par Francis Pascal, Aux éditions la fosse aux ours (2023)
Emilio Lussu : connais pas ? Pourquoi lire « Un homme contre » ? Pourquoi suivre l’histoire de Giustizia et Libertà créée en 1929 autour d’E. Lussu et de son ami Carlo Rosselli par un groupe d’exilés antifascistes unis «…dans une révolte totale, partagée, morale, idéale, politique et sociale contre le fascisme et tous ceux qui le soutenaient»[1]. Ce livre est une introduction à une histoire récente italienne et européenne où une élite italienne héroïque a bravé la prison, le confinement, l’exil, la torture et la mort violente pour jeter les bases d’une république démocratique laïque et fédérative de régions autonomes.
Si la personnalité d’E. Lussu sort de l’ombre et avec elle une constellation de compagnons d’arme sous l’éclairage de Francis Pascal, un bref rappel chronologique de cette période mouvementée n’est pas inutile pour ne pas se perdre dans les rebondissements et les chevauchements de leurs aventures, car ce livre condense une histoire tumultueuse de l’Italie des années 1926 à 1946.
Petite chronologie pour suivre les combattants à la trace
– En 1926, le royaume d’Italie passe d’une monarchie parlementaire à une monarchie sous dictature fasciste gouvernée par le Président du Conseil : Benito Mussolini. La Maison de Savoie ouvre les portes du parlement à Mussolini le 31 Octobre 1922. En Juin 1924, le député d’opposition Giacomo Matteoti est enlevé puis assassiné, et le 3 Janvier 1925 Mussolini prononce un discours fondateur de la dictature. Les lois fascistissimes sont votées entre 1925 et 1926 tandis. que les derniers députés d’opposition, dont les deux députés sardes Antonio Gramsci et Emilio Lussu, sont arrêtés.
– Préludes à la Seconde Guerre mondiale : la guerre d’Espagne (1937/39) avec la guerre civile et l’intervention des Brigades Internationales, l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, les premières lois raciales dès 1933, la conquête coloniale de l’Éthiopie en 1936, l’annexion de l’Autriche en 1938. Tous ces conflits entraînent d’importants déplacements de population sur tous les continents : l’Europe est particulièrement impactée par les populations juives fuyant l’Allemagne nazie et les réfugiés espagnols après la victoire de Franco. En Italie, c’est l’exil volontaire des opposants au régime de Mussolini
– La Seconde Guerre mondiale : l’Italie après le pacte d’acier en 1939 avec Hitler est emportée dans la tourmente de la guerre. Après une période de victoires avec les conquêtes territoriales allemandes, l’invasion de la Russie à laquelle est associée un important contingent italien (il atteindra 160 000 hommes) va marquer l’arrêt de la progression allemande et la Bataille de Stalingrad annonce la défaite et la fin des régimes de l’Axe. Les armées italiennes rentrent entre avril et mai 1943 après avoir subi de lourdes pertes humaines (plus de 60 000 hommes).
– De 1943 à 1946, la confusion politique s’installe en Italie. Dès le 24 Juillet 1943, Mussolini est mis en minorité par le Grand Conseil Fasciste, le roi le destitue et le fait arrêter. Mais à Rome, le vide créé par la chute du dictateur est accru par les manques de décisions du roi et du maréchal Badoglio. Ce n’est qu’au mois d’octobre 1943 que le gouvernement italien déclare la guerre à l’Allemagne et obtient le statut de co-belligérant auprès des alliés. Hitler quant à lui a donné des ordres pour libérer Mussolini et le mettre à la tête de l’éphémère République de Salo en Septembre 1943. Mussolini est arrêté et exécuté par des Partisans le 28 avril 1945.
– Parallèlement, les maquis de Partisans prennent la relève des combats contre l’armée allemande et se mettent en relation avec les armées alliées qui rentrent à Rome le 5 juin 1944. Dès le 9 novembre 1943, les partis politiques d’opposition, dont le mouvement Giustizia e Libertà, se sont associés dans le Comité de libération National qui domine la vie politique.
Par référendum le 2 juin 1946, l’Italie tourne la page de la monarchie et devient une république.
Des vivants et des morts
Le mouvement Giustizia e Libertà fondé par Emilio Lussu et Carlo Rosselli en 1929, poursuivi dans le Comité de Libération national, représente un creuset où toute une élite d’hommes et de femmes combattent le fascisme et préparent l’avenir politique de l’Italie en débattant avec l’ensemble des formations politiques, dont le parti socialiste et le parti communiste.
Concrètement, les militants Giustizia e Libertà risqueront leur vie, ils partageront la prison, le confinement, l’exil, la résistance, la participation au Conseil national de la Libération et les débuts de la république démocratique italienne. Beaucoup y perdront la vie.
Arrêtons-nous sur quelques personnalités qui ont conduit ce mouvement ou l’ont inspiré.
– Emilio Lussu, la figure de proue du mouvement : héros de la Première Guerre mondiale, il a écrit le remarquable Un anno sull’ Altipiano dont Francesco Rossi tirera le film Les hommes contre. Il s’oppose à Mussolini dès son accession au pouvoir. Arrêté et déporté aux îles Lipari, il s’en évade et inflige ainsi un camouflet terrible au fasciste en chef. Il reprend immédiatement le combat et depuis Marseille ou Barcelone, il organisera des exfiltrations de militants antifascistes ou la mise à l’abri des personnes vulnérables du fait de leur identité, de leur race, de leur religion… À ses qualités guerrières il ajoute la capacité d’organisation de la résistance, et une pensée politique cohérente mise au débat de façon permanente.
– Joyce Lussu, Issue d’une famille d’aristocrate de Florence, elle obtient un diplôme de littérature à la Sorbonne et un autre philologie à Lisbonne avant la guerre. Combattante aussi irréductible que son époux, accompagnera ce dernier dans toutes ses années de résistance et mènera des actions très risquées, comme la traversée de l’Italie du Sud pour prendre contact avec les Alliés en Sicile en septembre 1943. Elle entame sa carrière littéraire en 1939 avec Liriche. In Fronti e frontiere, où elle raconte son combat dans le mouvement antifasciste.
– Antonio Gramsci, sarde comme Emilio, tous deux députés de Sardaigne, sont liés par une solide amitié même si Gramsci devient communiste alors que Lussu ne partagera jamais les analyses marxistes. Quand Gramsci est emprisonné, Lussu voudra le faire évader, mais se heurtera aux conditions concrètes de l’emprisonnement d’un détenu sous haute surveillance. Les conditions inhumaines de la détention de Gramsci ne permettront pas la prise en charge d’une tuberculose osseuse évolutive, mais rien ne l’empêchera d’écrire ses « Cahiers de prisons » dans lesquels il réfléchit à un communisme parlementaire avec ses conséquences sociales et culturelles. Peu d’hommes ont autant influencé – et influencent toujours – la pensée politique, sociale et culturelle de l’Italie.
– Carlo Rosselli, universitaire d’origine juive, a partagé avec E. Lussu la détention aux îles Lipari dont ils s’évaderont ensemble. Ensemble ils fondent Giustizia e Libertà, ensemble ils se retrouvent sur le front en Espagne pour les Brigades Internationales. La Brigade Garibaldi conduite par Carlo Rosselli infligera une défaite cuisante à la légion italienne de Mussolini, ce dernier se vengera en commanditant l’assassinat de Carlo et de son frère Nello en France à Bagnoles-de-l’Orne le 9 juin 1937 par des fascistes français. Notons qu’Emilio Lussu partagera les analyses critiques de Simone Weil, qu’il rencontre à Marseille, sur les Brigades internationales : manque de discipline, exécutions sommaires des communistes staliniens des membres du P.O.U.M[2] ou des anarchistes…
– Carlo Levi, médecin, écrivain et peintre, sera de tous les combats antifascistes, du mouvement Giustizia e Libertà aux maquis de l’Italie du Nord. Confiné dans un petit village de Lucanie de 1935 à 1936, il rédige un documentaire remarquable sur la paysannerie misérable de cette région, Le Christ s’est arrêté à Eboli, devenu une œuvre de référence de la littérature italienne. Il sera très marqué par son expérience de médecin en proximité avec cette population, sensible à leur désespoir et à leur sentiment d’abandon des pouvoirs politiques. Il en fera le point de départ de ses analyses sur la Question Méridionale. Après sa mort il sera inhumé selon ses volontés dans ce même village où il fut exilé.
La Pensée politique d’Emilio Lussu
Elle s’inscrit dans le contexte évolutif d’une Italie qui de monarchie parlementaire va connaître la dictature, faire alliance avec l’Allemagne nazie puis, dans une volte-face radicale, devenir co-belligérante aux côtés des Alliés avant de proclamer la République.
Dans ces conditions mouvementées, les débats politiques entre les partis concernent le maintien ou non de la monarchie, la constitution d’une république italienne, les questions économiques avec la possible évolution vers un régime communiste : plusieurs villes ont organisé des Conseils ouvriers, et ont posé la Question Méridionale, c’est-à-dire le problème de la paysannerie pauvre liée au maintien de la grande propriété.
La pensée d’Emilio Lussu a rayonné à partir de Giustizia e Libertà et a participé à tous les débats concernant le futur de l’Italie. Homme profondément démocrate mais aussi bienveillant, ses amitiés ont dépassé les clivages politiques. Né en Sardaigne, il est imprégné de sa culture de berger-chasseur. Parlant le Sarde, il s’enracine dans cette culture mais combat l’indépendance de la Sardaigne sans équivoque, comme « une sous-espèce du nationalisme dont un petit nombre exalte la race sur la tombe des ancêtres et sacrifie la majorité… »[3]. Il propose et défend une république italienne intégrée à l’Europe fédérative de régions disposant d’une large autonomie, avec la reconnaissance de leur culture et de leur langue.
Son rejet de la monarchie est sans équivoque. Il ne pardonnera jamais à la Maison de Savoie son alliance avec le fascisme. Son mouvement Giustizia e Libertà se glisse entre le Parti Socialiste et le Parti Communiste mais lui-même sera perçu par les alliés comme dangereux, révolutionnaire, trop proche des communistes et n’obtiendra qu’une charge de ministre de l’Assistance d’après-guerre. Il siégera comme sénateur jusqu’en 1968.
Une double conclusion
- 1. Les choix politiques
Emilio Lussu et les compagnons survivants de Giustitzia e Libertà se sont-ils reconnus dans les décisions politiques de l’après-guerre ? Hormis l’élimination de la Monarchie et les résultats du référendum de 1946 avec la proclamation de la République, sûrement pas ! Les gouvernements italiens successifs ont dû obtenir l’aval des Alliés et de la Russie de Staline. L’expérience des deux guerres mondiales a convaincu E. Lussu de poursuivre son engagement politique comme sénateur, et il a quand même réussi à obtenir une république fédérale avec des régions autonomes.
- 2. Des acquis et des manques
La liberté retrouvée va permettre le développement culturel de l’Italie, en particulier celui du cinéma, porté par les écrivains et les cinéastes issus de la Résistance. Toutes les problématiques sociales que va connaître le pays vont abondement être traitées, dont la question méridionale restée en suspens, avec le sort de la paysannerie du Sud confrontée à une transition urbaine, mais aussi l’ombre de la Mafia qui s’intensifiera avec son cortège d’assassinats et de corruptions.
À l’heure où l’Europe connaît à nouveau la guerre sur son sol et doit affronter des choix politiques majeurs, ce livre nous rappelle à quel point l’engagement de groupes de femmes et d’hommes dans la défense des libertés est déterminant. Mais aussi déterminantes sont les conséquences d’évitements majeurs dans l’après-guerre d’un tribunal pour les crimes staliniens, d’un tribunal pour les crimes fascistes de la dictature de Mussolini. Ces manques se traduiront aussi bien pour l’Italie que la France, par une empreinte des partis communistes sous obédience stalinienne et par l’engouement des jeunes générations pour les idéologies totalitaires.
Christiane Giraud-Barra (de Garrigues et Sentiers)
Notes :
Ping :Note de lecture : Carlo Levi et le Mezzorgiono – Notre Condition