Sociale » ; une dynamique que le pouvoir combat… avant de la récupérer : d’ « institution d’émancipation dirigée contre le capital et l’État », la mutuelle devient une « institution de gestion de la souffrance créée par le capitalisme industriel », gérée par des militants, issus du monde ouvrier, mais de ses franges les moins radicales.
Le grand basculement s’opère avec la Première Guerre mondiale. Certes, les décennies précédentes, certains s’alarmaient de l’état de santé précaire des jeunes ouvriers dont on allait faire des soldats, mais c’est la guerre qui pousse véritablement l’État à se faire « État social », autrement dit à prendre en main le destin sanitaire du peuple du berceau à la mort. Cela passe par l’adoption de grandes lois sociales relatives aux retraites et à la maladie, mais aussi de politiques natalistes, de campagnes de vaccination, de prise en charge des veuves ou des mutilés… L’État doit composer avec les mutuelles, les professionnels de santé ou encore les syndicats dont les approches sont évidemment divergentes. Il compose mais entend bien être le maître du jeu.
La création de la Sécurité sociale à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en est une parfaite illustration. Elle fut le fruit d’un combat très rude entre la CGT qui se bat pour une protection sociale organisée par les travailleurs eux-mêmes et ceux qui s’y opposent : les mutuelles qui ne veulent pas disparaître, le syndicalisme chrétien opposé à l’affiliation à une caisse unique au nom de la liberté individuelle, politiciens et technocrates persuadés que seuls des spécialistes aux ordres d’un pouvoir élu doivent gérer les sommes colossales en jeu. Depuis 60 ans, l’histoire de la Sécurité sociale est donc celle d’une reprise en main graduelle par l’État de la protection sociale, de sa gestion quotidienne comme de la définition des politiques de santé, pour le plus grand bonheur de l’industrie pharmaceutique. Contre ce « capitalisme sanitaire » qui a fait de la santé un business juteux et prouvé son incurie (ce qu’atteste l’état de l’hôpital public aujourd’hui), l’enjeu, pour l’auteur, n’est ainsi pas de défendre la Sécu mais bien plutôt de se la réapproprier et d’« embrasser à nouveau l’idéal de la Sociale ».
Patsy
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